Michel Lévy frères (p. 51-57).
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VII


Paris, 27 octobre 1866.


Chère et aimable Présidente,


Me voici de retour à Paris depuis deux jours, très-fatigué et très-triste. Toutes les fois que je rentre à Paris, j’y apprends la perte de quelque vieil ami, j’y trouve la pluie et le froid, la solitude, et j’y fais des réflexions très-peu gaies. Madame votre sœur est la dernière personne que j’aie vue à Biarritz. Elle a été très-aimable pour moi et elle me plaît beaucoup. Elle vous ressemble par beaucoup de points, elle est comme vous curieuse et coquette, jalouse de plaire au premier chien coiffé autant qu’au plus bel homme et au plus grand du monde. Elle a de plus tous les genres d’esprit, de beauté et d’humeur qui me charment ; cependant nos atomes crochus ne se conviennent pas. Il lui manque quelque chose que vous avez, que je ne sais pas, que je ne devine pas, mais qui fait que je vous aime. Si Madame votre sœur n’a pas fait ma glorieuse conquête, elle peut s’en consoler, car elle a tourné la tête au Tato, un des bons matadors de notre temps, qui a tué un taureau pour ses beaux yeux, et qui lui a fait cadeau de son gilet tout souillé des traces de ses victoires. C’est assurément un des plus grands triomphes qu’on puisse obtenir en Espagne.

Elle m’a dit quelque chose qui m’a fait beaucoup de plaisir : c’est que vous paraissez déterminée à passer une partie de l’hiver à notre beau soleil de Provence. Pour un secrétaire habitué à vivre à cinq cents lieues de sa présidente, c’est une grande joie de penser qu’il n’en sera plus séparé que par un trajet d’une heure.

Je vous parlais de mort en commençant. Il y a je ne sais combien d’années que j’ai inspiré une passion assez sérieuse à une actrice des Variétés, passion qui a duré deux mois au moins. C’était une personne très-singulière, ayant de la vertu à sa façon, et qui a laissé des souvenirs aux nombreux heureux qu’elle a faits. Je vois qu’elle vient d’être noyée en Amérique dans un naufrage. Avant de partir, elle m’avait écrit pour me demander de l’argent et me disait qu’elle ne m’en demanderait plus, car elle avait l’idée qu’elle ne reviendrait pas. Cette fin étrange m’a attristé et m’a rappelé tous les souvenirs presque oubliés de la vie que je menais quand j’avais vingt ans. Or, il n’y a rien qui me chagrine plus que ces souvenirs-là. Je ne m’endors qu’avec des soupers au café Anglais, et je vois ensuite cette pauvre fille se débattant au milieu des vagues.

Je vais partir pour Cannes dès que je serai un peu défatigué. Je me suis assez bien porté au bord de la mer. J’espère que la Méditerranée me sera non moins douce que l’Océan. Quand vous verra-t-on sur ses bords ? Je vous ai écrit de Biarritz que j’y avais vu la grande-duchesse, ou plutôt revu, et le duc de Leuchtenberg. Tous les deux ont fait ma conquête. La grande-duchesse m’a fait lire une petite drôlerie de ma façon, ma foi, assez gaillarde, et l’a bien prise. Il m’a semblé que c’était Madame votre sœur qui m’avait trahi auprès de Son Altesse impériale.

Nous avons ramené l’empereur en très-bonne santé. Il faisait avec nous de longues courses à pied qui nous mettaient tous sur les dents. En vérité, plus je vois les princes, plus je m’aperçois qu’ils sont faits d’une autre pâte que nous autres simples mortels. Quant à moi, je n’ai aucune disposition au métier, et je m’abstiens absolument de toute prétention à la souveraineté, même à celle de la Grèce ou des principautés moldo-valaques.

Adieu, Madame ; il y a fort à parier que vous n’êtes plus à Czarny-Ostrow, mais vous ne m’avez pas donné d’autre adresse. Je vous souhaite un heureux et prompt voyage et vous prie d’agréer les tendres et respectueux hommages de votre secrétaire.