Lettres à une autre inconnue/VI
VI
Je suis ici depuis trois semaines avec Sa Majesté l’impératrice. Nous avons presque toujours un temps abominable et nous en sommes tous plus ou moins furieux.
Madame votre sœur, qui est ici, me donne de vous la plus mauvaise nouvelle que je pusse recevoir (après celle d’une maladie) : c’est que vous ne viendrez pas en France cet hiver, et que vous comptez le passer à B…, que Dieu confonde ! Elle dit encore que vous vous amusez beaucoup et que vous avez beaucoup de monde chez vous. Je vous fais grâce de toutes les phrases qu’on pourrait tourner poliment sur votre absence, et je vous dirai tout simplement que rien ne pouvait me faire plus de peine. Qui sait à présent si nous nous reverrons jamais ?
Je laisse ce sujet, qui me ferait enrager, pour vous dire deux mots de notre vie. Elle se passe à manger, dormir et un peu se promener. On cause un peu aussi, mais pas trop, ordinairement à bâtons rompus. Bien qu’il n’y ait rien de plus haïssable que les bas bleus, je regrette que nos dames n’en aient pas de teinte légèrement azurée. Si vous ôtez de notre conversation la politique, la littérature et les cancans, car il n’y en a point à Biarritz, vous trouverez sans doute que les sujets de causerie nous font défaut et que nous aurions grand besoin de restaurer notre cour d’amour et de rappeler notre présidente au fauteuil.
Le pauvre Bacciocchi est mort après une cruelle agonie de plusieurs jours. Nous en avons reçu la nouvelle hier par le télégraphe, au moment où l’on était plus gai, ou du moins plus bruyant que de coutume. À ce tapage a succédé un assez long silence, et je crois que chacun se demandait quel serait l’effet produit par l’annonce de sa propre mort dans l’illustre assemblée. Salute à noi ! disent les Italiens en pareille occasion. Je n’ai jamais entendu parler de maladie plus étrange que celle de ce pauvre Bacciocchi. Il ne pouvait tenir en place, et était obligé de marcher toujours, jusqu’à ce qu’enfin il tombât accablé, et alors, quelquefois après vingt-quatre heures, il dormait quelques minutes. C’est le supplice du Juif errant. On dit que les dames en sont en grande partie responsables.
Si vous êtes dans le secret de la Providence, dites-moi, pourquoi a-t-elle donné tant de désirs pour arriver à des résultats aussi abominables ? Cela ressemble beaucoup à une souricière tendue aux cœurs trop sensibles. Ce que j’en dis, n’est pas que je redoute une destinée pareille.
Nous avons ici la grande-duchesse Marie et le grand-duc de Leuchtenberg, qui est un fort beau garçon, totchno molodietz[1], et qui ferait des ravages sur cette plage s’il y avait quelques beautés moins connues que celles que nous possédons. Madame de Talleyrand, dont les cheveux sont devenus blonds, la duchesse de Frias, voilà ce que nous pouvons offrir de plus tentant. Je ne parle pas de Madame Korsakof, en robe jaune avec jaquette noire, bas noirs et bottines à rosettes jaunes, qui conduit un grand chien noir (sans jaune) et un chevalier garde. Elle a toujours une taille charmante, et de dos elle fait beaucoup de conquêtes.
Je pense être à Paris vers la fin du mois, et à Cannes au commencement de novembre. On nous annonce la duchesse Colonna à Nice pour cet hiver, mais je n’y crois pas. Je vais affliger tous les Niçards en leur apportant la fatale nouvelle que Madame votre sœur m’a donnée.
Adieu, chère Présidente ; santé, joie et prospérité. Je ne vous dis pas de vous souvenir de moi ; cela n’en vaut guère la peine. Je respire toujours assez mal, et probablement je ne respirerai plus du tout quand vous reviendrez dans ce pays.
Adieu encore ; je baise vos mains bien tendrement et respectueusement.
- ↑ Vraiment un gaillard.