Michel Lévy frères (p. 25-31).
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IV


Saint-Cloud, 21 juillet.


Chère et aimable Présidente,


Votre lettre me comble de joie, malgré tous les reproches qu’elle m’adresse, reproches moins durs d’ailleurs que ceux de ma propre conscience. La vérité est que j’ai égaré parmi mes papiers votre dernière lettre, qui contenait votre adresse en Allemagne. Si je n’avais un respect absolu pour la vérité, je vous dirais que, l’ayant mise sur mon cœur, elle a été réduite en cendres, mais vous ne me croiriez pas. Mon cœur est à présent dans l’état de mes poumons, c’est-à-dire une mauvaise machine détraquée qui ne sert qu’à faire enrager son propriétaire. À force de souffrir, on devient brute, et on oublie ses amis, ou plutôt on craint de les ennuyer de ses jérémiades. sans fin.

Je suis ici depuis le commencement du mois. L’impératrice a eu la bonté de m’inviter à passer ici le temps des grandes chaleurs et m’a dit que l’air de la campagne me ferait du bien. Je crois en effet que je respire ici un peu moins mal qu’à Paris. Mais j’ai honte d’être si souffreteux et si mélancolique. Je reconnais bien mal l’hospitalité qu’on me donne. Il n’y a ici d’invités, outre votre serviteur, que le second fils du roi d’Égypte, un joli petit Turc de quatorze ou quinze ans, sérieux et prudent déjà comme un Européen de trente ans. Il a avec lui deux officiers français, ses précepteurs, qui lui apprennent je ne sais quoi. Pour la tenue et le tact, il pourrait leur en remontrer. Il ne rit ni ne rougit jamais, ce qui est particulier aux Orientaux. Je ne sais quel sera le résultat de cette éducation turco-française. Je pense qu’il introduira le bal Mabille au Caire, et les élégances des cocodès. Cependant il observe sa religion, ne boit pas de vin et ne mange pas de jambon. L’autre jour, il nous a conté comment le prince son oncle avait invité d’autres princes, dont le père du narrateur, à un petit dîner où il devait leur faire servir de l’arsenic, ce qui troublait fort les princes susdits. Heureusement, le prince son oncle est mort assassiné dans la nuit qui précéda le dîner. Tout cela était raconté très-gentiment, très-simplement, du ton dont vous diriez que vous n’avez pu aller au bal à cause d’une indisposition.

La difficulté pour l’affaire de M… est celle-ci. Le ministre de l’instruction publique m’est absolument inconnu, et cette ignorance est partagée par la grande majorité des Français. En second lieu, il faut l’accord entre lui et le ministre des affaires étrangères, et, je crois, le concours de l’ambassadeur de Russie ; au moins il est d’usage de lui demander s’il n’a pas d’objection. Enfin, on dit que le ministre actuel a si peu de vie, qu’il ne durera pas jusqu’au 15 août, et que, aussitôt après que le Sénat aura fait les modifications demandées à la Constitution, un autre ministère plus durable sera nommé. Quant à m’adresser directement à mon hôtesse, je vous avoue que je regarde la chose comme impossible, et je n’en obtiendrais ou qu’une promesse vague d’intérêt ou que l’ordre de porter l’affaire au ministre de l’instruction publique. Il faudrait que M… fût personnellement connu de Sa Majesté pour que ce moyen offrît quelque chance de succès.

Cependant, chère Madame, croyez que je ferai mon possible dès le premier jour du conseil. Je ferai de mon mieux, vous n’en doutez pas ; mais j’ai peu d’espoir par toutes les raisons que je vous ai dites. Varaignes, qui est ici, m’a dit que Madame de M… avait un beau garçon. Cela me fait le plus grand plaisir. Je ne comprends pas la manière de solenniser la fête de la Vierge, mais chaque pays a ses usages. Ce que je comprends le moins, c’est que vous ayez une fille bonne à marier et que vous soyez grand’mère. En vérité, vous n’avez pas la figure qu’il faut pour ce rôle-là.

Adieu, chère Présidente ; votre secrétaire baise humblement votre blanche main.