Michel Lévy frères (p. 17-24).
◄  II
IV  ►


III


Paris, 30 juin 1866.


Chère et aimable Présidente,


J’ai reçu une charmante lettre ornée d’une barrière verte que je voudrais bien franchir ; plus un petit billet encore très-aimable, pour me souhaiter ma fête. Malheureusement, M. de Bismarck ou le général Benedek l’ont retardé, si bien qu’il m’a appris hier que ma fête était passée depuis deux jours. Autrefois, je savais mon jour de nom par une cousine qui me donnait un bouquet et quelque petit cadeau. En revanche, je lui souhaitais la Sainte-Eulalie. Nous avons discontinué par accord mutuel, vu la difficulté des épingles ou des boutons de chemise nouveaux. Nous n’avions jamais pu trouver autre chose à nous donner, moi, les épingles, elle, les boutons, et tous les deux nous sommes trop vieux pour porter de ces brimborions. Je vous remercie beaucoup de votre bon souvenir, et je vous demande, au lieu de bouquet, de m’envoyer, dans votre prochaine lettre, un petit brin d’herbe de C…

Du temps d’Homère, les fleurs naissaient sur le mont Olympe sous les pas des déesses ; je ne doute pas qu’il n’en soit de même dans les environs de Proskurov, — partout où vous passez.

Ne croyez pas que je continue ma lettre sur ce ton poétique. Il fait trop chaud pour cela. Je me contenterai de vous raconter les événements mémorables qui me sont arrivés.

Et d’abord, j’ai reçu hier la visite d’une belle dame qui vous ressemble et qui m’a fait l’honneur d’inspecter mon taudis et mes bouquins ; après quoi, elle m’a mené au bois de Boulogne, où nous avons fait une longue promenade, dissertant de toutes choses, particulièrement des petites dames dont nous rencontrions grande quantité dans de petites voitures. Nous avons été croisés par un grand jeune homme, à cheval, que ma conductrice m’a dit être son fils. Comment en a-t-elle un (et vous un neveu) si grand ? J’ai dîné chez elle il y a quinze jours, et j’ai fait connaissance avec M. de R…

Madame votre sœur m’a envoyé une brochure de lui sur la poésie polonaise. Elle est fort bien tournée, mais j’en conclus que vous n’avez pas de poésie originale. Vos poëtes copient les Grecs ou la Bible, et souvent les deux à la fois. Me pardonnerez-vous si je vous dis que les vieilles ballades serbes me plaisent davantage ? Il est vrai que de la poésie traduite en prose, c’est comme une jolie femme habillée en capucine. Encore la femme peut se tirer d’affaire en relevant ses manches, ouvrant un peu sa robe, tandis que la prose jette son lourd manteau sur les belles formes.

J’ai donné à Tourguénief ma traduction des Prizaki[1], qu’il a mise dans la dernière Revue des Deux Mondes. J’ai encore traduit un petit conte de lui, intitulé Codaka, que je vous engage à lire dans l’original. Présentement je suis très-occupé à faire un article sur le second volume de l’Histoire de Jules César. Vous comprenez les difficultés de la chose et les écueils entre lesquels il faut naviguer pour n’être ni courtisan ni factieux. Ce qui me console un peu, c’est que l’auteur n’en lira pas une ligne, ayant actuellement bien d’autres chats à peigner.

Je suis allé m’écrire chez la princesse Clotilde, dont le père l’a échappé belle. Une balle lui est arrivée sur une côte ; mais, au lieu d’entrer tout droit, elle a glissé et est sortie de l’autre côté, en lui labourant la peau. Les gens du métier disent que le roi a été très-imprudent, l’archiduc très-habile, mais que l’armée italienne s’est parfaitement battue. Nous demeurons, nous autres, immobiles, chantant des variations sur ce thème favori, le bonheur de la paix. Le faubourg Saint-Germain a trouvé que c’était l’empereur qui était l’inventeur de la guerre, et qu’elle s’était manigancée à Biarritz entre lui et M. de Bismarck. Ils devraient ajouter le chien Néro, qui était en tiers avec eux dans leur seule conversation sur la terrasse que bien vous connaissez. Le monde étant très-bête, particulièrement dans mon quartier, il y a beaucoup de gens qui gobent cette bourde-là.

Laissons ce vilain sujet de guerre.

Je crois que je vais aller passer quelques jours en Angleterre, puis je ne sais trop ce que je deviendrai. Depuis les grandes chaleurs, je vais un peu mieux, c’est-à-dire que je n’étouffe plus que matin et soir. C’est une assez grande amélioration, comme vous voyez. J’espère que vous ne comptez pas attendre la neige à C… et que vous viendrez à Paris cet automne. Il n’y a pas de Fontainebleau cette année, peut-être pas de Biarritz. On parle d’un voyage à Bagnères-de-Luchon, mais je crois que rien n’est encore décidé, sinon une courte excursion à Nancy. On a renoncé au voyage d’Alsace, pour ne pas avoir l’air de faire une reconnaissance de la rive droite du Rhin, ou plutôt de la rive gauche.

Adieu, chère Madame ; veuillez agréer tous mes souhaits et me permettre de baiser très-tendrement et très-humblement le bout de vos doigts.

Votre très-dévoué secrétaire.

  1. Les Prestiges.