Lettres à la princesse/Lettre248

Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 341-345).

CCXLVIII

Ce 16 juin 1868.
Princesse,

Il m’arrive la chose la plus bouffonne. La princesse J…, que si bien vous connaissez et qui n’est jamais en reste de gros compliments, m’en fait un ces jours-ci : je réponds poliment ; là-dessus, la dame n’y tient pas et m’envoie trois de ses cahiers manuscrits intimes où elle raconte sa vie, ses journées, ses conversations, et ne fait grâce de rien. Or, en feuilletant ce précieux cahier, qui me vient pour recueillir un éloge de plus à l’adresse de son auteur, et en le parcourant, je tombe sur une page où je suis traité (oui, moi-même) de la manière la plus grossière, la plus calomnieuse : je joins ici copie du passage, afin que vous puissiez juger, Princesse, jusqu’où vont la badauderie et l’étourderie de la personne qui communique de pareilles confidences sans se souvenir de ce qu’elle y a mis. Le hasard est souvent fort spirituel.

On est heureux d’avoir un aperçu de ces aménités qui s’imprimeront, comme évangile, le lendemain, du jour ou l’on ne sera plus, afin d’en montrer par avance l’absurdité. — Il est vrai qu’on en débitera bien d’autres. C’est ce qu’on appelle la réputation. — Je renvoie le cahier à la princesse J… en le biffant à cet endroit et y mettant à la marge deux ou trois notes péremptoires. — Ce ne sont pas les oiseaux de Saint-Gratien qui gazouillent de telles choses dans leur charmant ramage.

J’ai vu M. Lebrun, Phillips et M. Giraud, avec qui nous avons parle d’Éden.

Vous qui aimez les lectures sérieuses, vous pourriez, Princesse, essayer des Mémoires[1] de Malouet : il y a des passages intéressants, et en sautant par-ci par-là, on se fait une idée juste de la société du temps et des débuts de la Révolution. L’auteur était un honnête homme.

Veuillez agréer, Princesse, l’hommage de mon tendre et inviolable attachement.


Ci-joint le passage du Cahier manuscrit tome IX, intitulé : Notes et souvenirs de la princesse J…, — lequel cahier a été communiqué par elle à M. Sainte-Beuve pour s’en régaler. Elle avait oublié la dragée qu’elle y avait mise.

« (1867. Avril, 24.) Mme de B…, née de C… et mère ; de Mme de S…, reçoit tous les jours de quatre à six heures. Elle a toute sorte de nouvelles qu’elle débite sans nommer les personnes de qui elle les tient. Voilà ce qu’elle m’a raconté sur Sainte-Beuve : « Il mène, malgré son âge, une vie crapuleuse ; il vit avec trois femmes à la fois, qui sont à demeure chez lui. » Sainte-Beuve m’a laissé des cartes, m’a écrit, mais il n’est jamais entré dans mon salon. Il est admiré comme écrivain, estimé comme critique : quand il a parlé d’un livre, son jugement est accepté ; mais, comme considération personnelle, il n’en a pas. Il a fait des pieds et des mains pour entrer au Sénat, duquel pourtant il se moquait. — Il a écrit du mal de personnes qui lui avaient fait beaucoup de bien. — Il passe pour très-gourmand ; et, comme je l’ai dit plus haut, sa vie privée est très-immorale. — M. Sainte-Beuve n’a qu’un Dieu, le plaisir ; il n’a aucune conviction religieuse, et, un jour, en parlant de l’homme du peuple et de lui-même, il disait : « L’homme sans éducation est une fleur des champs, tandis que je suis une fleur de serre[2]. »

J’ai répondu :

« Ce 16 juin 1868.
» Princesse,

» J’ai l’honneur de vous renvoyer les cahiers manuscrits que vous m’avez fait l’honneur de me communiquer. Le hasard est quelquefois malin et spirituel. Il l’a été cette fois, vous en conviendrez vous-même, en me donnant l’occasion de lire, et par vos soins mêmes, princesse, certaine note me concernant et qui n’est pas due tout entière à Mme de B… Je serais tenté de vous en remercier. Cette circonstance me permet, en effet, de vous faire observer, princesse, que, si je ne suis jamais entré dans votre salon, ce n’est pas faute assurément d’y avoir été convié par vous. Ce n’est donc point à mon peu de considération, comme vous dites, que j’ai pu devoir de n’y être point admis, mais à une discrétion de ma part et à un éloignement instinctif dont j’ai à me féliciter aujourd’hui.

Quant aux autres inculpations graves dont vous n’avez pas craint de salir votre plume, il en est qui se réfutent d’elles-mêmes. Comment se pourrait-il que j’eusse tout fait des pieds et des mains pour entrer au Sénat, quand je n’ai jamais fait d’article sur l’Histoire de César, n’imitant point en cela M. de … et M… ?

» Quant aux convictions religieuses, vous-même, princesse, m’avez plus d’une fois mis sur ce sujet, quand j’ai eu l’honneur de vous rencontrer. Et je puis dire qu’à la crudité avec laquelle vous vous exprimiez, il n’eût tenu qu’à moi de vous juger beaucoup plus irréligieuse que je ne demanderais jamais à une femme de le paraître.

» Ma vie privée a un avantage ; si elle a ses faiblesses, elle est naturelle et au grand jour. Or, l’histoire des trois femmes à domicile est une légende vraiment herculéenne, et dont je n’ai pas à me vanter. De tout temps, ç’a été faux et archifaux, comme le savent tous les amis qui m’ont visité, même en mes beaux jours.

» Ce qui me choque peut-être le plus dans ce passage si indigne de votre plume, c’est le mot que vous me prêtez. Quoi ! j’aurais dit qu’un homme sans éducation est une fleur des champs, tandis que, moi, je suis une fleur de serre ! Non, non, croyez-le bien, princesse, je n’ai jamais pu dire ni penser qu’un homme fût une fleur. Je réserve ces images pour un sexe différent.

» Veuillez agréer, princesse, l’hommage définitif d’un respect qui n’aura plus lieu de s’exprimer.

» sainte-beuve. »
  1. M. Sainte-Beuve leur a consacré trois articles dans le tome XI des Nouveaux Lundis.
  2. Je n’ai jamais pu dire une telle bêtise : un homme n’est pas une fleur.