Lettres à la princesse/Lettre221

Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 304-308).

CCXXI

Ce 9 octobre 1867.
Princesse,

Je reçois ce matin votre bonne lettre, et M. Giraud, qui part pour Saint-Gratien, me vient voir et nous parlons de vous. Il vous dira mes vœux et mes regrets ; il m’a paru tout à fait jeune et en train de revivre.

Je suis fort touché du souvenir de la reine[1] gracieuse qui a daigne songer à un absent. Pour moi, je me rappelle une soirée au Palais-Royal où ce pauvre docteur Bayer et moi nous avons tenu tête à cette spirituelle Majesté dans l’absence de tous les fumeurs. Il n’y avait que nous deux d’hommes dans le salon. Dans ces cas-là, on fait ce qu’on peut. Où est ce temps ? où en sont les deux causeurs[2] ?…

Des deux morts dont vous me parlez, Princesse, il y en avait un à qui le public, à tort ou à raison, reconnaissait une qualité qui paraît bien simple : il savait que 2 et 2 font 4, et on ne lui faisait pas dire que cela faisait 5[3]. Si on le regrette, c’est parce qu’il avait ce mérite-là. Il paraît que, quand il s’agit des finances publiques, il y a des gens qui calculent autrement et qui inventent une arithmétique.

Que de mécomptes en ce moment ! et laissez moi vous le dire, Princesse, quel désarroi de l’opinion ! Comme tout semble flotter au hasard ! Comment personne ne présente-t-il à l’empereur, dans un court tableau résumé, l’état vrai des esprits, l’espèce de démoralisation politique qui s’est emparée de l’opinion et qu’on a le tort de laisser durer depuis des mois ? Qu’attend-on ? Pourquoi faire des parties sur mer par un mauvais temps là-bas, quand on pourrait si bien jouir ici à Paris du mauvais temps et peut-être conjurer aussi des vents contraires ? Je ne conçois rien à cette façon de faire ou plutôt de ne pas faire. Connaît-on bien le caractère de ce peuple-ci qui passe sans cesse de l’extrême confiance à l’extrême contraire, qui est toujours le même à travers les siècles et les régimes divers, sur lequel il ne faut jamais compter, hormis dans des instants où l’on peut tout en effet ? Mais ces moments passés et quand reprend l’accès opposé, on ne saurait trop veiller, trop avoir la main au gouvernail, être présent, attentif à tout et toujours. Et surtout pas de ces apparences d’interrègne. — Voilà ce que se disent ou pensent tous ceux qui sont attachés de cœur à ce grand régime (quand ils n’y tiendraient pas par le devoir et par tous les intérêts) et qui ne désirent autre chose que de voir les grandes et nobles qualités, auxquelles la France doit tant, se manifester d’une manière efficace, présente et vive, de manière à dissiper ces vilains brouillards qu’on laisse de plus en plus s’épaissir et dont l’effet immanquable est de dérouter.

Une nouvelle intervention à Rome serait une faute mortelle. On ne s’enchaîne pas avec obstination à une telle caducité ! je veux parler du pouvoir temporel. Qu’on relise ce qu’en a dit Napoléon Ier. Non, on ne saurait refaire une telle faute. Quel bon moment on a manqué, il y a quelques années, quand M. de la Valette y était ambassadeur ! Mais ce n’est pas une raison, une faute faite, pour en faire une plus grosse. On soutient une branche faible, on ne soutient pas à perpétuité une branche condamnée et morte.

Excusez, Princesse, ces divagations d’un rêveur qui n’a pas à se distraire avec les aimables hôtes de Saint-Gratien et qui rumine dans son gîte. — On ne me reprendra plus à causer ainsi politique quand je vous parle ; j’ai mieux à faire en vous écoutant et en vous redisant les sentiments de reconnaissance, de tendre et inviolable attachement que je vous ai voués.


  1. La reine des Pays-Bas.
  2. Le docteur Bayer est mort le 10 septembre 1867.
  3. M. Achille Fould, qui venait de mourir à Tarbes le 5 octobre 1867.