Lettres à la princesse/Lettre220

Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 302-304).


CCXX

Ce 27 septembre.
Princesse,

Je suis tenu au courant par des amis qui vont et viennent. Je sais vos ennuis ; j’ai lu Charles Blanc plaidant pour la vallée[1]. Ces morts sont un grand embarras. Pourquoi ne pas permettre à ceux qui le voudraient la méthode de l’antiquité : le bûcher et les cendres ? — Que d’embarras pendant la vie ! que d’embarras après la mort !

J’ai aussi mon chemin qui me tourmente, et je crains que tous ces soins que je viens de prendre pour un nid final où je resterai coi jusqu’au grand déménagement, n’aboutissent, et assez vite, à une expropriation qui, dans l’état peu commode où je suis, me refasse errant. À quand donc le repos ?

Le malade dont vous parlez ne se remet nullement ; il est seulement très-lent à mourir. Mais il n’y a jamais eu de mieux que dans les journaux. — Il tenait plus de place qu’il ne fera de vide[2].

Gautier ne s’ennuiera pas ; il a l’esprit fin et bien fertile dans le détail des choses. Ce qu’il trouve, ce qu’il voit et ce qu’il peint est inimaginable. Il a fait un morceau sur la poésie de ce temps-ci, destine à faire partie des rapports Duruy, que l’on me dit très-beau. Théo, enfin, a de la sensibilité plus qu’on ne le suppose de loin, et il a le cœur ému autant que l’esprit en présence de la vraie beauté.

L’humanité, dès qu’on l’abandonne à elle-même, n’est pas encore prête à devenir sage. Ce congrès extravagant[3] le prouve. Il y a des gens qui pensent que le meilleur moyen de guérir les hommes des folies est de commencer par les leur laisser faire toutes d’abord, et qu’on se blasera bientôt. C’est quelquefois vrai pour les hommes dans leur jeunesse : les fous deviennent sages, les mauvais sujets deviennent des hommes. sérieux et plus habiles que les autres. Le remède pourtant est chanceux pour les nations et les sociétés. Je ne suis pas de ceux qui pèchent par trop d’espérance.

J’apprends avec plaisir et sans surprise que le portrait d’Hébert marche et avance à ravir. Il n’y a d’espérance et de bonheur que pour quelques-uns, dans des coins réserves, autour de quelques êtres de choix. Mais ces îles de bonheur ne sont guère permises de nos jours : trop d’accidents et de naufrages les environnent, trop de lignes de paquebots les traversent. On est pourtant heureux d’avoir connu et de connaître de ces rares oasis, dût-on en être un jour exilé.

Je mets à vos pieds, Princesse, l’hommage de mon tendre et inviolable attachement.


  1. La vallée de Montmorency, où devait passer le convoi des morts pour le cimetière projeté de Méry-sur-Oise.
  2. Le docteur Véron, mort le même jour.
  3. Le congrès de Genève.