Lettres à la princesse/Lettre213

Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 287-290).


CCXIII

Ce 9 juillet.
Princesse,

Je suis bien sensible à ce bon intérêt. On a voulu, en effet, me donner des tracas, et j’ai eu une vraie peine pour cette affaire de l’École normale, en ayant été comme l’occasion directe[1].

L’inconcevable faiblesse de… et la roideur non moins incroyable de… ont dès l’abord brouillé une affaire qui devait se terminer à l’intérieur. — L’absence du ministre a failli mettre les choses au pire. J’espère que tout est réparé depuis hier soir et que cela finira par l’éloignement temporaire d’un très-bon élève qui n’est pas plus coupable que les autres et qui rentrera après une courte éclipse.

Quant au cartel Lacaze-Heeckeren, c’est une chose que j’ai dû mener à ma manière ; au fond, j’y vois du ridicule et un peu d’odieux. J’espère que l’opinion est pour moi, si j’en crois le battement du pouls qui se fait vivement sentir.

J’ose espérer, Princesse, que vous m’accorderez en tout ceci quelque crédit, absent que je suis, sentant autrement que bien des personnes qui ne sont pas du même milieu que moi et qui ne sont pas obligées de voir ces questions sous le même jour. J’espère encore une fois que je ne sortirai pas de toute cette lutte diminué ni aplati, et que je paraîtrai encore digne d’être votre ami.

Mais que ces grands corps de l’État, que ces grandes assemblées sont loin d’être présidées comme elles devraient l’être ! Que d’imprévoyances !

Daignez agréer, Princesse, l’hommage de mon tendre et inaltérable attachement.


Votre protégée du Conservatoire, Mlle C…, va passer, avec sa mère malade, une saison à Enghien. Cette mère est une personne des plus distinguées ; la jeune personne est très-bien, très-gentille. Une ambition de la pauvre mère serait de conduire un jour, un matin, sa fille à Saint-Gratien, et peut-être que vous pourriez l’entendre un quart d’heure chanter à ce piano que Mme de Fly tient si agréablement. Vous jugeriez de cette jeune voix.


Je parle peu de ma santé, — la même, mais sans mieux.

  1. L’École normale venait d’être licenciée, à la suite de la publication d’une lettre de félicitation, écrite par les élèves à M. Sainte-Beuve pour sa vigoureuse défense des droits de la pensée au Sénat, dans les séances des 29 mars et 25 juin 1867. Dans la lettre suivante à M. Duruy, M. Sainte-Beuve prend la défense d’un des meilleurs élèves de l’École dont la faute originelle était d’avoir tenu la plume au nom de ses camarades.
    « Ce 22 juillet 1867.
     » Monsieur et cher ministre,

     » Laissez-moi vous parler, à mon tour, d’une affaire à laquelle je suis si fort intéressé et qui m’a causé un vrai chagrin. Vous avez assisté au commencement de cet orage le jour où vous étiez au Sénat, ce jour où vous avez si bien défendu votre loi d’enseignement primaire, et où j’ai subi cette avanie (l’apostrophe de M. Lacaze et du maréchal Canrobert). Depuis lors, je ne crois pas qu’il y ait rien eu de ma faute, et cependant tout s’est passé comme si je m’étais rendu coupable de

    quelque méfait politique. J’ose me flatter que ce n’est pas vous qui êtes de cet avis ; car au fond notre cause n’est pas si éloignée ni si distante, et je ne vais si en avant que parce que je n’ai pas la même responsabilité.

    Je viens faire appel à votre esprit de justice en faveur du jeune élève L…, dont je puis au besoin vous montrer les lettres. Cette correspondance, entamée par lui, au sujet de la loterie de bienfaisance de l’École, s’est trouvée ensuite contenir, au milieu du remerciement pour le lot que j’avais envoyé, le paragraphe dit d’adresse qu’on a eu le tort de publier. Tout le tort est là, pas ailleurs, comme vous le verriez par la suite même des lettres. L’autre tort retombe en entier sur M… qui n’a pas su attendre votre arrivée et réserver jusque-là l’état de l’École et le sort des personnes. Ce jeune élève L…, frappé à cause de moi, choisi d’abord entre tous ses camarades sans être plus coupable qu’aucun, mérite votre indulgence, et il n’a en rien mérité ce coup précipité que les… ont pris sur eux de lui appliquer. Il est devenu mon client naturel.

    Vous concevrez mieux que personne, monsieur et cher ministre, le sentiment qui m’anime dans cette requête que j’ai

    l’honneur de vous adresser. Vous avez sans doute écouté jusqu’ici beaucoup de sénateurs : daignez en écouter un qui paraît l’être bien peu, au cas qu’on fait de lui, mais qui tâchera de compter pour sa part et pour sa voix, et qui est du

    moins de vos amis.

     » Avec toutes mes excuses et mes respects. »

    La justice, qu’invoquait M. Sainte-Beuve, fut rendue, et, vers la fin des vacances, il reçut ce billet de M. Danton, directeur du personnel au ministère de l’instruction publique :

    « 29 septembre 1867.
    « Monsieur,

    « En faisant donner à M. L… un poste que les normaliens, reçus agrégés, n’obtiennent pas toujours, je savais que je vous serais agréable ; mais je tenais aussi à satisfaire ma conscience, en réparant, à l’égard de ce jeune homme, une mesure prise malgré moi. — J’ai dû, par convenance, laisser ignorer au public mon opinion sur cette affaire ; mais rien ne m’empêche de vous dire que, si j’avais été le maître, ce n’est pas l’École normale qui aurait été licenciée.. etc. »