Lettres à la princesse/Lettre190

Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 260-263).

CXC

Ce samedi, 2 février.
Princesse,

Je voulais hier avoir l’honneur d’aller vous saluer vers six heures, mais la fatigue m’a fait rester. Je compte, j’espère du moins être plus vaillant, plus heureux ce soir. Laissez-moi vous parler à l’avance d’une chose dont je suis plein.

J’avais vu hier matin E… Il s’est ouvert à moi. Il est dans une situation extrême, graduellement amenée, mais qui ne peut manquer d’éclater par quelque criante opposition… Il n’espère qu’en vous, Princesse, et n’ose vous parler comme il faudrait. Dans tout ce qui lui arrive de pénible et qui tient à sa nombreuse charge et à son exiguïté de ressources, une pensée le domine avant tout : ne vous être en rien désagréable, non plus que de rien faire en dehors du chef si aimé de son administration. Les sentiments qu’il exprime sont d’une délicatesse infinie. Son cœur est trop à vous, Princesse, sa reconnaissance est trop entière pour rien tenter en dehors de vous, pour rien devoir qu’à vous. « Mais, cela étant, lui disais-je, ouvrez-vous sur votre situation à la Princesse… » Il ne le fait qu’à moitié. J’ose pour lui : l’empereur ne pourrait-il faire pour lui quelque gratification extraordinaire qui le tirât de ce mauvais pas, — une foule de petites dettes accumulées ? L’empereur le connaît et l’estime.

Revenant à une autre idée : puisqu’il est si bien à sa place à…, puisqu’il y est l’homme du lieu, du château, des étrangers qui le visitent, puisqu’il est à souhaiter qu’il y reste, ne pourrait-on pas absolument faire pour lui l’exception qui supprime l’adjoint et qui, après plus de vingt ans de service dans cette administration, ne le condamne pas à s’éterniser dans un magnifique cul-de-sac ?

Le fait est qu’il est dans un abattement profond, n’espérant qu’en vous, ne voulant rien que par vous, ayant à cet égard les sentiments les plus délicats, qu’il m’exprimait d’une manière que j’aurais voulu noter dans les termes mêmes ; il vous doit tout, disait-il, de l’avoir élevé dans un monde qu’il n’eût pas vu autrement, il est votre homme-lige ; le lien de reconnaissance qui l’attache à vous est d’amour-propre — du véritable amour-propre le mieux entendu — autant que de cœur… Il est, lui et les siens, malheureux ; le remède ne peut venir que par vous.

Il ira, dimanche soir, ignorant si j’ai parlé à Votre Altesse. Je livre tout ceci à votre bonté et à cette intelligence qui sait tous les degrés.

J’ai vu hier M. Giraud, toujours garde-malade, mais de sa personne moins fatigué et mieux, ce me semble.

À bientôt, Princesse, à aujourd’hui même, je l’espère. Je mets à vos pieds l’hommage de mon tendre et respectueux attachement.