Lettres à l’Abbé Le Monnier
Lettres à l’Abbé Le Monnier, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 364-366).


IV


Le 1er août 1769.

Vous avez raison, mon cher abbé ; je suis l’homme du monde le plus paresseux, mais vous êtes bien aimable et bien bon de me pardonner comme vous faites un défaut que vous n’avez pas. Je me porte à merveille, quoique je fasse tout ce qu’il faut pour venir à bout de ma santé. Je me couche tard, je me lève matin, je travaille comme si je n’avais rien fait de ma vie, que je n’eusse que vingt-cinq ans et la dot de ma fille à gagner. Je ne sais rien prendre modérément, ni la peine, ni le plaisir, et si je me laisse appeler philosophe sans rougir, c’est un sobriquet qu’ils m’ont donné et qui me restera. Mon ami, courez bien les champs, soyez sobre, faites de l’exercice, ne pensez à quoi que ce soit au monde, pas même à faire un vers aisé, quoiqu’il vous en coûte bien peu de chose pour le faire bon ; je vous le défends, entendez-vous, et si vous revenez avec une pièce de vingt vers en poche, vous nous la lirez, nous l’écouterons avec plaisir et vous battrons comme plâtre. El sacro santo far niente. Voilà le seul Dieu auquel nous vous permettions de sacrifier, et boire, manger, dormir, voilà tout son culte.

Nos amies sont bien loin ; cela n’empêche pas que nous ne causions très-souvent de vous, elles prennent l’intérêt le plus sincère à votre santé. Si elle est bonne, ne me le laissez pas ignorer, afin qu’elles le sachent et qu’elles s’en réjouissent avec moi. Lorsque vous reverrez l’honnête et aimable commère, et l’époux et toute la poussinée, embrassez tout cela pour moi ; si je pouvais leur être de quelque utilité, vous ne manquerez pas de me le dire, parce qu’il est doux de faire le bien à tout le monde, et surtout à ceux qui en sont aussi dignes. Je vois quelquefois Sedaine, et jamais sans commémoration du cher abbé. Il y a à la barrière de Seine une petite tanière de jeunes libertins, où j’ai encore le plaisir de vous entendre nommer avec éloge. Je vous jure que quand je ne saurais pas combien il y a à gagner à mériter l’estime et l’amitié de ses semblables, je l’aurais bien appris pendant votre absence. Vous avez tout plein d’amis. Je vous dis tout cela par occasion, car la raison, la vraie raison qui me fait écrire, c’est que j’ai vendu votre Encyclopédie ; non pas autant que je l’aurais bien voulu ; le bruit que ces coquins de libraires de Suisse ont répandu, qu’ils allaient donner une édition de l’ouvrage corrigé et augmenté, nous a fait un peu de tort. Envoyez donc prendre chez moi neuf cent cinquante livres qui vous appartiennent ; si cela ne suffisait à vos dépenses, à côté du tiroir qui contient votre argent, il y en a un autre qui renferme le mien. Je ne sais pas ce qu’il y a, mais je le compterai à vos ordres. Quand vous donnez une adresse, ne pourriez-vous pas l’écrire un peu plus lisiblement ? Bonjour, mon ami, je vous embrasse de tout mon cœur. Présentez mon respect et embrassez pour moi votre chère cousine. Si je vous disais que nous ne sommes pas pressés de vous revoir, vous n’en croiriez rien, et vous diriez que je mens. Ne nous revenez cependant qu’à la fin des beaux jours. Le dévot Piron fait de mauvais vers orduriers. Le vieux Voltaire fait des ouvrages tout jeunes. Je lis tout cela ; si vous étiez là, j’en causerais ; mais je ne saurais en écrire. Pour Dieu, homme de bien, envoyez-moi une copie de l’Oiseau plumé ; je n’oserais vous demander le Muphti. Si cependant je l’avais, je l’enverrais à mon impératrice. Après vous avoir dit que si cette dernière pièce paraissait, on ne manquerait pas de vous accuser d’ingratitude, vous pourriez compter sur ma discrétion. Faites pourtant comme il vous plaira. Vous adresseriez l’une et l’autre à M. Gaudet, directeur général du vingtième, et sur la seconde enveloppe, à M. Diderot. Vous comptez sur ma tendre amitié et vous faites bien[1].



  1. La suscription porte : Au château de Couterne, près Alençon.