Lettres à l’Abbé Le Monnier
Lettres à l’Abbé Le Monnier, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 361-364).


III


Vous écrivez bien mal, monsieur et très-aimable abbé ; il faut que vous ayez bien peu de vanité pour négliger d’aussi jolis enfants que les vôtres. J’ai eu toutes les peines du monde à vous déchiffrer. Vous me direz à cela que je m’en suis donné tout le temps ; mille pardons. Je ne suis ni paresseux ni négligent, et je sens très-bien la marque d’estime que vous m’avez donnée. Mais c’est le diable qui se mêle de mes affaires, et qui ne laisse jamais faire que celles qui me désespèrent et qui m’ennuient. Enfin, voilà votre dialogue avec les misérables petites observations que vous me demandez[1]. Il ne tenait qu’à vous que je fisse mieux mon devoir d’Aristarque, vous n’aviez qu’à faire moins bien votre devoir d’auteur. Premièrement, je n’aime point la prose, je la trouve commune, point d’élégance, et pas assez de naïveté ; que ne causiez-vous de cela, comme quand vous causez avec nous ? Relisez-la, et vous verrez que l’apologiste de la raison n’a pas le ton d’un camarade, mais celui d’un maître ; ce n’est pas que dans cette prose, dont je vous dis tant de mal, il n’y ait pourtant de très-jolis endroits. Venons aux vers. Don précieux, guide fragile, au lieu de régir votre argile. Ça vous plaît-il beaucoup ? n’y a-t-il rien là d’entortillé ? dit-on régir l’argile ? là, je m’en rapporte à vous. Et cette argile vient-elle bien à propos ? Est esclave dans sa maison, c’est cela qui est bien. Rayez-moi, s’il vous plaît, les quatre vers suivants. Roi faible, Roi trop débonnaire, etc. La raison est du sexe féminin, l’usage l’a ainsi voulu. C’est une reine, une pauvre reine, j’en conviens ; mais c’est une reine. Mais nos sens, rebelle vulgaire, cela a du sens, mais point de facilité, point de grâce, point de musique, faits à la Robé. Fustigés par les écoliers. Fustigés, si j’en avais un autre, je vous le dirais ; bafoué est bas, méprisé est faible. Mais je suis une bête de me tracasser pour vous trouver un autre mot. Parbleu, c’est votre affaire. Qui est-ce qui voudrait se mêler de conseiller un poëte, s’il fallait faire mieux que lui ? Pour triompher de l’univers ; serviteur au frère chapeau. Je suis charmé de la réponse, etc. Voilà des vers, cela ; cela est simple, facile, élégant et clair, et vous le savez bien, perfide abbé, sans que je vous le dise. Il est tout, hors un point, qui seul était en sa jouissance ; j’aimerais bien autant qui même était en sa puissance. Si j’étais un peu de mauvaise humeur, je pointillerais bien sur ces deux vers ; mais je ne veux pas que vous hochiez de la tête et que vous disiez foin des critiques ! parce que toute la fable est charmante, facilement écrite et conduite à ravir ; et les interruptions de l’interlocuteur tout à fait naturelles. Des jeunes gens de son espèce, l’échantillon, etc. ; à merveille. Vous pouvez m’en croire ; car nous autres Frérons, La Porte, Aliborons, nous ne louons qu’à regret, et nous ne lisons que pour trouver à reprendre. Ce ne sont pas des fleurs, c’est des chardons qu’il nous faut et que nous cherchons. Un tourment, s’il est défendu ; j’aimerais bien autant s’il était et deviendrait ; mais la mesure ne le veut pas ; à la bonne heure. Il est bientôt cueilli, mangé, etc. ; très-bien noté. Si l’on juge qu’alors le père, etc. Eh bien, qu’en voulez-vous dire ?… Point d’humeur. Comme vous prenez feu, je vois bien qu’il n’est pas nécessaire de vous les louer, ces vers-là, et que vous n’en êtes pas moins content que moi. N’est que l’avant-propos ; c’est peut-être un avant-propos. Si vous laissez l’avant-propos, je vous demanderai et de quoi ? Quelle guenille ! direz-vous, et vous aurez raison. Fils ingrat, lui dit-il, mais fils ingrat que j’aime. Voilà un bon père et qui parle très-bien. Entre mes bras, j’aurai soin, etc..... s’il se trouve en chemin, etc..... Je suis un peu fâché que vous n’ayez pu commencer par le second membre et dire : s’il se trouve, etc., entre mes bras, j’aurai soin de te prendre. Et puis voilà deux soins qui sont un peu proches l’un de l’autre. Voyez ; plus promettre, plus pro, chagrinent un peu mon oreille. L’essai des premiers pas et du bâton est très-bien peint. J’aime le pied précurseur, et j’aime bien autant et ne sert que de contenance. Ce que dit le père ensuite est on ne peut mieux ; car je suis père aussi, et je m’y connais. Et ne fait qu’à sa tête ; auriez-vous quelque répugnance à dire : et ne va qu’à sa tête, ou n’en va qu’à sa tête ? car il est ici question de marcher. Puisse le ciel, juste vengeur..... Prenez garde, qu’allez-vous dire ? C’est tout le genre humain que vous allez maudire ; le père, l’enfant, etc., très-beau, mon cher abbé, très-beau. Cet endroit frappera tout le monde. La suite est un peu négligemment écrite. Mais cela finit à merveille, et par un vers sentencieux qui est très-bien fait. Bonjour, monsieur et cher abbé, recevez mon très-sincère compliment sur votre fable, et que mes chicanes ne vous fassent ni plus ni moins de pitié qu’à moi ; et cela sera fort bien… Mais, à propos de ce bâton, ne trouvez-vous pas qu’on en ferait le même éloge, en quelque forêt qu’il eût été coupé ? Le bonze, le derviche, l’iman, le disciple de Moïse, celui de Fô, celui du Christ, et tout autre marchand de bâton, s’accommodera de votre fable. Quoi dire ? Y a-t-il ou n’y a-t-il pas bâton et bâton comme il y a fagots et fagots ? Me direz-vous qu’il faut s’en tenir à celui qu’on nous met à la main, quand nous venons au monde, en quelque lieu de la terre que ce soit ? Fort bien, oui, et allez-vous-en prêcher cette morale-là à messieurs des Missions étrangères, rue du Bac, et vous verrez s’ils s’en accommoderont. J’ai bien peur, monsieur et cher abbé, que le vrai bâton, le bâton universel, celui que le père commun des hommes leur a donné, ne soit cette raison même dont vous dites tant de mal. Il faut au moins avouer que c’est à elle qu’il appartient de juger du choix du bâton même avec lequel tant d’aveugles se promènent ; et puis, tenez, votre maudit bâton ne leur sert qu’à s’entr’assommer les uns les autres ; c’est, ç’a été et ce sera à toute éternité le plus terrible sujet de querelle qu’il puisse y avoir entre les hommes. J’aimerais tout autant qu’ils s’en passassent. Moi qui n’en ai point, par exemple, il me semble que je n’en vais pas moins mon droit chemin, sans tomber, sans heurter les passants, et puis voilà que je vais faire le rôle de Gros-Jean qui remontre à son curé. Adieu, monsieur et cher abbé. Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur. J’ai pour vous les sentiments de l’estime et de l’amitié la plus vraie ; trouvez seulement l’occasion d’en faire l’essai, et vous verrez si je vous dis vrai. Encore mille pardons de vous avoir gardé votre ouvrage si longtemps. J’ai été bien tenté d’en prendre copie, cependant je ne l’ai pas fait. Il me fallait votre aveu, et je ne l’avais pas. Quand est-ce qu’on vous verra ? C’est toujours par là qu’on finit, lorsqu’une fois on vous a vu.



  1. Le Monnier a publié en 1765 un Dialogue sur la raison humaine que nous n’avons pu nous procurer. Il le refit sur les conseils de Diderot et le replaça dans ses Fables, Contes et Épîtres, sous le titre de : Le Fils ingrat. La prose a disparu, et deux demoiselles de Saint-Cyr ont remplacé les deux enfants de chœur de la première version.