Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 157-160).


LXXXVIII


À Paris le 25 juillet 1765.
Sixième dimanche ; non, c’est un jeudi que j’ai pris pour un dimanche.


Vous n’avez encore que deux de mes lettres ! Je suis pourtant à la sixième ; je les ai toutes numérotées, afin que nous puissions nous assurer qu’il ne s’en est point égaré : regardez-y.

Croyez-vous donc, chère amie, que j’aurai reçu, dans un intervalle de quinze jours, trois ou quatre secousses violentes sans que la santé en ait souffert ! On vous en dira quelque chose, à moins qu’on ne craigne de vous inquiéter. L’estomac et les intestins sont dans un état misérable. Le potage le plus léger passe tout de suite. Je ne saurais digérer un jaune d’œuf. Heureusement je dors, et le sommeil répare tout. Mais comment se fait-il qu’un fluide qui me cause en sortant la sensation cruelle d’un fer rouge puisse séjourner dans un canal du tissu le plus délicat sans le blesser ? car je n’ai pas la plus petite colique. Pour des forces je les ai bien entièrement perdues : je sens mes jambes se dérober sous moi. Cette lassitude, qui m’est très-importune quand je suis debout, me rend le lit délicieux quand je suis couché. Mme Le Gendre n’est pas plus heureuse que moi. Connaissez-vous le plaisir de trouver un fauteuil après la fatigue d’une longue promenade ? C’est précisément celui que je goûte lorsque les matelas se sont chargés du poids de tous mes membres. En vérité, c’est une volupté qu’un dévot se reprocherait. Vous voyez bien qu’il n’y a point à s’alarmer, et que dans trois ou quatre jours il n’y paraîtra plus.

Mais je ne suis pas le seul malade de la maison. Mme Diderot a toute une cuisse entreprise d’une sciatique. On lui a conseillé de se frotter avec un mélange de sel, d’eau-de-vie et de savon. Il y a quelques jours que l’opération se faisait : je me présentai pour entrer ; la petite fille courut au-devant de moi, en criant : « Mon papa, arrêtez, arrêtez. Si vous voyiez cela, vous en ririez trop. » C’était sa chère mère penchée sur les pieds de son lit, le derrière à l’air, et la servante à genoux qui la savonnait de son mieux. Ce n’était pas le cas du proverbe qui dit qu’à savonner la tête d’un Maure on perd son temps et sa peine ; car Mme Diderot est fort blanche, et ce n’était pas la tête qu’on lui savonnait. Le remède la soulagea. J’ai été chargé depuis, une ou deux fois, de cette opération, et je m’en suis très-bien acquitté.

Nous avons perdu subitement un grand artiste, c’est Charles Van Loo.

Je vais sur les sept heures du soir causer avec la chère sœur. Nos deux dernières causeries ont été tout à fait agréables, mais si variées que je ne saurais me les rappeler. Hier son domestique se trompa ; et au lieu de m’annoncer, d’habitude apparemment, il annonça M. Le Gras. On a vraiment été fâché de ma discrétion à ne pas rompre le tête-à-tête dont je vous ai parlé.

Nous avions projeté, aujourd’hui mercredi, d’aller voir avec La Rue la galerie du Luxembourg, mais savez-vous qui a dérangé cette partie ? La princesse de Nassau-Sarrebruck. Elle était allée à Calais embrasser son fils qui passait en Angleterre ; elle s’en retournait à Sarrebruck par Paris où elle n’avait qu’un jour à rester ; et de ce jour elle nous en a donné, à Grimm et à moi, toute la matinée. C’est une femme charmante de figure et de caractère. Ma huppe, qui était aussi relevée qu’elle l’a jamais été de ma vie, s’est abaissée en un moment. J’aurais vu la princesse cent fois auparavant que je n’aurais pas été plus à mon aise. Après les premiers compliments, la conversation est devenue très-intéressante. Je persiste dans mon ancien sentiment, nous devrions laisser aux femmes la fonction de l’apostolat ; elles feraient en un jour plus de conversions que le missionnaire le plus éloquent n’en peut ébaucher dans toute sa vie. Il n’y a pas un homme qui ne prît l’espérance secrète de plaire au prédicateur pour un mouvement de la grâce.

Elle m’a promis son portrait, et quand je l’ai quittée, elle m’a présenté sa main à baiser, avec une affabilité qui ne se rend pas.

De la rue Garancière, je me suis traîné sur le quai Bourbon où j’avais rendez-vous avec Damilaville. Nous avons dîné ; je me trouve très-bien d’avoir bu à la glace ; pas la moindre tribulation d’entrailles. Nous avons pu lire un énorme article qu’il m’avait promis pour mon ouvrage, sans aucune interruption.

Demain peut-être, mon amie ; demain, c’est jeudi, et je me porterai bien, assez bien pour regretter votre éloignement.

Je vous écris chez Le Breton où j’étais venu pour revoir mes feuilles que je laisse là.

Je n’y viendrai plus guère dans ce maudit atelier où j’ai usé mes yeux pour des hommes qui ne me donneront pas un bâton pour me conduire. Il ne nous reste plus que quatorze cahiers à imprimer ; c’est l’ouvrage de huit ou dix jours. Dans huit ou dix jours, je verrai donc la fin de cette entreprise qui m’occupe depuis vingt ans, qui n’a pas fait ma fortune, à beaucoup près, qui m’a exposé plusieurs fois à quitter ma patrie ou à perdre ma liberté, et qui m’a consumé une vie que j’aurais pu rendre plus utile et plus glorieuse. Le sacrifice des talents au besoin serait moins commun s’il n’était question que de soi ; on se résoudrait plutôt à boire de l’eau, à manger des croûtes et à suivre son génie dans un grenier ; mais pour une femme, pour des enfants, à quoi ne se résout-on pas ? Si j’avais à me faire valoir, je ne leur dirais pas : J’ai travaillé trente ans pour vous ; mais je leur dirais : J’ai renoncé pour vous pendant trente ans à la vocation de nature ; j’ai préféré de faire, contre mon goût, ce qui vous était utile à ce qui m’était agréable : voilà la véritable obligation que vous m’avez et à laquelle vous ne pensez pas.

J’eus le courage de dire hier au soir à Mme Le Gendre qu’elle se donnait bien de la peine pour ne faire de son fils qu’une jolie poupée. Pas trop élever, est une maxime qui convient surtout aux garçons. Il faut un peu les abandonner à l’énergie de nature. J’aime qu’il soient violents, étourdis, capricieux. Une tête ébouriffée me plaît plus qu’une tête bien peignée. Laissons-les prendre une physionomie qui leur appartienne.

Si j’aperçois à travers leurs sottises un trait d’originalité, je suis content. Nos petits ours mal léchés de province me plaisent cent fois plus que tous vos petits épagneuls si ennuyeusement dressés. Quand je vois un enfant qui s’écoute, qui va la tête bien droite, la démarche bien composée, qui craint de déranger un cheveu de sa figure, un pli de son habit, le père et la mère s’extasient et disent : Le joli enfant que nous avons là ! Et moi je dis : Il ne sera jamais qu’un sot.

D’Alembert est à toute extrémité ; il a fait une indigestion terrible ; il a envoyé chercher Bouvard qui l’a fait saigner. J’apprends qu’il est tourmenté par une colique qui ne le quitte point, et qui menace à chaque instant de l’emporter. S’il en meurt, nous aurons perdu en trois mois de temps deux grands peintres et deux grands géomètres. Les hommes de cette trempe sont rares ; une nation en est bientôt appauvrie.

Je vous écris ce soir parce que nos presses travailleront demain, en dépit des apôtres dont c’est la fête, et que ma tâche sera double. Il serait bien malheureux d’essuyer quelque contretemps à la dernière page.

On parle du déplacement de M. de Saint-Florentin. On lui donne pour successeur M. de Sartine à qui M. Le Noir succédera. Qui sait comment ce M. Le Noir en userait avec nous ? Il n’y a peut-être pas un mot de réel à ces prétendus changements. À tout hasard, nous nous hâtons d’esquiver aux embarras qu’ils pourraient nous causer.

Adieu, mon amie ; continuez de vous bien porter ; je sais que vous m’aimez de toute votre âme ; vous êtes bien sûre que je ne demeure pas en reste avec vous. C’est la seule de mes dettes que je paye bien.

Vous espérez donc que nous ne serons pas une éternité sans nous revoir ! Cela dépendra beaucoup de M. Le Gendre.

Nous l’attendons sans impatience ; la cérémonie de l’inauguration est fixée au 19 du mois prochain ; c’est vous promettre la chère sœur pour le 9 ou le 10. Je vais donc rester seul ! Avec qui m’entretiendrai-je de vous ? à qui porterai-je cette âme toute remplie de tendresse ? où irai-je verser mes sentiments ? Je n’entendrai donc plus prononcer ce nom qui m’est cher, que quand il m’échappera dans ma peine ! Adieu, mon amie, bonsoir : la lumière et le papier me manquent en même temps. Mon respect, mon tendre et sincère respect à madame votre mère. Embrassez pour moi madame votre sœur ; dites à Mlle Mélanie qu’elle aurait bien tort de m’oublier. M. Gaschon a reçu un coup de bistouri entre les fesses, et l’on dit qu’il est mieux.