Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 150-156).


LXXXVII


21 juillet 1765.


Ils ont bien dit que c’était un songe. Mais pourquoi n’ont-ils pas dit tout d’une voix que c’était un mauvais songe ? Y en avait-il parmi eux quelques-uns à qui la nature eût accordé un meilleur esprit, une âme plus douce, une santé plus continue, plus d’amis sûrs qu’à moi, une meilleure amie que la mienne ? Non. C’est que cette nature est une folle qui gâte d’une main ce qu’elle fait bien de l’autre, c’est qu’elle s’est amusée à mêler de chicotin le peu de bonbons qu’elle donne à ses enfants ; c’est que le système des deux principes, l’un bienfaisant, l’autre malfaisant, système qui a été si généralement répandu sur la terre, n’est pas aussi extravagant qu’on le dit en Sorbonne ; c’est qu’il faut en passer par là, ou croire au Jupiter d’Homère qui a renfermé dans deux tonneaux tous les biens et tous les maux de la vie dont il forme une pluie mêlée qui tombe sans cesse sur la tête des pauvres mortels, dont les uns un peu plus ou un peu moins mouillés de mal ou de bien que les autres, mais qui tous arrivent au dernier gîte presque également trempés. Si la vie n’allait pas ainsi, qui est-ce qui pourrait se résoudre à la quitter ? Si c’était un fil de bonheur pur et sans mélange, qui est-ce qui voudrait l’exposer pour sa patrie, la sacrifier pour son père, sa mère, sa femme, ses enfants, son ami, sa maîtresse ? Personne. Les hommes ne seraient qu’un vil troupeau d’êtres heureux ; plus d’actions héroïques. Ils vivraient ivres, et mourraient enragés. Voilà, mon amie, un préambule honnêtement long ; c’est qu’il faut que tout, jusqu’à cette lettre, ait le caractère des choses d’ici-bas.

Depuis le bienfait de l’impératrice, si vous en exceptez quelques moments doux que vous savez, tout le reste n’a été qu’ennuis, déplaisances ou chagrins. Ce sont des bonnes amies qu’on faisait raffoler et sécher sur pied ; et quand ces bonnes amies-là ne sont pas heureuses, il faut aussi que je souffre. Ce sont les embarras de leur déménagement, qui m’a fait trembler pour leur santé : croyez-vous que tandis qu’elles se brisaient les reins à faire des paquets, à les porter, à les arranger, et qu’elles avalaient de la poussière, moi je fusse à mon aise ? C’est un départ qui me sépare d’elles, Dieu sait pour combien de temps, et qui me laisse désolé. C’est, depuis que je ne les ai plus, un enchaînement d’événements qui finiront par me chasser, sinon de Paris, du moins de la société. Vous savez que M. Tronchin avait été appelé en poste à Lyon pour la maladie de son associé, et que mes seize mille livres[1] étaient restées entre les mains de M. Colin de Saint-Marc. D’abord, il est inouï combien ma sécurité, bien ou mal fondée là-dessus, m’a attiré de petites querelles domestiques. J’en étais là, lorsque je reçois de M. Tronchin une lettre pour M. de Saint-Marc. Je la garde sept ou huit jours, parce que les choses d’intérêt ne sont pas celles qui me remuent ; cependant sur les six heures du soir, un jour que j’allai causer avec la chère sœur, je me trouve à la porte de l’hôtel des Fermes ; je me ressouviens de ma lettre, et j’entre. M. de Saint-Marc n’était pas à son bureau, mais il allait y entrer : c’est ce que ses commis me dirent, car ils sont fort polis. En effet il arrive, comme ils me parlaient. Je vais au-devant de M. Colin de Saint-Marc, qui ne m’entend pas. M. Colin de Saint-Marc, le chapeau sur la tête, marche ; je le suis presque en courant. Il arrive dans la seconde pièce de son bureau ; il s’assied dans son fauteuil, et je reste droit. Je lui présente ma lettre ; il la prend, l’ouvre, et la lit ; se met à regarder un moment au plafond, et, me rendant ma lettre en la jetant sur un coin de sa table, me dit : Je n’ai pas mémoire de cela ; puis il prend une plume, se met à écrire, et me laisse debout, là, sans me parler davantage. Tandis qu’il écrivait sans me regarder, je lui déclinais mon nom, et je lui faisais mon histoire. Sur la fin de cette histoire, mon homme s’arrête, et se tracassant avec un de ses doigts la main droite, il me dit : « Ah ! oui, je me rappelle cela. J’ai touché vos lettres de change. Je n’ai point de billets à vous donner. Ils veulent tous de ces billets ; c’est une rage, je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas quand j’en aurai ; je n’irai point dépouiller pour vous ceux qui en ont. Revenez ; mais ne revenez pas demain : dans huit jours, dans un mois, dans deux » ; et puis mon homme se remet à écrire, et moi je m’en vais.

Eh bien, comment cela vous semble-t-il ? Parce que M. Colin de Saint-Marc a cent mille écus de rente, il faut qu’il me traite comme un faquin. J’étais enragé dans ce moment de n’être pas le comte de Charolais, ou quelque autre personnage important, et de ne pouvoir renouveler avec M. Colin de Saint-Marc la scène du président de Meinières[2] avec un procureur au Parlement. C’était le matin ; il était en redingote, en mauvaise perruque ronde, en bas de laine gris, un mouchoir de soie autour du cou, ce qui n’était pas propre à sauver sa mauvaise mine. Il était pour une somme considérable dans un état de créances que ce procureur ne se pressait pas d’acquitter. Il entre dans l’étude sans façon, il s’adresse au procureur honnêtement, parce que le président de Meinières est l’homme de France le plus doux et le plus honnête, qu’il en a la réputation, et que c’est ainsi que je l’ai vu chez lui et chez moi. « Monsieur, il y a longtemps que j’attends, pourriez-vous me dire quand je serai payé ? — Je n’en sais rien. » Le président était debout, le procureur assis ; le président chapeau bas, le procureur la tête couverte de son bonnet ; le président parlait, le procureur écrivait. « Monsieur, c’est que je suis pressé. — Ce n’est pas ma faute. — Cela se peut. Cependant voilà mes titres ; je les ai apportés, et vous m’obligerez de les regarder. — Je n’ai pas le temps. — Monsieur, de grâce, faites-moi ce plaisir. — Je ne saurais, vous dis-je. — Monsieur… — Vous m’interrompez. Est-ce que vous croyez, mon ami, que je n’ai que votre affaire en tête ? Vous serez payé avec les autres. Allez-vous-en, et ne m’ennuyez pas davantage. — Monsieur, je suis fâché de vous ennuyer, mais vous n’êtes pas le premier. — Tant pis, il ne faut ennuyer personne. — Il est vrai, mais il ne faut brusquer personne. — Cela fait le plaisant ! — Le plus plaisant des deux, je vous jure, monsieur, que ce n’est pas moi ; on me doit, j’ai besoin, je voudrais toucher mon argent. Je ne vous demande que de jeter un coup d’œil sur mes titres. — Voyons donc, voyons ces titres ; si on avait affaire à deux hommes comme vous par jour, il faudrait renoncer au métier. » Le président déploie ses titres, et le procureur lit : Monsieur le président de Meinières, etc. ; et aussitôt le voilà qui se lève : « Monsieur le président, je vous demande mille pardons… ; je n’avais pas l’honneur de vous connaître… ; sans cela… » Le président le prend par la main, l’éloigné de son fauteuil, s’y place, et lui dit : « Maître un tel, vous êtes un insolent ; il ne s’agit pas de moi, je vous pardonne ; mais je viens de voir la manière indigne et cruelle dont vous en usez avec les malheureux qui ont affaire à vous. Prenez garde à ce que vous ferez à l’avenir ; s’il me revient jamais une plainte sur votre compte, je vous fais perdre un état que vous remplissez si mal. Adieu. » Eh bien, qu’en pensez-vous ? Tandis que M. Colin de Saint-Marc me traitait comme le procureur, n’aurait-il pas été fort doux d’être le président ? Vous riez de cela, et j’en ris aussi à présent. Mme Le Gendre dit qu’elle se serait assise sur la table de M. Colin de Saint-Marc ; mais on est si surpris, si peu fait à se trouver tout à coup un valet…

Autre chose. Thomas concourt pour le prix de l’Académie ; il me lit son discours : j’en suis confondu. Plein de l’impression que j’en ai reçue, je vais dîner chez le Baron. Après dîner, nous nous trouvons seuls ; nous allons nous promener au bout des Champs-Élysées. Là, à propos d’éloquence, le Baron me dit : « Ma foi, nous ne manquerons pas d’orateurs, il y a dix-sept Éloges de Descartes. » Je lui réponds que j’en connais un qui pliera les seize autres comme des capucins de cartes. « N’est-ce pas celui qui commence par ces mots : En quinze cent et tant, on apporta de Stockholm les cendres de Descartes… ? — Celui-là même. Oui, on dit qu’il est beau. Vous en connaissez donc l’auteur ? — Je le connais, et il ne faut pas avoir le moindre tact en style pour n’en pas savoir autant que moi à la dixième ligne : son nom est écrit partout. »

Là-dessus le Baron devine Thomas, et s’en va confier à d’autres que Thomas m’a lu son discours, que c’est une belle chose ; et il oublie que la loi de l’Académie exclut du concours tout homme qui s’est nommé[3]. Le bavardage du Baron revient à Thomas ; Thomas se désespère. Barthe vient m’apporter le désespoir de son ami, et je vous laisse à juger de mon état. Le bienfait de l’impératrice ne m’a pas fait un plaisir que je puisse comparer à la peine que j’ai soufferte. J’ai cessé de boire, de manger, de dormir, je me traîne, la tête me tourne. Mais il y a bien pis..... Voilà Barthe lui-même qui m’interrompt, et il faut que j’entende la lecture d’une comédie et que je rie.

Eh bien, mon amie, il a lu sa comédie, et j’ai ri ; c’est le genre de Molière pour le fond, avec le ton d’aujourd’hui[4]. Vous croyez qu’il n’y avait plus rien à dire sur les maladies et les médecins ; vous verrez.

Le pis pour Thomas et pour moi, c’est qu’on ignorait qu’il eût concouru ; c’est qu’il a des ennemis dans l’Académie ; c’est que parmi les Éloges, il y en a de la plus grande force et qu’on pourrait bien préférer au sien ; c’est que, quelque bien fondée que cette préférence puisse être, à moins qu’elle ne soit justifiée par un suffrage universel, Thomas croira toujours que c’est mon indiscrétion qui lui ôte le prix et qui peut-être l’éloigne de l’Académie, où il eût été reçu s’il ne se fût retiré lorsque Marmontel se présenta. Je verrai Marmontel aujourd’hui ; je ne lui dirai que deux mots, mais ils sont propres à faire impression : c’est qu’il risque, si Thomas n’est pas couronné et qu’il le mérite, à passer non-seulement pour un homme sans goût, reproche qu’il partagera avec le reste des juges, mais pour un ingrat, reproche infiniment plus cruel, qui restera sur lui seul.

Vous croyez que c’est là tout ? Franchement c’en était bien assez ; mais écoutez. Je vais avant-hier dîner chez le Baron, au lieu d’aller rompre le tête-à-tête en question. Après le dîner, Marmontel me tire à l’écart et me dit : « Mon ami, je suis perdu. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Je suis perdu, on a une copie de mon poëme[5]. C’est Damilaville qui l’a dit à Merlin, et c’est Merlin qui me l’a dit. Je ne l’ai prêté qu’à vous et à un autre. Ne l’avez-vous confié à personne ? — Non, je l’ai lu à des amies, mais je ne le leur ai pas laissé. Grimm, Mme d’Épinay, Damilaville, M. de Saint-Lambert l’ont lu, mais sous mes yeux. Qui est-ce cet autre à qui vous l’avez encore confié ? — J’étais à une maison de campagne ; je n’eus pas le courage de le refuser au fils de la maison, qui le prit pour une nuit. Le lendemain il partit pour Paris ; il fut quatre jours absent, et dans cet intervalle je sais déjà qu’un de ses amis l’a possédé pendant deux fois vingt-quatre heures. J’ai vu cet ami qui a été violemment tenté d’en prendre copie, mais il n’en a rien fait. » — Je lui dis : « Envoyons chercher une voiture, et courons chez Damilaville ; car je ne saurais vivre que cette affaire ne soit éclaircie. — Ni moi non plus. »

Nous allons chez Damilaville. Il n’y était pas. Nous nous y donnons rendez-vous pour le lendemain. Cependant quelle nuit à passer ! Et personne à qui l’on puisse dire sa peine et qui la partage ! Où étiez-vous, mon amie ? Hier, nous vîmes Damilaville. Il tenait la chose d’un certain Naigeon ; c’était un certain Du Coudray qui avait dit à Naigeon qu’il avait possédé la Neuvaine. Ce Du Coudray était cet ami du jeune homme à qui Marmontel l’avait prêtée à la campagne… Que dites-vous de tout cela ? Marmontel se maudissait d’avoir fait ce poëme, et moi je me maudissais de l’avoir demandé. Il jurait bien de profiter de cette leçon ; c’en était une pour moi que je me promettais bien de ne pas oublier.

Dépêchez-vous, faites-moi préparer une niche grande comme la main, proche de vous, où je me réfugie loin de tous ces chagrins qui viennent m’assaillir. Il ne peut y avoir de bonheur pour un homme simple comme moi au milieu de huit cent mille âmes. Que je vive obscur, ignoré, oublié, proche de celle que j’aime, jamais je ne lui causerai la moindre peine, et près d’elle le chagrin n’osera pas approcher de moi. Est-il prêt, ce petit asile ? Venez le partager ! Nous nous verrons le matin ; j’irai, tout en m’éveillant, savoir comment vous avez passé la nuit ; nous causerons ; nous nous séparerons pour brûler de nous rejoindre ; nous dînerons ensemble ; nous nous promènerons au loin, jusqu’à ce que nous ayons rencontré un endroit dérobé où personne ne nous aperçoive. Là nous nous dirons que nous nous aimons, et nous nous aimerons ; nous rapporterons sur des fauteuils la douce et légère fatigue des plaisirs et nous passerons un siècle pareil sans que notre attente soit jamais trompée. Le beau rêve !



  1. Provenant de la vente de sa bibliothèque à l’impératrice Catherine II.
  2. J.-B.-F. Durcy de Meinières, né en 1705, président à la deuxième chambre des requêtes du palais, se retira en 1758 et mourut à Chaillot en 1785. Il aurait collaboré aux Mémoires de Bachaumont. M. le baron J. Pichon a publié une curieuse conversation du président avec Mme de Pompadour, dans les Mélanges de la société des bibliophiles français, 1856, in-8.
  3. Thomas partagea le prix avec Gaillard. Ce jugement ne fut pas ratifié par le public, qui ne regardait pas le discours du second comme digne de cette récompense. (T.)
  4. Diderot était, ce jour-là, très-disposé à l’indulgence : nous ne pouvons deviner quelle est la comédie de Barthe qui a pu lui rappeler Molière. (T.)
  5. La Neuvaine de Cythère, poëme de Marmontel, n’a été publiée que dans ses Œuvres posthumes. Paris, Verdière, 1820, in-8. On assure que la famille de l’auteur, redoutant les poursuites du ministère public contre cette production libre, imagina de présenter le manuscrit au roi (Louis XVIII). Ce prince, quoiqu’il n’eût pas eu le temps d’y jeter les yeux, le lui fit rendre, en lui faisant exprimer, dans une lettre très-flatteuse, la satisfaction que la lecture de ce poëme lui avait causée. Muni de cette pièce, on fit imprimer hardiment. (T.)