Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 138-141).


LXXXI


À Paris, le 26 septembre 1762.


Cette maladie-là a des vicissitudes prodigieuses, au milieu desquelles les forces et l’embonpoint disparaissent, et l’on est réduit à l’état fluet et transparent des ombres. Ce que je vois tous les jours de la médecine et des médecins ne me les fait pas estimer davantage. Naître dans l’imbécillité, au milieu de la douleur et des cris ; être le jouet de l’ignorance, de l’erreur, du besoin, des maladies, de la méchanceté et des passions ; retourner pas à pas à l’imbécillité ; du moment où l’on balbutie jusqu’au moment où l’on radote, vivre parmi des fripons et des charlatans de toute espèce ; s’éteindre entre un homme qui vous tâte le pouls, et un autre qui vous trouble la tête ; ne savoir d’où l’on vient, pourquoi l’on est venu, où l’on va : voilà ce qu’on appelle le présent le plus important de nos parents et de la nature, la vie.

Nous passons une partie de nos journées les plus agréables avec un homme dont je ne vous ai jamais parlé : c’est M. de Montamy. On n’est pas plus instruit que lui ; on n’a ni plus de jugement ni plus de sagesse dans la conduite. Attaché à ses devoirs auxquels tout est subordonné pour lui ; fidèle à son maître[1], à qui il n’a jamais caché la vérité, sans l’offenser ; environné d’ennemis et de méchants qui n’ont jamais pu l’entamer ; allant à la messe sans y trop croire ; respectant la religion et riant sous cape des plaisanteries qu’on en fait ; espérant à la résurrection sans trop savoir à quoi s’en tenir sur la nature de l’âme ; c’est du reste un gros peloton d’idées contradictoires qui rendent sa conversation tout à fait plaisante. Je vous en parle parce que nous allons tous dîner chez lui mercredi prochain ; et le Baron qui reviendra de Voré, et la Baronne qui reviendra du Grandval, et Grimm qui reviendra de Saint-Gloud, et Mme d’Épinay qui reviendra de la Briche, et les autres, comme Suard, d’Alinville et moi, qui ne sommes point sortis depuis, et que nous retrouverons là. J’aime toutes ces parties-là, et par le plaisir que j’y trouve, et par celui que j’ai de vous en entretenir. Le petit abbé[2] y sera aussi avec ses contes. Je ne sais où il les prend, mais il ne tarit point. Il nous disait, la dernière fois que nous l’avons eu, qu’une femme se mourait, et se mourait d’une certaine maladie cruelle qu’on prend avec beaucoup de plaisir : le prêtre qui l’exhortait lui disait : « Allons, madame, un peu de résignation ; offrez à Dieu votre mal. — Beau présent à lui offrir ! répondit la malade. » Et qu’un jour un de ses amis disait la messe et lui la servait : cet ami était un géomètre et par conséquent fort distrait ; le voilà qui perd le saint sacrifice de vue, se met à rêver à la solution de quelques équations, et demeure les bras élevés en l’air pendant un temps très-considérable, ce qui édifiait fort les uns et ennuyait fort les autres. Il était de ces derniers ; il tire son ami le célébrant par sa chasuble ; celui-ci sort de sa distraction, mais il ne sait plus où il en est de son affaire ; il se retourne, et demande à son ami : « L’abbé, ai-je fait la consécration ? » L’abbé lui répond : « Ma foi, je n’en sais rien… » Et le prêtre, tout en colère, lui réplique : « À quoi diable pensez-vous donc ? » — Tout cela n’est pas trop bon ; mais l’à-propos, la gaieté, y donnent un sel volatil qui se dissipe et ne se retrouve plus quand le moment est passé.

On vient d’accorder à l’abbé Arnaud et à Suard la Gazette de France. Voilà donc une petite fortune assurée pour ce dernier. Il n’attendait que cela pour faire le bonheur d’une femme qu’il aime à la folie ; il l’épousera, s’il est honnête homme.

Dans l’absence de tous mes amis dispersés autour de Paris, mes journées sont assez uniformes. Se lever tard, parce qu’on est paresseux ; faire répéter à sa petite fille un chapitre d’histoire et une leçon de clavecin ; aller à son atelier ; corriger des épreuves jusqu’à deux heures ; dîner, se promener, faire un piquet, souper, et recommencer le lendemain.

Jeudi prochain, je vous enverrai les deux ouvrages faits en faveur des Calas. Le paquet sera gros, vingt-sept feuilles in-4o. Je vous préviens dès ce moment de ne les communiquer à personne ; si par hasard cela tombait dans de certaines mains, il y aurait certainement une contrefaçon qui ruinerait le libraire, ou plutôt qui ferait tort à la veuve.

Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Il est tard, il faut que je coure chez Le Breton pour y mettre en ordre les planches de notre second volume, qui doit paraître incessamment. J’espère qu’on en sera plus content encore que du premier ; il est mieux pour la gravure, plus varié et plus intéressant pour les objets. Si nos ennemis n’étaient pas les plus vils des mortels, ils crèveraient de honte et de dépit. Le huitième volume de discours tire à sa fin ; il est plein de choses charmantes et de toutes sortes de couleurs. J’ai quelquefois été tenté de vous en copier des morceaux. Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité ; mais il y aura longtemps que nous serons réduits dans une poussière froide et insensible, lorsqu’on nous en saura quelque gré. Pourquoi ne pas louer les gens de bien de leur vivant, puisqu’ils n’entendent rien sous la tombe ? Voilà le moment de se consoler en se rappelant la prière du philosophe musulman : « mon Dieu, pardonne aux méchants, parce que tu n’as rien fait pour eux, puisque tu les a laissés devenir méchant ; les bons n’ont rien de plus à te demander, parce qu’en les faisant bons tu as tout fait pour eux. »

Je suis bien aise que ce dernier trait me soit revenu, sans quoi j’aurais été bien mécontent de cette lettre ; si elle est maussade, c’est que ma vie l’est aussi. Portez-vous bien et aimez-moi toujours beaucoup, toutes deux. Je me suis enfourné depuis quelques jours dans la lecture du plus fou, du plus sage, du plus gai de tous les livres.



  1. Le duc d’Orléans, dont il était premier maître d’hôtel.
  2. Galiani.