Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 116-121).


LXXVII


À Paris, le 2 septembre 1762.


Avant que de reprendre mon journal, je voudrais bien pouvoir vous rendre compte d’une conversation qui fut amenée par le mot instinct, qu’on prononce sans cesse, qu’on applique au goût et à la morale, et qu’on ne définit jamais. Je prétendis que ce n’était en nous que le résultat d’une infinité de petites expériences, qui avaient commencé au moment où nous ouvrîmes les yeux à la lumière jusqu’à celui où, dirigés secrètement par ces essais dont nous n’avions pas la mémoire, nous prononcions que telle chose était bien ou mal, belle ou laide, bonne ou mauvaise, sans avoir aucune raison présente à l’esprit de notre jugement favorable ou défavorable.

Michel-Ange cherche la forme qu’il donnera au dôme de l’église de Saint-Pierre de Rome ; c’est une des plus belles formes qu’il fût possible de choisir. Son élégance frappe et enchante tout le monde. La largeur était donnée ; il s’agissait d’abord de déterminer la hauteur. Je vois l’architecte tâtonnant, ajoutant, diminuant de cette hauteur jusqu’à ce qu’enfin il rencontrât celle qu’il cherchait et qu’il s’écriât : La voilà. Lorsqu’il eut trouvé la hauteur, il fallut après cela tracer l’ovale sur cette hauteur et cette largeur. Combien de nouveaux tâtonnements ! combien de fois il effaça son trait pour en faire un autre plus arrondi, plus aplati, plus renflé, jusqu’à ce qu’il eût rencontré celui sur lequel il a achevé son édifice ! Qui est-ce qui lui a appris à s’arrêter juste ? Quelle raison avait-il de donner la préférence, entre tant de figures successives qu’il dessinait sur son papier, à celle-ci plutôt qu’à celle-là ? Pour résoudre ces difficultés, je me rappelai que M. de La Hire, grand géomètre de l’Académie des sciences, arrivé à Rome dans un voyage d’Italie qu’il fit, fut touché comme tout le monde de la beauté du dôme de Saint-Pierre. Mais son admiration ne fut pas stérile ; il voulut avoir la courbe qui formait ce dôme ; il la fit prendre, et il en chercha les propriétés par la géométrie. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’il vit que c’était celle de la plus grande résistance ! Michel-Ange, cherchant à donner à son dôme la figure la plus belle et la plus élégante, après avoir bien tâtonné était tombé sur celle qu’il aurait fallu lui donner, s’il eût cherché à lui donner le plus de résistance et de solidité. À ce propos, deux questions : Comment se fait-il que la courbe de plus grande résistance dans un dôme, dans une voûte, soit aussi la courbe d’élégance et de beauté ? Comment se fait-il que Michel-Ange ait été conduit à cette courbe de plus grande résistance ? Cela ne se conçoit pas, disait-on ; c’est une affaire d’instinct. Et qu’est-ce que l’instinct ? Oh ! cela s’entend de reste. Je dis à cela que Michel-Ange, polisson au collège, avait joué avec ses camarades ; qu’en luttant, en poussant de l’épaule, il avait bientôt senti quelle inclinaison il fallait qu’il donnât à son corps pour résister le plus fortement à son antagoniste ; qu’il était impossible que cent fois dans sa vie il n’eût pas été dans le cas d’étayer des choses qui chancelaient, et de chercher l’inclinaison de l’étai la plus avantageuse ; qu’il avait quelquefois posé des livres les uns sur les autres, que tous se débordaient, et qu’il avait fallu en contre-balancer les efforts, sans quoi la pile se serait renversée ; et qu’il avait appris de cette manière à faire le dôme de Saint-Pierre de Rome sur la courbe de plus grande résistance. Un mur est sur le point de se renverser, envoyez chercher un charpentier ; lorsque le charpentier aura posé les étais, envoyez chercher d’Alembert ou Clairaut ; et, l’inclinaison du mur étant donnée, proposez à l’un ou à l’autre de ces géomètres de trouver l’inclinaison selon laquelle l’étai appuiera le plus fortement, vous verrez que l’angle du charpentier et du géomètre sera le même. Vous avez pu remarquer que les ailes des moulins à vent sont de biais, et forment un angle avec l’axe qui les soutient ; sans cela elles ne tourneraient pas ; cet angle a une quantité telle que l’aile tournera le plus aisément sous un angle de cette quantité. Comment se fait-il que quand les géomètres ont examiné celui que l’habitude, l’usage avaient déterminé, ils ont vu que c’était précisément celui que la plus haute géométrie aurait préféré ? Affaire de calcul d’un côté, affaire d’expérience de l’autre. Or, il est impossible que si l’un est bien fait, il ne s’accorde pas avec l’autre.

Actuellement, comment se fait-il que ce qui est solide en nature soit aussi ce que nous jugeons beau dans l’art, ou l’imitation ? C’est que la solidité ou plus généralement la bonté est la raison continuelle de notre approbation ; cette bonté peut être dans un ouvrage et ne pas paraître, alors l’ouvrage est bon, mais il n’est pas beau. Elle peut y paraître et n’y pas être, alors l’ouvrage n’a qu’une beauté apparente. Mais si la bonté y est en effet, et qu’elle y paraisse, alors l’ouvrage est vraiment beau et bon. Il faudrait se supposer dans un autre monde, où toutes les lois de nature fussent changées, pour qu’il arrivât que ce qui est bon et le paraît dans celui-ci ne fût pas beau dans celui-là. Mais pour vous dédommager un peu de tout ce que peut avoir de sec et d’abstrait ce qui précède, je vais vous achever en quatre mots le reste de la conversation. Je dis : Cependant, quoi de plus caché, quoi de plus inexplicable que la beauté de l’ovale d’un dôme ? La voilà cependant autorisée par une loi de nature. — Quelqu’un ajouta : Mais où trouver en nature de quoi justifier ou accuser les jugements divers que nous portons des visages des femmes surtout ? Ceci paraît bien arbitraire. — Aucunement, répondis-je ; quelque grande que soit la variété de nos goûts en ce genre, elle est explicable. On peut y discerner et y démontrer le vrai et le faux ; rapportez ces jugements à la santé, aux fonctions animales et aux passions, et vous en aurez toujours la raison. Cette femme est belle, ses sourcils suivent bien les bords de l’orbe de son œil ; relevez un peu ces sourcils dans le milieu, et voilà un des caractères de l’orgueil ; et l’orgueil offense. Laissez ces sourcils placés comme ils étaient, mais rendez-les très-touffus, qu’ils ombragent son œil, et cet œil sera dur ; la dureté rebute. Ne touchez plus à ces sourcils ; mais tirez ces lèvres un peu en avant, et la voilà qui boude, et qui a de l’humeur. Pincez les coins de sa bouche, et la voilà ou précieuse ou méprisante. Faites tomber ses paupière, et la voilà triste. Gonflez un peu trop certains muscles de ses joues, et la voilà colère. Fixez la prunelle et la voilà bête. Donnez du feu à cette prunelle fixe, et la voilà impudente. Voilà la raison de tous nos goûts. Si la nature a placé sur un visage quelques-uns de ces caractères extérieurs qui nous marquent un vice ou une vertu, ce visage nous plaît ou nous déplaît ; ajoutez à cela la santé qui est la base, et la plus grande facilité à remplir les fonctions de son état. Un beau crocheteur n’est pas un bel homme ; un beau danseur n’est pas un bel homme ; un beau vieillard n’est pas un bel homme ; un beau forgeron n’est pas un bel homme. Le bel homme est celui que la nature a formé pour remplir le plus aisément qu’il est possible les deux grandes fonctions : la conservation de l’individu, qui s’étend à beaucoup de choses, et la propagation de l’espèce qui s’étend à une. Si par l’usage, par l’habitude, nous avons donné une aptitude particulière à quelques membres aux dépens des autres, nous n’avons plus la beauté de l’homme de nature, mais la beauté de quelque état de la société. Un dos devenu voûté, des épaules devenues larges, des bras raccourcis et nerveux, des jambes trapues et fléchies, des reins vastes à force de porter des fardeaux, feront le beau crocheteur. L’homme de nature n’a rien fait que vivre et propager ; si la nature l’a fait beau, il est resté tel. Il semble que les artistes aient voulu nous montrer les deux extrêmes dans deux de leurs principaux morceaux de sculpture ; l’Apollon antique est l’homme oisif, l’Hercule Farnèse est l’homme laborieux ; tout est outré de ce côté-ci, rien n’excède de l’autre, rien ne montre un essai particulier ; il n’a rien fait encore, mais il paraît propre à tout : voulez-vous qu’il lutte, il luttera ; qu’il coure, il courra ; qu’il caresse une femme, il la caressera. Pour bien peindre, d’abord il faut connaître l’homme de nature ; il faut connaître ensuite l’homme de chaque profession. Mais laissons les êtres vivants ; passons aux ouvrages de l’art, par exemple, à l’architecture.

Un morceau d’architecture est beau, lorsqu’il y a la solidité et qu’on la voit : qu’il y a la convenance requise avec sa destination, et qu’elle se remarque. La solidité est dans ce genre-ci ce qu’est la santé dans le règne animal ; la convenance avec les usages est dans ce genre-ci ce que sont les fonctions et états particuliers dans le genre animal. Mais admirez ici l’influence des mœurs, il semble qu’elles deviennent la base de tout : vous allez à Constantinople ; et là vous trouvez des murs hauts et épais, des voûtes abaissées, des petites portes, des petites fenêtres hautes et grillées ; il semble que plus un édifice, une maison ressemble à une prison, plus elle soit belle ; c’est qu’en effet ce sont des prisons que les maisons où une moitié de l’espèce humaine renferme l’autre. Allez en Europe, au contraire, grandes portes, grandes fenêtres, tout est ouvert ; c’est qu’il n’y a point d’esclaves : et les climats n’y font-ils rien ? Pour juger ici de quel côté est le bon goût, il faut bien déterminer de quel côté sont les bonnes mœurs ; s’il faut abandonner les femmes sur leur bonne foi, ou les renfermer ; s’il faut habiter sous les feux de la zone torride ou dans les glaces du tropique, ou si la santé et la durée de l’homme s’accommodent mieux d’une zone tempérée. Un jeune libertin se promène au Palais-Royal, il voit là un petit nez retroussé, des lèvres riantes, un œil éveillé, une démarche délibérée, et il s’écrie : Oh ! qu’elle est charmante ! Moi, je tourne le dos avec dédain, et j’arrête mes regards sur un visage où je lis de l’innocence, de la candeur, de l’ingénuité, de la noblesse, de la dignité, de la décence ; croyez-vous qu’il soit bien difficile de décider qui a tort du jeune homme ou de moi ? Son goût se réduit à ceci : j’aime le vice ; et le mien à ceci : j’aime la vertu. Il en est ainsi de presque tous les jugements ; ils se résolvent en dernier à l’un ou à l’autre de ces mots.

Voilà le gros de notre conversation. Les détails feraient un excellent ouvrage sur le goût, et l’apologie de celui que j’ai pour vous, chères sœurs…