Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 112-116).


LXXVI


Paris, le 29 août 1762.


J’ai fait part à Damilaville de votre accident, et nous avons pensé l’un et l’autre que si vous envoyiez un état de votre perte, un peu exagéré, s’il en est besoin, nous dresserions d’après cela un mémoire que quelqu’un présenterait à M. de Courteille, afin d’obtenir une réduction de votre vingtième pour une, deux, trois, quatre ou cinq années. Le ministre, qui fait tout par ses commis, nous renverrait ce mémoire pour en décider ; et nous arrangerions la chose comme il vous plairait. Ainsi donc, si cela vous convient, que nous sachions tout le dégât que le feu vous a fait et par delà, et ce que vous payez de vingtième ; le reste est notre affaire.

Je viens d’achever ce mémoire dont je m’étais chargé pour ces pauvres diables qui ont inventé une chose utile. Il est minuit passé, et je ne saurais me résoudre, tout fatigué que je suis, à m’endormir sans avoir préparé ma lettre pour demain. Je vais reprendre ma réponse à votre dix-huitième à l’endroit où j’en étais resté.

La décision d’Uranie me paraît bien sévère. Quoi donc ! ne met-elle aucune différence entre une action illicite et une mauvaise action ? Ne sera-t-il pas permis de faire par raison ce qu’on a déjà fait par passion ? Après avoir tout osé pour soi, n’osera-t-on rien pour son époux et pour ses enfants ? Si l’on a quelque reproche à craindre, ne serait-ce pas plutôt celui qu’on se ferait à peu près sur ce ton, s’il arrivait que l’on tombât dans la misère, qu’avec un peu moins de pusillanimité on aurait sûrement évitée ? Si nous avions notre innocence, peut-être y faudrait-il regarder de fort près avant que de l’échanger contre de l’or ? Mais, hélas ! nous ne l’avons plus ; il ne s’agit que d’une petite tache de plus ou de moins ; d’une infraction de la loi civile, la moins importante et la plus bizarre de toutes ; d’une action si commune, si forte dans les mœurs générales de la nation, que l’attrait seul du plaisir, sans aucune autre considération plus importante, suffit pour la justifier ; d’une action dont on loue notre sexe, et dont en vérité on ne s’avise plus guère de blâmer le vôtre ; du frottement passager de deux intestins, mis en comparaison avec les aisances de la vie ; d’une faute moins répréhensible que le mensonge le plus léger ; il est bien singulier, chère sœur, que vous permettiez à un homme engagé par le serment libre de la tendresse avec une femme qu’il aime de faire un enfant à une autre qu’il n’aime pas, et que vous défendiez un moment de complaisance à une de vos semblables, qui y est entraînée par un motif des plus importants. S’il était question de goûter un plaisir exquis, une volupté délicieuse, un transport ravissant, un moment de félicité au-dessus de toute idée, peut-être rabattriez-vous un peu de votre jansénisme ! Et vous ne pensez pas que c’est un dégoût insupportable qui nous attend ! et que, à tout bien prendre, ce devoir est la véritable expiation du plaisir défendu qu’on a pris. J’ai quelquefois entendu parler des femmes sur ce point ; toutes étaient d’accord que c’était un horrible supplice. Eh bien ! nous y voilà résolus. L’héroïsme est d’autant plus grand, que le sacrifice de soi-même répugne davantage. Combien nous allons mériter, si votre préjugé ne s’y oppose plus ! Songez donc que celui qu’on va recevoir dans ses bras est un homme qu’on méprise, et qu’on haït ; songez qu’il se chargera de tous les frais du péché ; songez que nous n’y mettrons pas un atome du nôtre ; songez que nous serons plus passive et plus immobile qu’une statue de marbre ; songez que, s’il nous échappe quelques mouvements insensibles, quelque signe de vie, ce sera d’impatience et non de plaisir ; songez que ceci est l’ouvrage tout pur de la raison, que le cœur et les sens n’y seront pour rien ; c’est un acte de pénitence, s’il en fut jamais. S’il nous survenait une maladie là, n’y aurait-il pas de la folie à se refuser à l’application d’un instrument, s’il était nécessaire ; et quelle plus fâcheuse maladie que de mourir pendant trente ans de soif et de faim ? Quelle différence mettez-vous en pareil cas entre un homme de cette trempe et un instrument de chirurgie ? Et puis, ne dirait-on pas qu’il en soit de cette affaire comme du vol, de la calomnie, du meurtre et d’une infinité d’autres actions qui sont mauvaises en tout temps et partout ? Rentrez pour un moment dans l’état de nature ; pour Dieu, dites-moi ce que c’est.

À présent, venons à vous, mademoiselle. Eh bien ! vous ne voulez donc pas qu’on ait la complaisance pour cette honnête créature, qui a le sens assez droit pour sentir que le mariage est un sot et fâcheux état, et qui a le cœur assez bon pour vouloir être mère, de lui faire un enfant ? Vous l’appelez tête bizarre ? Vous craignez qu’elle ne prenne du goût pour le plaisir, qu’on ne prenne du goût pour elle ? Vous la trouvez présomptueuse de se croire capable de bien élever. Halte là, s’il vous plaît. Elle a l’expérience par-devers elle. Après avoir fait supérieurement l’éducation de trois ou quatre bambins qui n’étaient pas les siens, elle peut, je crois, se promettre, sans trop présumer d’elle, d’en bien éduquer un qui lui appartiendra. Je vous l’ai déjà dit ; ce n’est point ici une affaire de cœur, moins encore une affaire de tempérament. Pour ce blâme public qu’elle encourrait, peut-être elle l’a mis sous ses pieds. « Jamais, dit-elle, je ne me persuaderai que de se proposer, avant de sortir de ce monde, de remplir la place qu’on quitte, d’un honnête homme ou d’une honnête femme, que de s’exposer à perdre la vie pour la donner à un autre ; obligation que la différence des sexes imposait avant tout sacrement institué, toute législation publiée ; que de se sacrifier à inculquer dans une jeune femme des principes d’honneur et de justice, pendant un grand nombre d’années ; que de préparer à la société un bon citoyen, un bon père, une bonne mère, un bon mari, ce soit une cause d’opprobre ; parce qu’on ne s’assujettit pas à quelques formalités de convention qui ne signifient rien, et qui varient d’un peuple à un autre ; parce qu’on connaît la légèreté du cœur humain, et qu’on craint, en faisant un vœu indiscret, de devenir parjure ; parce qu’on ne veut pas accepter un tyran ; parce que, n’étant pas en état ni d’instruire ni de nourrir plusieurs enfants, on a recours au seul moyen possible de n’en avoir qu’un ; parce que, n’étant pas mariable par cent raisons plus solides les unes que les autres, on ne se marie pas, et parce que, forcée de se soustraire à la loi du prince, qui veut qu’on ne soit féconde qu’à telles ou telles conditions, j’obéis à la loi dénature qui veut que je sois féconde dès qu’elle ne m’a pas faite stérile. Ce ne sont pas de viles petites vues qui me mènent ; ce sont des vues grandes et nobles ; je veux être mère, parce que je suis digne de l’être. Si vous, monsieur, que j’ai choisi pour me donner cet auguste caractère, ne pouvez disposer de vous-même sans le consentement d’une autre, consultez-la ; mais si elle s’oppose à mon désir, je ne vous dissimulerai point que je m’estime plus qu’elle et qu’elle ne vous estime pas assez. Je ne crains point de perdre mon honneur, ce que j’appelle mon véritable honneur, en couchant avec son amant ; elle craint, elle, de perdre son amant en le laissant coucher avec moi. Dites-lui, une bonne fois pour toutes, que je ne vous aime point, et que je ne veux de vous que jusqu’au moment où vous cesserez de m’être nécessaire. C’est avec toute la sincérité d’une honnête fille que je vous proteste que, si l’effet pouvait m’être connu après le premier essai, je n’en permettrais pas un second pour ma vie ; il m’avilirait trop. Ce n’est plus le titre de mère que j’aurais voulu, c’est celui de maîtresse ; ce n’est plus un enfant que j’aurais ambitionné d’avoir de bonne race et d’élever, c’est du plaisir ; ce n’est plus un devoir de nature que j’aurais cherché à satisfaire, c’est un commerce illicite que j’aurais formé..... » Voilà ce qu’elle dit à… Je ne sais qu’ajouter ! car ce n’est ni à son époux, ni à son ami. J’ai cru devoir vous faire mieux connaître cette femme, avant que de m’en tenir à votre décision. Encore un mot de réponse là-dessus.

Grâce à l’interruption que le malheur qui vous est arrivé a fait mon journal, j’ai une ample provision de matières ; mais j’espère que j’en oublierai les trois quarts et demi, et que je serai contraint de prendre les choses au moment où je vous écrirai, et de me mettre ainsi tout de suite au courant. Adieu, mes bonnes amies. Depuis que je cause avec vous deux, il me semble que je cause plus facilement, plus doucement.