Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 27-32).


LIV


À Paris, le 2 novembre 1760.


Les gens du monde n’ont point d’honneur : ils font trop d’affaires et de trop importantes ; ils s’écartent d’abord un peu du droit chemin, puis encore un peu, et de petits écarts en petits écarts réitérés, bientôt ils se trouvent tout à fait égarés, et ce qu’ils ont fait avec succès devient l’unique règle de ce qu’ils ont à faire. Vous voyez bien à quoi je réponds. Mais ce qui me confond, c’est cette espèce de bienfaisance malhonnête avec laquelle ils se prêtent à arranger à leur mode les affaires des gens scrupuleux. On dirait, ou qu’ils n’ont pas assez de leurs propres iniquités, ou qu’ils croient expier celles-ci par celles qu’ils veulent bien commettre en faveur des autres. Il semble qu’ils se disent en eux-mêmes : Vous voyez bien, si ma morale est mauvaise, au moins j’ai la même pour moi et pour mes amis.

Il y avait donc bien de la tendresse, du respect, de l’estime dans cette lettre de rappel ? Les sentiments qu’il nous a vu prendre de sa moitié, à nous qui sommes censés nous connaître en mérite, n’ont pas peu contribué à lui inspirer ceux qu’il en a. Il a cru pouvoir estimer un peu celle que nous adorons. Elle a cru longtemps que la seule chose qu’elle désirait en son mari, c’était de l’estimer ce qu’elle valait ; elle s’est trompée. Il en est venu là, et je gage qu’elle n’en est pas plus éprise.

Vous voilà donc seule à présent, mais heureusement ce ne sera pas pour longtemps ; tout m’annonce un retour prochain. Ces travaux projetés sur la rivière de Larzicourt sont ou différés ou moins inquiétants, puisqu’on cherche des chevaux ; mais je ne veux plus compter sur rien. Je suis trop mal à mon aise lorsqu’une lettre vient détruire les espérances que j’avais conçues sur la précédente. On dirait que Morphyse a deviné que vous m’écrivez tout, et qu’elle se fait un jeu de vous montrer à celui que vous aimez et de vous ravir à ses souhaits, d’une poste à l’autre.

Vous faites aussi des débauches de table ! Cela vous convient fort. Et qui est-ce qui vous a permis de vivre comme ceux qui se portent bien ? Me voilà tout à fait dérangé. J’ai eu les intestins brouillés, des envies de vomir, de la fièvre, de l’insomnie ; je devais être émétisé aujourd’hui. J’étais trop échauffé pour qu’on l’osât ; c’est partie remise. En attendant, je vais, je viens, je ris, je cause, je me plains, et demain il n’y paraîtra plus. Mais vous, vous payez de quinze mauvais jours un petit verre de vin et une cuisse de perdrix de trop. Tout le monde se porte bien, excepté moi et Angélique. Vous ai-je dit que cette petite étourdie-là s’était arraché un ongle du gros orteil ? Il n’en fallait pas davantage pour mettre en péril le pied d’un autre enfant moins sain. Elle n’en a pas été alitée plus d’un jour.

J’ai lu à M. Grimm la comparaison que vous nous avez faite d’Hypermnestre avec Tancrède, il trouve que cela n’est pas si faux qu’il en faille rougir.

Je n’oublierai pas votre billet de loterie. Mme Le Gendre ne se lasse donc pas d’inviter la fortune. J’en suis bien aise… Mais la fortune en use avec elle comme la cliente en use avec ses amants.

Nous ne sommes pas à Bouillon, mais il est décidé que nous imprimerons en pays étranger, et que je n’irai pas. Ma présence donnera le change à nos ennemis, et rien n’empêchera, avec trois ou quatre contre-seings dont nous disposons, que les feuilles ne nous viennent et que nous ne puissions avoir l’ouvrage à notre aise.

Vous n’avez pas répondu juste à mon raisonnement en faveur de la médecine. La sensibilité on l’insensibilité des êtres sur lesquels on opère ne fait rien à la certitude ou à l’incertitude des expériences.

Ma sœur a un étrange procédé avec moi. Je vous ai dit, il y a deux mois, qu’elle m’avait envoyé un compte avec des modèles de quittances : j’ai transcrit les quittances au bas du compte, j’ai renvoyé le tout, et depuis je n’ai entendu parler de rien. Ce maudit saint[1] l’aurait-il pervertie ? Malheur à la famille dans laquelle il y aura un saint !

À moi, mes gendres, est d’autant plus plaisant qu’il y a longtemps que le danger est passé[2].

Caliste chancelle, et ce pauvre Colardeau, qui en est l’auteur, est désespéré[3]. Voici encore quelques beaux endroits que je me rappelle. Caliste dit de son abominable amant : Mais qui peut le rappeler auprès de moi ? La jalousie ? Lui, jaloux ! Ce lui, jaloux ! est beau. Et comme cette enchanteresse de Clairon le dit ! Quand sa confidente l’invite à donner la main à un époux qui lui est présenté par son père : Moi, dit-elle, j’irais porter mes affronts en dot à mon époux ! et à un ami de Lotario, qui lui laisse apercevoir qu’il sait son malheur : Éloignez-vous, vous m’avez fait rougir ; ne me voyez jamais. Et ces deux vers-ci, qu’en direz-vous ?


La nature, crois-moi, dans le sein d’une mère,
Pousse un cri plus plaintif que dans celui d’un père.


Je me suis grippé, à l’occasion de cet endroit, avec le mari de ma bonne amie, Mme Riccoboni, et lui avec moi, sans nous connaître. Toutes les nuits il m’en revient des bribes qui me font tressaillir.

À propos de la maladie de Mme Helvétius, croiriez-vous bien que ces Jésuites, qui ont si cruellement persécuté son mari, ont eu le courage de lui faire visite ? Je voudrais bien pouvoir vous rendre les propos qu’il leur a tenus avec sa brusque bonhomie ; il n’y a pas un mot à perdre : « Mais comment, Pères, c’est vous ! Vous êtes des hommes incompréhensibles. Vous vous croyez faits pour tout subjuguer, amis, ennemis. — Nous en sommes bien fâchés, nous n’avons pu faire autrement. — Je sais bien que vous seriez d’honnêtes gens, si cela dépendait de vous. Il y a beaucoup d’autres gens dans la société qui sont exactement dans le même cas ; cela ne dépend pas d’eux ; ce sont des coquins à qui je pardonne de l’être, mais je ne les vois pas. »

Que pensez-vous de cela ? Le reste ne me revient pas, mais il est exactement comme l’échantillon que voilà.

Vous savez apparemment que le capitan bacha ou l’amiral du sultan, qui va tous les ans, au nom de son maître, recueillir le tribut dans les îles de l’Archipel, s’en revenait avec dix à onze millions, lorsqu’un mouvement de dévotion le fit relâcher à une petite île appelée Lampédouse, où les chrétiens et les musulmans ont un petit temple commun ; et que, tandis qu’il était en oraison, les esclaves chrétiens qui étaient sur son bord, au nombre de deux cents, ont assommé, avec leurs chaînes, les esclaves turcs, ont mis à la voile, et s’en sont allés à Malte, où ils ont été bien reçus, et où l’on a accordé la liberté à cinq esclaves turcs qui avaient généreusement aidé les esclaves chrétiens à massacrer leurs confrères. Récompense bien placée ! À votre avis ?

M. et Mme de Buffon sont arrivés. J’ai vu madame. Elle n’a plus de cou ; son menton a fait la moitié du chemin ; devinez ce qui a fait l’autre moitié ? moyennant quoi ses trois mentons reposent sur deux bons gros oreillers. Elle me paraît avoir un peu oublié ses douleurs. Je ne dînai point avec elle ; j’avais promis à Mme d’Épinay, à l’ami Grimm et à l’abbé Galiani.

L’abbé est petit, gras, potelé : un certain Ascylte, de votre connaissance, un certain Lycas, aussi de votre connaissance, s’en seraient bien accommodés autrefois. Il nous disait à ce propos qu’un jour il voyageait dans un coche public ; c’était en hiver. D’abord, on ne sut avec qui l’on était ; mais lorsque le jour commença à paraître, il se trouva à côté d’un Jésuite ; deux filles à côté d’un Bernardin et d’un Bénédictin, et celui-ci à côté du secrétaire d’un sénateur napolitain. Il ne se passa rien dans la matinée, sinon que les deux moines faisaient tous leurs efforts pour se rendre agréables aux deux filles. Chacun alla dîner de son côté. La soirée fut comme la matinée, c’est-à-dire même galanterie de la part des moines. Le souper se fit en commun. Après le souper, lorsqu’il fallut se retirer, le Jésuite s’approcha de l’abbé, et lui dit : « Monsieur, il ne paraît pas que nous sommes là en bonne compagnie : vous devriez demander une chambre à deux lits pour nous. » L’abbé obligeamment la demanda, et l’obtint. On mit les deux filles dans une autre chambre à deux lits, les deux moines dans une troisième chambre à deux lits, et le secrétaire du sénateur dans un cabinet, seul. Chacun retiré, le Jésuite entreprit l’abbé de conversation, de son lit au sien. Tandis que l’abbé et le Jésuite causaient, un des moines attendait que l’autre moine fût endormi, afin d’aller trouver les filles. Le Bernardin fut le plus pressé ; il se lève sur la pointe du pied, il va dans la chambre des filles, il rencontre un lit, il tâte, il était vide : une des filles, qui l’occupait, était allée causer avec le secrétaire. Il va à l’autre lit, il y trouve l’autre fille, et se place à côté d’elle. Cependant le Bénédictin s’avançait sur ses pas ; il arrive droit au lit du Bernardin et de la fille ; ce fut le Bernardin qui lui tomba sous la main ; il le happe par le cou, il le traîne au milieu de la chambre, et se met à sa place. L’autre se relève, et s’en va tomber à coups de poing sur son rival ; il frappe à tort à travers ; la fille en reçoit un dans l’œil, et se met à faire des cris affreux. Les deux moines, en chemise, se battent, et font aussi des cris affreux. Le Jésuite, qui causait avec l’abbé, effrayé, se lève, court au lit de l’abbé et lui dit : « Monsieur, entendez-vous ces cris ? Je me meurs de peur ; de grâce, faites-moi une petite place à côté de vous. » Le moyen, ajoute l’abbé, de renvoyer ce pauvre Jésuite ! il avait si peur ! Et pendant que le Jésuite se rassure, quoique le bruit augmente, l’hôte monte. On laisse une des filles couchée avec le secrétaire, on enferme l’autre sous clef, on sépare les deux moines, et le reste de la nuit se passa fort bien.

Le père Hoop se porte un peu mieux. Il m’a dit, à l’occasion du nouveau roi d’Angleterre, une histoire très-cynique. Adieu, ma tendre amie, il se fait tard. Je vous écris chez Damilaville. Je me porte mal. Je n’aime point à me faire attendre, je m’en vais. M. Gaschon a envoyé chez moi ce matin savoir comment je me portais. Je lui ai donné rendez-vous pour dimanche matin chez Mlle Boileau. S’il se porte bien, si je me porte bien, si je me porte mieux, nous causerons un peu gaiement. Vous vous doutez bien qu’il sera aussi un peu mention de vous.

Adieu, j’ai les yeux faibles, la tête fatiguée ; j’écris sans savoir ce que j’écris : revenez me mettre à la raison. Malgré toutes les promesses que je me suis faites de ne me plus promettre rien, je ne sais pourquoi je me flatte que cette lettre sera la dernière que je vous écrirai. Adieu. J’ai reçu ce matin un billet de M. Grimm, qui est charmant. Le comte de Lauraguais m’est venu voir. Savez-vous l’accident arrivé à sa femme ? Elle voulait prendre des gouttes d’Hoffmann ; on s’est trompé de bouteille, et on lui a donné quatre-vingt-quatre gouttes de laudanum. Elle n’en mourra pas. Bonsoir, ma bonne amie ; adieu. Je ne saurais vous quitter tant qu’il me reste un quart d’heure, et que je suis à côté de vous, ou tant qu’il me reste une ligne de papier blanc, et que je vous écris.



  1. Son frère le chanoine.
  2. Allusion à l’aventure de nuit de Mme d’Aine. Voir précédemment, t. XVIII, page 515.
  3. Caliste fut jouée, pour la première fois, le 12 novembre 1760, et obtint dix représentations.