Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 26-27).


LIII


À Paris, le 11 novembre 1760.


J’étais venu ici dans le dessein d’y trouver une lettre et d’y répondre. J’ai eu la lettre. Je l’ai lue avec le plaisir que toutes me donnent, mais il ne m’a pas été possible de vous faire réponse.

J’ai trouvé Thiriol, un ami de Voltaire ; c’est un bon homme, mais d’une mémoire cruelle. Il s’est mis à nous réciter des vers de tous les poëtes du monde, et il était près de neuf heures quand il nous a quittés.

Le moyen de passer ici le temps qu’il me faudrait pour vous entretenir des peines que se donne Uranie, et y apporter la consolation qu’elle peut attendre de moi ! Je me suis fait une loi de rentrer de bonne heure, du moins jusqu’à ce que tout le monde se porte mieux à la maison. Je vous écris seulement ce billet pour prévenir l’inquiétude que mon silence pourrait vous causer. Bonsoir, ma tendre amie. Jeudi, je tâcherai de réparer la brièveté de celle-ci. Si vous la comparez avec la précédente, vous ne manquerez pas de dire que je suis extrême en tout. Je ne sais si cela est aussi généralement vrai qu’on pourrait le croire ; mais en tendresse, en attachement, en estime, en respect pour vous, quelque extrême qu’on veuille me supposer, je ne ferai mentir personne. Un mot de moi à Uranie. Elle voit sa fille d’un air trop sévère. Quand elle aura causé là-dessus avec elle-même pendant une matinée, elle retrouvera sa fille à moitié corrigée. Avant que d’accuser l’enfance d’une autre, je lui demande de se rappeler la sienne. Qu’est-ce que la sensibilité ? L’effet vif sur notre âme d’une infinité d’observations délicates que nous rapprochons. Cette qualité, dont la nature nous donne le germe, s’étouffe ou se vivifie donc par l’âge, l’expérience, la réflexion. Nous serions tous bien honteux si nos parents avaient tenu registre de toutes les choses dures, cruelles même, que nous avons dites ou faites, quand nous étions jeunes. Nous verrions, dans l’histoire de nos premières années, l’excuse des premières années de nos enfants que nous jugeons si sévèrement. Un peu de patience, il en a fallu tant avoir avec nous. Je ne me tiens pas quitte par ce petit nombre de lignes. Le sujet est trop important pour n’y pas revenir. Bonsoir, mon amie, bonsoir. Ne perdez rien de votre amour. Pour peu que vous en diminuassiez, vous ne me payeriez plus de retour.