Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 412-416).


XXIV


Au Grandval, le 20 octobre 1759.


Vous vous portez bien, vous pensez à moi, vous m’aimez, vous m’aimerez toujours. Je vous crois ; me voilà tranquille, je renais ; je puis jouer, me promener, causer, travailler, être tout ce qui vous plaira. Ils ont dû me trouver, ces deux ou trois derniers jours, bien maussade. Non, mon amie, votre présence même n’aurait pas fait sur moi plus d’impression que votre première lettre. Avec quelle impatience je l’attendais ! Je suis sûr qu’en la recevant mes mains tremblaient, mon visage se décomposait, ma voix s’altérait ; et que si celui qui me l’a remise n’est pas un imbécile, il aura dit : Voilà un homme qui reçoit des nouvelles ou de son père, ou de sa mère, ou de celle qu’il aime. Au même moment je venais de faire partir un billet où vous aurez vu toute mon inquiétude. Tandis que vous vous amusiez, vous ne saviez pas tout ce que mon âme souffrait.

On nous dit ici que Mlle Arnould était une Colette d’opéra maniérée, et d’une naïveté point du tout naïve[1]. Cet on n’est pas toutefois un homme d’un goût bien difficile. Je prétends, par exemple, que quand le devin leur dit :


La bergère un peu coquette
Rend le berger plus constant,


il ne faudrait pas qu’elle se rengorgeât, qu’elle portât la main à sa coiffure, ni qu’elle rajustât son jupon. Pour moi je ne sais qu’en penser, cela peut être bien, cela peut être mal. C’est selon la figure, les circonstances, ce qui a précédé le ton, le caractère du jeu dans les choses les plus légères, ainsi que dans les plus importantes. Il n’y a rien de bien que ce qui est un. Pourquoi ces gentillesses de conversation, qu’on a entendues avec tant de plaisir, s’émoussent-elles quand on les rend ? C’est qu’on les présente isolées, c’est que l’intérêt du moment et de l’à-propos n’y est plus. Je sais bon gré à M. de Prisye de vous cultiver ; vous lui parlez de moi quelquefois sans doute.

Si vous faites des médiateurs où vous gagnez beaucoup de fiches et peu d’argent, en revanche, je fais des piquets où je perds beaucoup d’argent et peu de fiches ; ce sont les marqués qui me ruinent ; ils ont des écarts pusillanimes. Moi, je songe à faire beaucoup de mal ; eux à s’en garantir.

Je l’ai vu ce papier de Genève[2], vous le verrez aussi et vous direz, comme moi, qu’il a le diable au corps, et qu’il vaut mieux le supprimer que de s’exposer au soupçon de l’avoir fait ou publié. L’auteur n’est pas un homme assez sûr. Les autres ont payé cent fois pour ses folies ; pourquoi cela n’arriverait-il pas encore une ? Qui est-ce qui peut se promettre de la discrétion de celui qui ne s’est jamais tu, et qui ne risque rien à parler ? Où est la précaution qui ne puisse tromper ? J’ai appris à me méfier des hasards ; il y en a de si bizarres. Par exemple, je vous prédis (puissé-je être un prophète menteur), que ce commerce de lettres perdra votre sœur ; je ne sais ni quand ni comment cela se fera ; mais le temps amène tout ce qui est possible. Les choses se combinent de tant de façons que l’événement fâcheux a lieu tôt ou tard. Encore si elle aimait ! si cette consolation lui était aussi essentielle qu’à nous ! si elle avait un engagement de cœur ! s’il s’agissait d’adoucir les ennuis de deux amants séparés, d’épancher dans un cœur la tendresse dont on est rempli ! mais il n’y a aucun de ces si. En vérité, il y a peu de prudence d’un côté et nulle délicatesse de l’autre ; vous ne serez quitte ni envers elle ni envers vous-même, si vous ne la prêchez pas fortement là-dessus, et si ce maudit paquet, qui court après elle, vient à rencontrer son mari. Voyez cependant ; rassurez-vous. Les pièges que le sort nous tend sont plus fins, le mal qu’il nous réserve est moins attendu. La circonstance que je crains, c’est celle où elle croira avoir tout prévu, et où elle dormira paisiblement sur ces précautions.

Je ne connais pas Mme de Néeps ; mais j’ai vu quelquefois son mari, qui est homme de sens et qui a la réputation d’un homme de bien.

Cela est singulier ; entre les raisons que j’imaginais de votre silence, l’indisposition de votre baron m’est venue..... Il a résolu de mourir à votre insu. Pardonnez-lui cette nuit d’alarmes ; mais craignez qu’il nous donne quelque jour un fâcheux réveil.

Il est impossible d’être sobre ici ; il n’y faut pas penser. J’arrondis comme une boule ; je continue à profiter ; vous ne pourrez plus m’embrasser. Votre sœur ne me reconnaîtra plus, et… j’allais ajouter la une bonne folie que je vous laisse à deviner.....

Adieu, mon amie. Il y a sûrement une de vos lettres à Charenton ; demain on me l’apportera, ou on ira la chercher d’ici.

Notre vie est toujours la même. On travaille, on mange, on digère si l’on peut, on se chauffe, on se promène, on cause, on joue, on soupe, on écrit à son amie, on se couche, on dort, on se lève, et l’on recommence le lendemain.

Notre causerie a été fort chaude et fort variée aujourd’hui, M. d’Holbach soutient qu’il ne faut jamais plaisanter au jeu ; qu’en pensez-vous ? Autre paradoxe : qu’on ne corrige les hommes de rien. Je vois à cela deux choses : l’une, qu’il se fâche aisément quand il perd, et qu’il voudrait bien s’excuser le peu de succès de l’éducation de ses enfants..... Je les ai laissés sur une bonne folie. Ils en ont pour jusqu’à minuit, s’ils le veulent. J’ai dit : Veut-on semer une graine ; on défriche, on laboure, on herse. Veut-on planter un arbre ; on choisit le temps, la saison ; on ouvre la terre, on la prépare ; il y a des soins que l’on prend. Quelle est la fleur qui n’en exige pas ? Il n’y a que l’homme qu’on produise sans préparation. On ne regarde ni à sa santé ni à celle de la mère ; on a l’estomac chargé d’aliments, la tête échauffée de vin ; on est épuisé de fatigue ; on est embarrassé d’affaires, abattu de chagrins. L’Écossais a dit : « Quand on cherche à les faire sains, on les fait sots. »

Cela est aussi vrai que quand le père et la mère sont innocents tous les deux, on les fait fous. Sans plaisanter, c’est un ouvrage assez important pour y procéder avec quelque circonspection.

Il a fait une après-dinée charmante. Nos jardins étaient couverts d’ouvriers et vivants. J’ai été voir planter des buis, tracer des plates-bandes, fermer des boulingrins. J’aime à causer avec le paysan ; j’en apprends toujours quelque chose. Ces toiles qui couvrent en un instant cent arpents de terre sont filées par de petites araignées dont la terre fourmille : elles ne travaillent que dans cette saison et que certains jours.

À gauche de la maison, nous avons un petit bois qui la défend du vent du nord ; il est coupé par un ruisseau qui coule naturellement à travers des branches d’arbres rompues, à travers des ronces, des joncs, de la mousse, des cailloux. Le coup d’œil en tout à fait pittoresque et sauvage. C’est là qu’on allait chercher, il y a deux mois, le frais contre les chaleurs brûlantes de la saison. Il n’y a plus moyen d’en approcher ; il faut tourner autour et prendre le soleil.

Nous avons été à Amboile[3] : nous avons vu la folie d’un homme à qui il en coûte cent mille écus pour augmenter son château de douze pieds, et nous avons ri. Ce château, avec les eaux qui l’entourent et les coteaux qui le dominent, a l’air d’un flacon dans un seau de glace.....

Vous êtes bien hardie de lire deux pages d’une de mes lettres à votre mère ; mais cela vous a réussi. À la bonne heure pour cette fois, ma mie ; croyez-moi, n’y revenez plus..... Je viens de recevoir votre lettre qui finit par ces mots : « Mercredi, à onze heures. Bonsoir, mon tendre ami ; je dors plus d’à moitié, et je ne vous en aime pas moins. » Je me trompe : c’est, mon amie, que je les ai toutes sous les yeux. La dernière est de jeudi, à minuit. Dieu veuille que vous n’en ayez point écrit depuis. M. Hudet m’a fait dire que la première qui lui viendrait sous enveloppe serait renvoyée à Paris. Je me hâte de vous prévenir, adressez dans la suite : À M. Hudet, pour remettre à M. Diderot ; ou bien envoyez chez le Baron, ou chez M. d’Aine, maître des requêtes, rue de l’Université, avec mon adresse au Grandval ; mais le plus sûr est M. Hudet, pourvu qu’il n’y ait point d’enveloppe : l’enveloppe fait perdre le port au fermier et le bénéfice au directeur. Si ce n’est pas leur compte, ce n’est pas mon intention.

Vos conjectures sur Villeneuve et d’Alembert ne sont pas tout à fait sans fondement. Me voilà hors d’un grand souci. Le paquet errant est arrivé à sa destination ; j’y répondrai, au reste, quand j’en aurai le temps et l’espace ; je ne saurais m’empêcher de vous dire que la fin celui-ci est de la plus grande beauté. J’en suis touché jusqu’aux larmes. Je coucherai aussi sur cette urne. Adieu, ma tendre, ma respectable amie ; je vous aime avec la passion la plus sincère et la plus forte. Je voudrais vous aimer encore davantage, mais je ne saurais.



  1. Sophie Arnould, qui n’était à l’Opéra que depuis le 15 décembre 1757, venait de prendre le rôle de Colette du Devin de village.
  2. Allusion probable à Candide qui venait de paraître.
  3. Amboile ou Ormesson, château situé à côte du Grandval et appartenant alors à la famille d’Ormesson.