Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 411-412).


XXIII


Au Grandval, le 18 octobre 1759.


Il n’y a sorte d’imaginations fâcheuses qui ne me viennent. Seriez-vous indisposée au point de ne pouvoir tenir une plume ? La Touche est-il mort ou bien malade ? Votre mère vous a-t-elle défendu de m’écrire ? Êtes-vous à Paris ? Êtes-vous en province ? Quelque accident survenu à Mme Le Gendre ne vous aurait-il point appelée auprès d’elle ? N’auriez-vous point envoyé vos lettres chez Grimm ? Ne serait-il pas à Épinay ? Ces lettres ne seraient-elles point retournées à Charenton, à Paris ? Le ciel se fond en eau. Il n’y a pas moyen de s’éclaircir soi-même, ni par un autre. Si le Baron était un homme à qui l’on pût s’ouvrir, on aurait une voiture avec des chevaux et l’on irait à Charenton, peut-être même à Paris. Je vous ai écrit deux fois par la poste à l’adresse de M. La Touche, une troisième fois à votre adresse par un exprès, une quatrième aujourd’hui par un commissionnaire. Voilà ma cinquième lettre ; mais que m’importe qu’elle vous parvienne ou non, si elle ne doit point avoir de réponse ? Je n’entends non plus parler de Grimm que de vous. Je crois que demain je vous haïrai, et je vous oublierai tous les deux : je vous accorde encore vingt-quatre heures pour vous amender. Il nous est venu aujourd’hui, de Sussy, la compagnie la plus brillante. Il n’a tenu qu’à vous que je fusse charmant. On nous a présenté une Anglaise vraiment anglaise : de grands yeux, un visage ovale, une petite bouche, de belles dents, la taille la plus menue ; mais cela est bien raide, bien empesé, bien sérieux. Les hommes jouent au billard, les femmes sont autour de la table verte, et moi je ne sais que faire. Sortir ? On ne mettrait pas un chien à la porte. Lire ? je ne m’entendrais pas. Causer ? je ne saurais m’y résoudre. Travailler ? je l’ai essayé inutilement. Je veux lire de vos lettres ; mais il ne m’en viendra point ; je me le dis ; j’en suis convaincu. Avec cela, j’en attends toujours ; non, je n’en attends plus. Vous me faites passer de cruels moments. Celle-ci vous parviendra par un ami de la maison, il vous l’enverra. Je vais le charger de prendre votre réponse. Je lui écris pour cela ; et voici ce que je lui écris :

« Je vous prie, monsieur, de faire passer cette lettre à son adresse. J’espère qu’on y répondra. En ce cas, vous apporterez vous-même la réponse si vous venez, ou vous la joindrez aux lettres de Mme  d’Aine, si votre arrivée ici se différait de plusieurs jours. »

Je le prie aussi de voir chez le directeur de la poste de Charenton. En vérité, mon amie, voici ce qui va arriver : l’impatience me prendra, un beau matin je m’habillerai, et je partirai pour Paris. Ne m’aimez-vous plus ? dites-le-moi. Vous serait-il arrivé quelque chose que vous rougiriez de m’apprendre ? Ne faudra-t-il pas que vous me l’avouiez ? Faites-le plus tôt que plus tard. Mais je suis fou ; il n’est rien de tout cela ; c’est autre chose que je n’entends pas, et qui s’éclaircira sans doute. Adieu ! le commissionnaire de Mme  d’Aine attend ce billet pour partir. Puisse-t-il être plus heureux que les précédents !