Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 378-383).


XIII


À Guémont près Vignory, 17 août 1759.


Ô l’heureux pays où il n’y a ni plume, ni encre, ni papier, que ce qu’il en faut au curé pour inscrire les noms des enfants qu’on y fait ! Je suis à douze lieues de Langres, dans un village où c’est à la complaisance du pasteur que je dois le plaisir de causer avec ma Sophie. Jamais amant peut-être ne s’est trouvé ici ; jamais du moins un aussi tendre. Le saint homme qui m’a prêté le seul tronçon de plume qu’il ait me croit occupé de quelque grande affaire, et n’a-t-il pas raison ? Quelle affaire plus grande pour moi que de vous apprendre que je revole vers vous avec une joie dont l’excès ne peut se comparer qu’à la peine que j’eus à vous quitter ? Je vous reverrai donc ! mais encore un mot de ce curé, dont j’emploie, à vous dire que je vous aime à la folie, la même plume qui griffonne les prônes où il damnait ses pauvres idiots, pour avoir écouté leur cœur qui les prêchait bien mieux que lui.

Je me suis arraché à cinq heures du matin d’entre les bras de ma sœur. Combien nous nous sommes embrassés ! combien elle a pleuré ! combien j’ai pleuré aussi ! Je l’aime beaucoup, et je crois en vérité que vous ne m’aimez pas plus qu’elle. L’abbé voyait cela, et il en était touché ; je lui ai recommandé le bonheur de cette chère sœur, et à elle le bonheur de son frère. Elle s’acquittera bien de ce devoir. Je me suis offert à être le médiateur de leurs petits démêlés s’il en survient ; et l’abbé, qui a lieu, m’a-t-il dit, de compter plus encore sur mon équité que sur mon affection, m’a accepté. Il a eu tort de dire comme cela ; car en vérité il n’y a pas un homme de sa robe que j’estime plus que lui. Il est sensible ; il est vrai qu’il se le reproche ; il est honnête, mais dur. Il eût été bon ami, bon frère, si le Christ ne lui eût ordonné de fouler aux pieds toutes ces misères-là. C’est un bon chrétien qui me prouve à tout moment qu’il vaudrait mieux être un bon homme, et que ce qu’ils appellent la perfection évangélique n’est que l’art funeste d’étouffer la nature qui eût parlé en lui peut-être aussi fortement qu’en moi. Oh ! que je suis content ! Il est encore de bonne heure, et j’aurai le temps de causer avec vous tout à mon aise. Combien je vais vous dire de choses, tandis que ces bonnes gens me font sans apprêt une fricassée de poulet, qui sera mangée de bon appétit ! Bonnes gens, n’allez pas si vite ; j’ai une faim dévorante, mais j’aime encore mieux causer avec ma Sophie que manger. Que fait-elle ? que dit-elle ? que pense-t-elle ? où me croit-elle ? En quelque lieu du monde qu’elle me suppose, elle m’aime.

J’avais rapproché ce frère et cette sœur, je m’applaudissais de mon ouvrage ; j’en jouissais ; nous nagions tous les trois dans la joie lorsqu’un événement de rien a pensé tout détruire. Hier au soir il arrive, il voit des malles qui se remplissent ; il prétend que je n’ai pas même daigné lui annoncer mon départ ; que c’était un arrangement fait entre ma sœur et moi ; qu’on le néglige ; que l’on se cache de lui ; qu’on lui tait tout ; qu’on ne l’aime pas ; qu’il le voit jusque dans les plus petites circonstances ; et puis voilà mon homme qui se désole, qui étouffe, qui ne peut ni boire, ni manger, ni parler ; et moi de lui prendre les mains, de l’embrasser, de lui protester tout ce que je sentais, peut-être plus que je ne sentais. Son état me faisait pitié, je tremblais pour le sort de ma sœur, qui me disait : « Tenez, voilà la vie qu’il me prépare ; il faudra que je me dérange tous les jours la tête pour remettre la sienne. » Et puis voilà que ce propos et quelques autres de la même trempe, qu’elle ne sait que trop bien tenir, rallument l’orage qui commençait à se dissiper ; et mon philosophe qui ne sait plus à quel saint se vouer entre des gens qui se mettent le marché à la main, et qui se retirent l’un d’un côté, l’autre de l’autre, au grand étonnement des domestiques qui avaient servi le souper, et qui regardaient en silence trois êtres muets, chacun à dix pieds de la table, l’un tristement appuyé sur ses mains, c’était moi ; l’autre renversé sur sa chaise comme quelqu’un qui a envie de dormir, c’était ma sœur ; le troisième se tourmentant sur sa chaise, cherchant une bonne posture et n’en trouvant point. Cependant, après avoir éloigné les domestiques, je pris la parole ; je leur rappelai ce qu’ils s’étaient protesté sur le corps de leur père expiré ; je les conjurai, par l’amitié qu’ils avaient pour moi et par la douleur qu’ils me causaient, de finir une situation qui m’accablait ; je pris ma sœur par la main : « Non, mon frère, cet homme a été et sera toute sa vie insociable ; je veux m’aller coucher. — Non, chère sœur, vous ne me renverrez pas avec ce chagrin. — Je ne sais avec qui cet homme a vécu ; il est toujours prêt à soupçonner des complots. — Mon frère, laissez-la aller, vous voyez bien que quand nous nous embrasserons elle ne m’en aimera pas davantage. » Cependant j’entraînais ma sœur, qui se laissait aller en se faisant tirer. Nous arrivâmes enfin jusqu’au prêtre et je les rapatriai. Nous mangeâmes un souper froid, pendant lequel je leur fis à chacun un très-beau sermon. J’étais touché, je ne sais ce que je leur dis ; mais la fin de tout cela, c’est qu’ils se tendirent les mains d’un côté de la table à l’autre, qu’ils se les saisirent, qu’ils se les serrèrent, qu’ils avaient les larmes aux yeux ; et qu’après s’être avoué bien franchement leurs torts, ils me demandèrent mille pardons et m’accablèrent de caresses. Ce n’étaient pas des discours, c’étaient des mots entrecoupés, c’étaient les démonstrations les plus douces et les plus expressives.

L’abbé s’est levé de grand matin ; il est venu le premier dans ma chambre, et il m’a tenu des propos, moitié religion et moitié raison, qui n’étaient pas trop mauvais, et il m’a fait sentir au doigt que quand le cœur était partial, quoiqu’on s’observât, il était impossible qu’il n’y parût pas dans les actions. Que répondre à cela ? Que j’avais peu vécu avec lui, que je ne le connaissais pas autant que ma sœur, et autres forfanteries qu’on tient pour ne pas demeurer court, et qui ne trompent que ceux qui nous aiment et qui ont de l’intérêt à les croire ; mais comment faire autrement ? Pour ma sœur, contente d’elle et de moi, elle dormait. Voilà ma fricassée de poulet qui dort aussi ; l’appétit et ma bonne paysanne qui s’impatientent ; allons la manger bien vite pour reprendre et continuer ce que vous ne pourrez peut-être pas lire. Qu’importe ! je vous écrirai toujours, ce sera comme le soir que je vous écrivais dans les ténèbres.

Ma fricassée était excellente et l’eau délicieuse. Ah ! ma Sophie, si vous m’aviez vu manger ! mais que je suis bête ! je vous crois attentive à tout ce que je fais. Les pauvres gens sont si honteux de n’avoir point de dessert à me donner qu’ils n’oseraient presque le dire ; ils me prennent au moins pour quelque gros bénéficier. Il est vrai que j’ai une chaise et des chevaux, mais point de laquais ; ils n’en savent pas si long, et ils ne m’en respectent pas moins. À propos, les chats de Champagne n’osent pas manger sur des assiettes, il faut qu’ils soient fripons de leur naturel ; ils ont l’air de voler ce qu’on leur donne. Il y a bien des gens comme cela. Mais où en étais-je ? Oh ! la bonne eau ! à votre santé, ma Sophie. Madame, permettez-vous ? Oui.

Voici le moment terrible, celui des adieux ; ils ont été bien tendres ; j’ai jeté mes bras autour du cou de l’abbé ; j’ai baisé ma sœur cent fois. Je parlais à l’abbé, mais je ne disais mot à ma sœur. En vérité, nous sommes bien nés tous les trois ; mais il est impossible d’être de caractères plus divers. Ah ! s’ils s’aimaient l’un l’autre comme ils m’aiment tous les deux ! S’ils avaient pu me charger la maison entière sur le corps, je vous l’aurais apportée. Nous avons une qualité commune, c’est la sensibilité et le désintéressement. L’abbé ne tient à rien, cela est sûr ; l’argent n’en est pas excepté. J’ai oublié de vous dire qu’en parcourant les lettres que j’écrivais à mon père, il y avait trouvé quelques mots qui l’avaient offensé ; il s’en plaignit amèrement, et cela dans les premiers jours. Je lui dis : « Je ne sais ce qu’il y a dans ces lettres, je sais seulement qu’il n’y a ni méchanceté, ni mauvais dessein ; mais, mon frère, si j’ai quelque tort avec vous, quelque involontaire qu’il soit, je vous en demande pardon. » Il faut que ma sœur soit fière ; j’entendis qu’elle grommelait : « Cela est bien humble pour un aîné. » Cela acheva de donner un grand prix à mon excuse. Je les ai laissés enchantés de moi, et tous ceux qui ont eu quelque part à nos affaires. Je ne saurais me dissimuler la joie que j’en ai. Ma Sophie, dites, vous qui êtes si souvent dans ce cas, cela n’est-il pas bien doux ? Ils me louent à présent que je suis loin d’eux ; ils se font en eux-mêmes de petits reproches et je m’applaudis. Mais je crois que mon cocher s’enivre avec l’hôte, car ils parlent guerre et religion. J’entends qu’ils crient : « Est-ce que Dieu n’est pas le maître et le roi ? voilà pourtant qu’on parle encore d’impôts ! » Qu’ils s’enivrent, n’est-ce pas là leur consolation ? Ils le sont de vin, je le suis d’amour ; je n’ai pas le courage de les blâmer. Demain ils expieront leur ivresse ; elle sera passée et la mienne durera. Mais du train que j’y vais je ne finirai point ; tant mieux, n’est-il pas vrai, ma Sophie, si vous me lisez plus longtemps ? Me voilà parti ; me voilà à Chaumont ; me voilà à Brethenay ; c’est un petit village rangé sur la cime d’un coteau dont la Marne arrose le pied. Le bel endroit ! Me voilà à Vignory.

Ma Sophie, quel endroit que ce Vignory ! Que la chère sœur ne me parle jamais de ses sophas, de ses oreillers mollets, de ses tapisseries, de ses glaces, de son froid attirail de volupté. Quelle comparaison entre tous ces colifichets artificiels et ce que j’ai vu ! Imaginez-vous une centaine de cabanes entourées d’eau, de vieilles forêts immenses, des coteaux, des allées de prés qui séparent ces coteaux, comme si on les y avait placés à plaisir, et des ruisseaux qui coupent ces allées-prairies. Non, pour l’honneur des garçons de ce village, je ne veux pas me persuader qu’il y ait là une fille pucelle passé quatorze ans ; une fille ne peut pas mettre le pied hors de sa maison sans être détournée ; et puis le frais, le secret, la solitude, le silence, le cœur qui parle, les sens qui sollicitent… Ma Sophie, ne verrez-vous jamais Vignory ?

Mais les chevaux volent ; me voilà déjà loin de ce lieu, me voilà à Provenchères ; autre enchantement. Je n’ai jamais fait une si belle route ; elle est fatigante pour les voitures ; il faut sans cesse descendre ou monter ; mais elle est bien agréable pour le voyageur. Me voilà à Guémont, c’est de là que je vous écris avec la plume du curé tout ce qui me passe par la tête. Demain à Joinville, de bonne heure ; à Saint-Dizier, à dîner ; de Saint-Dizier à Isle, s’il se peut, dans le même jour, ou samedi dans la matinée, si c’est aujourd’hui jeudi, comme je crois ; car je ne sais jamais bien le jour que je vis. Je vous aime tous les jours, et je ne distingue que celui où je me crois plus aimé.

Il est à peu près dix heures du soir ; mes draps sont mis ; on me les a promis blancs. Ces gens-là ne me tromperont pas. Je dormirai donc tout à l’heure. Bonsoir, ma Sophie ; bonsoir, sa chère sœur ; si c’est demain jour de poste à Joinville ou à Saint-Dizier, ce griffonnage partira. Je ne pense pas qu’on me retienne à Isle. On paraît trop pressé de vous rejoindre. Dieu veuille que cet empressement dure ! S’il était réel, mes délais ont dû l’augmenter, mais on n’y connaît rien. Après-demain, Circé m’aura en sa puissance. Non, non, ma Sophie me garde, et celui que ma Sophie garde est bien gardé. Bonsoir, toutes les deux. À propos, vos dodos se touchent-ils encore ? Je voudrais bien savoir cela. Je pourrais avoir à Isle des scrupules que cela m’aiderait à lever. Il me vient une bonne folie par la tête, c’est qu’on me fera coucher dans votre chambre. Madame votre mère est capable de cet effort-là. Ne m’avez-vous pas dit que cette chambre était parquetée ? Mais je serai encore demain à ma lettre, si je m’y opiniâtre ; c’est comme si j’étais à côté de vous ; combien de fois je me suis levé et vous ai dit bonsoir à neuf heures, et n’étais pas encore parti à minuit ! On n’entend rien aux amants ! Ils semblent n’être pas faits pour être toujours ensemble, ni pour être séparés ; toujours ensemble, on dit qu’ils s’useraient ; séparés, ils souffrent trop. Bonsoir pourtant, et pour la dernière fois.