Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 377-378).


XII


Langres, 14 août 1759.


J’ai encore deux nuits à passer ici. Jeudi matin, de grand matin, je quitterai cette maison, où, dans un assez court intervalle de temps, j’ai éprouvé bien des sensations diverses. Imaginez que j’ai toujours été assis à table vis-à-vis d’un portrait de mon père, qui est mal peint, mais qu’on a fait tirer il y a seulement quelques années, et qui ressemble assez ; que nos journées ont été employées à lire des papiers écrits de sa main, et que ces derniers moments se passent à remplir des malles de hardes qui ont été à son usage et qui peuvent être au mien. Toutes ces relations qui lient les hommes entre eux d’une manière si douce ont pourtant des instants bien cruels ; bien cruels ! j’ai tort, je suis à présent dans une mélancolie que je ne changerais pas pour toutes les joies bruyantes du monde. Je suis appuyé sur le lit où il a été malade pendant quinze mois. Ma sœur se relevait dix fois la nuit pour lui apporter des linges chauds, pour rappeler la vie qui commençait à s’éloigner des extrémités de son corps. Il fallait qu’elle traversât un long corridor pour arriver à cette alcôve, où il s’était réfugié depuis la mort de sa femme. Leur lit commun était resté vacant depuis onze ans. Pour soulager sa fille dans les soins continuels qu’elle lui rendait, il vainquit sa répugnance et vint se placer dans ce lit. En y entrant, il dit : Je me trouve mieux, mais je n’en sortirai pas. Il se trompait : il mourut, ou plutôt il s’endormit pour ne plus se réveiller, dans un fauteuil, entre son fils, sa fille et quelques-uns de ses amis. Il s’échappa d’au milieu d’eux sans qu’ils s’en aperçussent.

L’acte de nos partages est signé d’hier. Les choses se sont passées comme je vous l’ai dit. J’ai signé le premier. J’ai donné la plume a mon frère, de qui ma sœur l’a reçue. Nous n’étions que nous trois. Cela fait, je leur ai témoigné combien j’étais touché de leur procédé. J’avais peine à parler, je sanglotais. Je leur ai demandé ensuite s’ils étaient satisfaits de moi ; ils ne m’ont rien répondu ; mais ils m’ont embrassé tous les deux. Nous avions tous les trois le cœur bien serré. J’espère qu’ils s’aimeront. Notre séparation qui s’approche ne se fera pas sans douleur ; un autre sentiment lui succédera à mesure que j’approcherai d’Isle, et puis un autre à mesure que j’approcherai de Châlons, et encore un autre à mesure que j’avancerai vers Paris. Avant que de me retrouver entre vos bras, j’aurai vu le séjour habité par la femme du monde que j’aime le plus, et le séjour habité par la femme du monde que j’estime autant que j’aime la première, et ces deux femmes sont les deux sœurs. Adieu, ma Sophie, adieu, chère sœur ; je n’ose me flatter que vous m’attendiez avec la même impatience que j’ai à vous aller rejoindre. Adieu, adieu. Si j’arrivais la veille de la Saint-Louis, ce bouquet en vaudrait bien un autre, n’est-il pas vrai, mon amie ?