Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 327-329).


CXXVIII


Paris, le 18 octobre 1769.


Enfin, il est de retour, de mardi dernier, à ce qu’on dit ; mais certains apprêts fort antérieurs, un voyage à la Briche, une santé bonne à la vérité, mais qui marquait déjà un peu de déchet, me font soupçonner un arrangement que je n’ai garde de blâmer. Il était très-naturel que nous nous vissions le mercredi ; en effet, son tartare vint me dire qu’il m’attendait à onze heures ; mais à cette heure-là même le carrosse de M. de Salverte devait me venir prendre pour aller passer le reste de la journée à la campagne. Je ne vous ai jamais dit un mot de ces honnêtes gens-là. M. de Salverte me paraît faible de santé, un peu vaporeux, inattentif, cherchant le mot désobligeant, et heureusement ne le trouvant pas toujours ; aimant le faste, la table, le bon vin, même un peu plus qu’il ne faut pour sa force. Mme de Salverte parle assez bien ; est cachée, silencieuse ; on la croirait fausse, à la juger sur sa physionomie ; elle est certainement sèche, mais je ne la crois pas mauvaise. Pour Mme Devaisnes, c’est une des femmes ou plutôt des enfants les plus aimables qu’il soit possible de voir ; de la raison, de la vivacité, de la gaieté, de la naïveté avec un peu de réflexion, une figure assez agréable, tout plein de talents ; elle a tout cela et je l’aime beaucoup. J’oubliais de vous dire que M. de Salverte est très-despote et très-personnel ; M. Devaisnes commence à perdre ce ton léger et charmant qu’il tenait du grand monde ; soit que le séjour habituel à la campagne, soit que des pensées plus sérieuses l’aient un peu rembruni, je lui soupçonne plus d’ambition qu’il n’en montre. On arrive tard, on se met à table tout en arrivant ; on mange bien, on boit encore mieux ; on n’est ni bien gai, ni bien triste ; on joue après dîner à des jeux d’exercice, on se promène, on cause, on se sépare toujours en souhaitant de se revoir. Le jeudi, comme je suis veuf, madame et mademoiselle étant à Sèvres, je donnai à Grimm rendez-vous chez moi ; il vint de bonne heure, et nous nous séparâmes fort avant dans la nuit. Je ne vous parle pas du plaisir que nous eûmes à nous revoir, après une absence de cinq mois. Je l’aime, et j’en suis tendrement aimé. C’est tout dire. Je ne finirais pas si je m’embarquais dans l’histoire des agréments de son voyage ; le roi de Prusse l’a arrêté trois jours de suite à Potsdam, et il a eu l’honneur de causer avec lui deux heures et demie chaque jour. Il en est enchanté ; mais le moyen de ne pas l’être d’un grand prince, quand il s’avise d’être affable ? Au sortir du dernier entretien, on lui présenta de la part du roi, une belle boîte d’or. Cela est fort bien ; le prince de Saxe-Gotha a fait encore mieux : il lui a donné un titre, je ne sais quel, et il a attaché à ce titre une pension de douze cents livres. Ajoutez à cela un ventre très-rondelet et une face lunaire qu’il a rapportés de son voyage, et vous trouverez qu’il n’a pas tout à fait perdu son temps sur les grands chemins. Mais je crains bien que le plus précieux de ces avantages, la santé, ne soit pas de longue durée. Tout à l’heure, vous saurez pourquoi je le présume. Rendez-vous pris chez moi encore pour le lendemain, c’est ce jour-là que je lui ai remis le tablier de la boutique, avec un volume de papiers effrayant. Nous en lûmes ensemble quelques-uns ; j’avais choisi les plus amusants ; malgré cela, le peu d’attention qu’ils exigeaient lui avait coloré les pommettes des joues d’un incarnat de fâcheux augure ; la chaise de paille le tuera, s’il ne prend garde. Je lui demandai en grâce de ménager la pacotille que je lui remettais, de manière à vivre quelque temps là-dessus. C’était en effet la meilleure récompense que je pusse obtenir de ce pénible travail ; il me l’a promise ; me tiendra-t-il parole ? j’en doute. Il a vu sa mère qui a quatre-vingt-cinq ou six ans passés, et qui jouit de la plus belle santé et de toute sa raison. Il a vu des frères, des neveux, des nièces dont il est enchanté. Au milieu de toutes ces agréables distractions-là, il a eu la bonté de se ressouvenir de Mlle Diderot, et de lui apporter un fardeau de musique imprimée des auteurs les plus renommés, et aussi belle que de la musique gravée. J’allai hier voir ma femme et ma fille ; je comptais passer la journée en tête-à-tête avec elles, et je suis tombé dans une cohue de vingt-deux personnes. Nous avions fait la partie d’aller aujourd’hui au Grandval, mais nous en avons été détournés par une compagnie qui avait choisi le même jour. Nous y allons demain mardi ; nous passerons ensemble deux heures et demie en allant, et deux heures et demie très-douces en revenant ; voilà ce que nous nous sommes dit, et ce qui est vrai ; mais ce qui ne l’est pas moins, et ce que nous ne nous sommes pas dit, c’est que le baron s’emparera de moi. Et vous, mesdames, quand me restituerez-vous les autres absents qui me sont chers ? Voilà de beaux jours que je maudis de bon cœur ; je mène la vie la plus retirée ; j’y suis si bien fait, qu’il m’est arrivé une fois de m’habiller et de me déshabiller tout de suite.

Je vous salue, et vous embrasse de tout mon cœur. Si Mlle Volland voulait être sincère, elle m’avouerait qu’elle avait oublié le jour de ma fête.