Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 297-300).


CXVIII


À Paris, le 12 novembre 1768.
Mesdames et bonnes amies,

Vous ne voulez pas que je me fâche ; je ne me fâcherai pas. Je vais vous parler du plus beau sang-froid, puisque vous l’aimez mieux. Je vous ai dépêché sous le contre-seing de M. d’Ormesson un paquet qui contenait une brochure avec une lettre. Je n’ai point entendu parler de ce paquet.

Je vous ai demandé par une lettre suivante si ce paquet vous était parvenu. Pas plus de nouvelles de cette lettre que du paquet qui l’a précédée.

Je vous suppliais par une troisième lettre de prier maman de vouloir bien être un élève de Gatti. Pas un mot de réponse là-dessus.

En sorte qu’il m’est absolument impossible de deviner pourquoi vous êtes à peu près contente de mon exactitude, puisque je ne m’aperçois pas qu’il vous parvienne un mot de moi.

C’est un pieux M. de Saint-Fargeau qui a jugé le colporteur et le garçon épicier[1]. Ce même homme opinait, il y a peu de temps, à appliquer un fils à la question pour le rendre accusateur de son père ; il disait qu’il y avait des casuistes qui autorisaient cette atrocité. Un jeune conseiller lui répondit : « J’ai peu lu vos casuistes ; j’ignore ce qu’ils permettent ; mais je connais la nature qui les défend. »

Croiriez-vous bien que cette fille qui a été baptisée garçon risque de perdre son état ? et cela vraisemblablement par une étourderie de sacristain.

Vous ai-je dit que j’avais appris, découvert par la voie de Pantin et de Mlle Guimard, que ce dîner clandestin avec M. Dubucq devait se faire chez Mme de Coaslin ? J’ai beau lire et relire vos lettres, elles ne me rappellent jamais ce que je vous ai ou n’ai pas dit.

J’avais trois amis : j’étais froidement avec l’un ; presque brouillé avec l’autre ; le troisième était malade à mourir. Cette position m’avait causé un tel dégoût des hommes, que j’ai été sur le point de me claquemurer.

Le Baron est de retour ; je dînai hier lundi avec lui. Cela s’est un peu rajusté. L’abbé Galiani y était ; il prêcha beaucoup contre l’exportation des grains, et cela par une raison qui n’est pas commune : c’est qu’il faut laisser subsister les mauvaises lois partout où il n’y a pas dans le ministère des hommes d’assez de tête pour faire exécuter les bonnes en pourvoyant aux inconvénients des innovations les plus avantageuses.

Il prêcha contre la faveur accordée à l’agriculture par une raison très-bizarre : il disait que l’agriculture était la plus importante des conditions, et qu’il avait fallu plus de quatre mille ans d’efforts pour l’avilir, et que chercher à la tirer de cet avilissement c’était travailler à réduire les ducs et pairs à rien, et à mener le roi dans son Parlement accompagné de douze boulangers. « D’accord, l’abbé, lui répondis-je ; mais dans douze mille ans d’ici. » Oh ! combien de choses on peut faire sans conséquence pour les laboureurs, avant que le cortège du roi en soit composé !

Voltaire a publié deux fables agréables toutes doux, mais la première charmante : le Marseillais et le Lion ; les Trois Empereurs en Sorbonne. On risquerait de vous les envoyer, si l’on pouvait seulement se promettre de savoir qu’elles vous sont ou ne vous sont pas parvenues. Je ne me fâche pas, vous voyez bien, on ne saurait être plus modéré.

À propos du singulier abbé, il avait autrefois entrepris l’apologie de Tibère et de Néron. Il entama hier celle de Caligula. Il prétendait que Tacite et Suétone n’étaient que des pauvres gens qui avaient farci leurs ouvrages des impertinents propos de la populace.

J’aime encore mieux ces folies-là qui marquent du génie, des lumières, un penseur, que de plates et fastidieuses rabâcheries sur Jésus-Christ et ses apôtres.

Le Baron fit pourtant une observation qui m’était venue longtemps avant lui : c’est par quel tour bizarre la religion d’un homme qui avait passé sa vie et qui l’avait perdue pour avoir prêché contre les temples et les prêtres était pleine de temples et de prêtres.

Je n’entends pas comment ou ne passe que deux jours à Isle, quand on fait tant que d’y aller. Je ne doute pas que ces deux jours ne se soient passés bien gaiement : les hôtesses du château ne sont pas tristes, ni les survenants non plus.

Je n’aime pas les femmes méchantes ; cela est presque contre nature. C’est à nous qui sommes forts qu’il appartient d’être méchants. Si M. Évrard vous a tenu parole, vous devez avoir eu le plaisir du spectacle que vous vous promettiez.

On ennuie ici à plaisir ce roi de Danemark qui est tout à fait aimable. Les pauvres têtes n’ont pu imaginer que la ressource des spectacles, et ils lui font entendre quatorze actes en un jour[2]. Ils sont embarrassés de remplir les journées d’un voyageur qui séjourne un mois dans un pays où il y a de quoi voir pour dix ans.

Ce prince est souvent très-fin dans ses réponses et dans des occasions difficiles. Le roi lui disait, en lui montrant Mme de Flavacourt : « Sire, vous voyez cette femme-là ; elle est belle ; croiriez-vous qu’elle a cinquante-huit ans ? oui, cinquante-huit ans : elle est d’un an plus jeune que moi. — Sire, lui répondit le jeune souverain, je vois qu’on ne vieillit pas dans votre royaume. »

Il en est arrivé de ce prince tout au rebours des autres ; le contraire de la fable des Bâtons flottants.

J’attends que l’histoire de votre remboursement et ses suites soient finies, pour en rire à mon aise.

J’ai beau vous dire que je vous haïrai toutes si vous continuez à vous porter mal, il n’y a que Mlle de ••• à qui cela fasse peur.

Vous pouvez soupirer après l’abbé Marin tant qu’il vous plaira ; je ne veux plus m’en soucier.

Moi, je respire. La pauvre artiste[3] n’est pas encore à la barrière de Charenton, mais elle y sera bientôt ; je vous ferai ce conte-là quand il en sera temps.

Agréez et faites agréer mon respect. Je suis toujours le même, mon amie ; oui, toujours. Revenez, si vous en doutez.



  1. Voir précédemment, p. 283.
  2. C’était le duc de Duras qui était chargé de promener le prince. On fit courir le quatrain suivant mis dans la bouche de l’étranger fatigué :


    Frivole Paris, tu m’assommes
    De soupers, de bals, d’opéras ;
    Je suis venu pour voir des hommes :
    Rangez-vous, monsieur de Duras.


    Ce quatrain, attribué dans le temps à Boufflers et à Chamfort, se trouve dans les œuvres de ces deux auteurs, mais avec de légères variante. (T.)

  3. Mme Therbouche.