Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 293-297).


CXVII


Paris, le 4 novembre 1768.
Mesdames et bonnes amies,

Avez-vous reçu un gros paquet que j’avais envoyé au bureau du Vingtième pour y être contre-signé ? Maman se prête-t-elle un peu à mes vues ? Se fera-t-elle apôtre de l’inoculation dans les campagnes ? Le bien trouve mille obstacles dans les grandes villes, où il y a toujours une multitude d’hommes intéressés à ce que le mal se perpétue ; où de petits intérêts particuliers, des considérations personnelles de nulle valeur s’opposent à l’utilité générale ; où l’on ne rejette une chose que parce qu’elle a été proposée par un étranger, un concurrent, quelqu’un que l’on jalouse. C’est des campagnes que l’inoculation serait entrée sans contradiction dans les villes ; et c’est des villes qu’elle aura toutes les peines du monde à gagner les campagnes. On veut commencer par l’aire des expériences sur ceux qui mettent une importance infinie à leur vie. Cela n’a pas le sens commun. Si ces expériences s’étaient faites sur des âmes qu’ils appellent viles, tout le monde aurait applaudi.

Si mon début est grave et sévère, c’est que je suis juste ; si mon ton se radoucit sur la fin, c’est qu’il y a des gens contre lesquels la colère ne saurait durer, qui le savent bien, et qui en abusent.

M. de Laverdy se porte à merveille. Il a ses vingt mille francs de retraite. Il a chassé son cuisinier. Il a pris une cuisinière. Il joue la parade de l’homme pauvre, et il laisse chanter à nos polissons dans les rues, sur l’air de la Bourbonnaise :


Le roi, dimanche,
Dit à Laverdy,

Dit à Laverdy :
Le roi, dimanche,
Dit à Laverdy :
« Va-t’en lundi. »


Les deux rois se sont vus[1] Ils se sont dit tout plein de choses douces : « Vous êtes monté bien jeune sur le trône ! — Sire, vos sujets ont encore été plus heureux que les miens. — Je n’ai point encore eu l’honneur de voir votre famille. — Cela ne se peut pas : vous ne nous restez pas assez de temps ; ma famille est si nombreuse ; ce sont mes sujets. » Et puis tous les crocodiles qui étaient là présents se sont mis à pleurer.

Ce despote du Nord est de la plus grande affabilité. Il est honnête, il est généreux. Il a été aux Gobelins. On lui a montré les tapisseries ; et le duc de Duras, qui l’accompagnait, lui ayant demandé quelle était celle qu’il avait trouvée la plus belle, il l’a désignée ; et aussitôt le duc lui dit qu’il avait ordre du roi son maître de la lui offrir. Il y avait là Soufflot, Cochin, Van Loo et d’autres. Il a commandé son portrait à Van Loo.

Une bouquetière voulait lui présenter un bouquet. M. de Duras l’écartait, et la bouquetière lui dit : « Monsieur, laissez-moi approcher. Il n’est pas si ordinaire de voir un roi à pied dans les rues. »

Il a été à Warwick[2], qui l’a ennuyé ; aux Fausses Infidélités, qui l’ont amusé ; il en a fait compliment à Barthe, qui lui a répondu que son rang était enclin à l’indulgence.

Ne me parlez pas de votre M. de ***. Mademoiselle, je sens en écrivant son nom que ma tête se trouble et que tout le corps me frissonne.

Je n’ai pas été si loin que le Monomotapa. Le rendez-vous en question était à Vincennes ; c’est maman qui a deviné. Ainsi, voilà le lieu de la scène connu. Mais le sujet ? c’est là le point. Imaginez, mesdames, et lorsque vous aurez imaginé quelque chose de commun, dites tout de suite : Ce n’est pas cela.

Je n’ai point supprimé de lettres ; il y en a quatre : trois de la dame Doloride, une de moi.

Ne craignez rien pour ma santé. Je ne me suis jamais si bien porté que le lendemain de notre orgie, et cela dure. Un peu de libertinage par intervalle ne nuit pas.

Quand la raison vient aux hommes ? Le lendemain des femmes ; et ils attendent toujours ce lendemain.

Vous avez très-bien fait de laisser à votre pauvre religieuse le plaisir d’invoquer tous les matins son amie.

Ah ! le bon billet qu’a La Châtre !

Rien n’est si commun, quand nos vignes gèlent, que de donner la pépie aux cannibales. Je crois qu’on ne va plus aux spectacles. Je suis toujours étonné quand je vois sortir quelqu’un de l’église. Nous faisons tous plus ou moins le rôle du vieillard dans la rue Froidmanteau. Vous savez le conte. C’étaient des mousquetaires qui faisaient bacchanal dans un lieu de plaisir. La foule s’était assemblée. Dans cette foule, une jeune fille à qui le vieillard s’adressa pour savoir la cause de ce concours le lui dit ; le vieillard, tout étonné, lui demanda : Mademoiselle, est-ce que… Comment achèverai-je sa question ? si je l’allonge, elle sera mauvaise.

M. Digeon est plus fin que Mme de Blacy ; mais il ne l’est pas plus que moi.

Si le mari en use avec lui comme vous le prophétisez, ce sera bien là le cas du proverbe : Aussi bien mordu d’un chien que d’une chienne.

Je ne me pique point du tout, mesdames, d’entendre de ce livre-là ce qui n’est pas intelligible pour vous, et je me souviens très-bien d’y avoir rencontré des endroits fort obscurs. L’établir pour l’instruction publique ? le maintenir par la force générale d’un peuple qu’on ne résout pas aisément à brûler ses moissons ! car lorsque le peuple est instruit, c’est la conséquence évidente pour lui d’un mauvais édit.

Quand vous désirerez que je commence ma lettre par des douceurs, faites en sorte que je ne commence pas par être fâché.

J’attends une visite de l’abbé Le Monnier et de M. Trouard. J’ai un peu questionné l’abbé sur le succès de notre affaire. Il ne m’a rien dit, rien voulu dire. Je n’en augure pas plus mal. Si j’avais réussi ! Ah ! madame de Blacy, je crois que j’en mourrais de joie. Je préférerais ce succès à une nuit d’une femme que j’aimerais… que j’aimerais autant que vous.

Notre malade a fait une observation singulière, c’est que ses glandes augmentent quand ses douleurs diminuent, et réciproquement. Ses glandes sont énormes, aussi ne souffre-t-il plus ; il dort, mais il ne saurait marcher. Il mange, mais c’est avec dégoût. Tronchin ne sait où il en est, car il a abandonné son premier traitement : il tâtonne.

Voltaire vient de nous envoyer une fable charmante ; elle a deux ou trois cents vers : c’est le Marseillais et le Lion. On ne saurait conter avec plus d’esprit, plus de gaieté, plus de facilité, plus de grâce. C’est l’ouvrage de la jeunesse ; si elle me tombe sous la main, je vous l’envoie.

Je suis brouillé avec Grimm. Il y a ici un jeune prince de Saxe-Gotha. Il fallait lui faire une visite ; il fallait le conduire chez Mlle Biberon ; il fallait aller dîner avec lui. J’étais excédé de ces sortes de corvées. Je m’en suis expliqué fortement. Je me console du mal que me fait cette brouillerie par la certitude que nous nous raccommoderons, et l’espérance qu’il n’y reviendra plus. Ces ridicules parades-là m’étaient insupportables.

M. Devaisnes[3] est marié. Il m’a écrit une lettre charmante pour m’inviter à faire liaison avec sa famille. Je m’y suis refusé nettement.

J’ai reçu de Sainte-Périne une lettre qui déchire l’âme.

Le Baron a fait quelques voyages à Paris. Je vois qu’il ne me pardonne pas la solitude dans laquelle je l’ai laissé. Cela s’entend ; il fallait laisser souffrir Damilavile tout seul à Paris, et m’en aller passer gaiement un ou deux mois au Grandval.

Mme Therbouche me fera devenir fou. Vous savez qu’elle est retombée dans l’abîme de l’hôtel garni. Un de ces matins, je ferai un signe de croix sur sa tête, et je me retirerai chez moi.

J’ai entrepris de faire payer cinq ou six créanciers de ce qui leur est dû. Madame de Blacy, je me recommande à vos saintes prières.

J’ai bien peur que l’ami Naigeon ne soit un peu coiffé de la belle dame ; il est brillant tous les soirs, et ce n’est pas vers le Louvre qu’il porte ses pas. S’il allait en faire sa femme ! Il a des moments diablement soucieux.

Dieu soit loué ! je touche à la fin de mon Salon. Si vous étiez ici, on vous en lirait des lambeaux qui vous amuseraient, mais on ne saurait jouir de tout à la fois.

Il va y avoir un procès singulier. Une fille veut se marier ; elle va lever son extrait baptistaire, et elle se trouve baptisée sous le nom d’un garçon. Mon avis est qu’il faut préalablement vérifier le sexe.

Bonjour, mesdames et bonnes amies. Je vous souhaite du beau temps ; cela est assez généreux.

J’ai mille respects de Bruxelles à vous offrir. Vous n’êtes pas oubliées une seule fois. Pas un mot de douceur pour Mlle de *** : cela s’obtient, mais cela ne se commande pas. Eh bien, n’appelez-vous pas cela de la fatuité ?



  1. Christian VII, roi de Danemark, était alors à Paris. Né en 1749, il était monté sur le trône en 1766. Victime d’intrigues ourdies par sa mère pour le brouiller avec sa femme, Caroline-Mathilde, sœur de George III d’Angleterre, il perdit la raison fort jeune encore et termina tristement ses jours à Rendsbourg, le 13 mars 1808. (T.)
  2. Tragédie de La Harpe.
  3. M. Devaisnes était alors premier commis des finances.