Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 219-223).


CII


Paris, le 3 février 1766.


Je vous donne, à vous et à votre maman, à deviner en cent ce qui m’occupe maintenant. Les artistes m’ont chargé du projet du tombeau que le roi a ordonné pour le Dauphin[1]. Moi ! moi ! silence là-dessus. Il ne faut point gâter un service par une indiscrétion. J’en suis à ma troisième tentative. Vous me direz celle qui vous plaît le plus ; il faut savoir d’abord que le monument doit être placé au milieu de la cathédrale de Sens, et qu’il doit avoir un rapport visible à la réunion des deux époux. Voici le premier :

J’élève une couche funèbre. Sur cette couche funèbre, je suppose deux oreillers. L’un de ces oreillers reste vacant. La tête de l’époux repose sur l’autre. Il dort de ce sommeil doux et tranquille que la vertu et la religion ont promis à l’homme juste. Il a un de ses bras mollement étendu ; de l’autre, il se presse doucement la cuisse, comme un époux qui s’est retiré le premier, et qui ménage une place à son épouse. Les anciens s’en seraient tenus à cette seule et unique figure sur laquelle ils auraient épuisé tout leur savoir. Mais les modernes veulent être riches ; ils ne sentent pas que la richesse est la mort du sublime. Pour me plier à leur mauvais goût, j’enrichis donc ; mais j’enrichis avec force, noblesse et grandeur. Je place au chevet du lit la Religion. Elle a un bras appuyé sur sa large croix. La main de ce bras montre le ciel de l’index. L’épouse est à côté d’elle, un bras appuyé sur la cuisse de la Religion, en disant de l’autre : Voyez, il me fait place ; il m’appelle. L’Amour Conjugal, placé de l’autre côté, l’invite à se reposer auprès de son époux ; mais la Religion interpose sa main, et lui dit : J’approuve votre douleur ; mais il faut attendre l’ordre d’en haut. Cependant la France, assise aux pieds de la couche, et le dos tourné à la scène, médite sur la perte qu’elle vient de faire. Elle tient le plus petit des enfants caché dans son giron. L’un des deux autres a la main posée sur l’épaule de son père. Il a la bouche ouverte ; il crie ; il l’appelle avec douleur et effroi. L’aîné, debout, attache ses regards sur la Religion ; il attend de sa bouche un mot qui lui conserve sa mère. J’ajoute que si l’on trouve le monument trop riche, on n’a qu’à supprimer la France et les trois enfants, et qu’il n’en sera que plus simple et plus beau. Je n’entre point dans le caractère, la position, les différents groupes, les vêtements, le mouvement ; l’action de ces figures. J’ai donné toutes ces choses de technique : je ne vous expose que l’idée.

Ce premier monument montre le moment du sommeil. J’ai voulu montrer, dans le second, celui du réveil, le moment du triomphe de la vertu à la venue du grand jour. Je place au pied de la couche funèbre un grand ange qui sonne le réveil des morts. L’épouse et l’époux se sont, réveillés. Ils se reconnaissent avec une joie mêlée de surprise. L’époux a un de ses bras jeté sur les épaules de sa moitié. Ils se disent : Ah ! c’est vous ! Je vous revois, je ne vous perdrai plus ! Ils se sont relevés de dessus leurs oreillers. Ils sont assis au chevet du lit funéraire ; du côté de l’épouse, c’est l’Amour Conjugal qui rallume ses flambeaux en les secouant l’un sur l’autre ; du côté de l’époux, c’est la Religion, une main posée sur l’épaule de l’Amour Conjugal, son visage tourné et son second bras étendu vers une autre figure assise de son côté sur les bords de sa couche. Cette autre figure, c’est la Justice éternelle, les reins ceints du serpent qui se mord la queue, les pieds posés sur les attributs de la grandeur humaine éclipsée, ayant sur les genoux les balances où elle pèse les actions des hommes, et présentant à la Religion deux couronnes d’étoiles. Ou je me trompe fort, ou vous trouverez mes images grandes.

Voici le troisième monument que je propose. Imaginez un caveau. Une figure effrayante s’élève de ce caveau ; en s’élevant, elle soulève de l’épaule la pierre qui le couvre. Cette figure, c’est la Maladie : c’est celle dont le Dauphin est mort. Elle appelle ; elle fait le signe impérieux de descendre. Le Dauphin, debout sur le bord du caveau entr’ouvert, ne la regarde ni ne l’écoute : il est tranquille ; il a le visage tourné vers son épouse ; il la console en lui montrant ses enfants. La Dauphine a un de ses bras entrelacé avec celui de son époux. Elle se couvre les yeux de son autre main ; elle semble craindre de laisser tomber ses regards sur des objets qui peuvent l’attacher à la vie. Les enfants lui sont présentés par la Sagesse. Elle en a deux devant elle : ce sont les plus jeunes. L’aîné est par derrière, ses deux bras appuyés sur l’épaule de la Sagesse, et la tête penchée sur ses deux bras. Tout près de cet enfant, on voit la France prosternée vers les autels, et implorant le secours du ciel.

Choisissez, mesdames. Si aucun des trois ne vous convenait, proposez-moi vos difficultés. Faites mieux ; s’il vous venait quelque nouvelle idée, dites-la-moi. J’en rumine une quatrième, où je voudrais que l’époux dît aux hommes : Apprenez à mourir ; et où l’épouse dît aux femmes : Apprenez à aimer. S’il vous venait quelques moyens de rendre ces deux mots sensibles, vous me feriez vraiment plaisir de me les communiquer, car la chose me paraît vraiment difficile.

Beau passe-temps, me direz-vous, que de promener son imagination parmi des tombeaux ! Pardon, mesdames ; mais aussi pourquoi êtes-vous des femmes fortes ? je vous jure que je n’en connais pas deux autres au monde à qui j’eusse osé demander le même service ; quoique ce genre de poésie auquel j’ai donné quelques instants ne m’ait point du tout attristé. À tout hasard, s’il m’est arrivé de jeter du noir dans vos têtes, l’abbé de Boufflers va m’aider à le dissiper. Voici des bouts-rimés qu’il a remplis :


Enfants de saint Benoît, sous la guimpe et le froc.
Du calice chrétien savourez l’amertume.
Vous, musulmans, suivez votre triste coutume :
Buvez de l’eau, tandis que je vide mon broc.
Par vos raisonnements, moins ébranlé qu’un roc,
Je crains peu cette mer de soufre et de bitume

Où vos sots docteurs ont coutume
De noyer les Césars et les rois de Maroc.
Quel que puisse être le maroufle
Que vous nommez pape ou mufti,
Je ne baiserai point son cul, ni sa pantoufle.
Prêtres noirs qui damnez Marc-Aurèle et Zampti,
Par qui Confucius comme un lièvre est rôti.
Le diable qui les brûle est celui qui vous souffle.


Ces diables, ce bitume, ces prêtres vous chiffonnent-ils encore l’imagination, et voulez-vous quelque chose de plus gai, de plus fou ? Voici une autre pièce adressée à sa sœur :

Vivons en famille :
C’est le destin le plus doux
De tous.
Nous serons, ma fille.
Heureux sans sortir de chez nous.
Les honnêtes gens
Des premiers temps
Avaient d’assez bonnes mœurs ;
Et sans chercher ailleurs,
Ils offraient leurs cœurs
À leurs sœurs.
Sur ce point-là nos aïeux
N’étaient point scrupuleux.
Nous pourrions faire,
Ma chère,
Aussi bien qu’eux,
Nos neveux[2].


Les suivants ont été faits pour une jeune personne née le jour du solstice d’été :


On vous ébauchait en automne,
On vous achève dans l’été.
Vous pourriez ressembler à Cérès ou Pomone ;
Mais, à dire la vérité,
Vous tenez de plus près à Flore qu’à personne.

Tout l’univers fit son devoir,
Au moment où vous êtes née.
Le soleil s’arrêta pour vous mieux recevoir,
Et toute la terre étonnée
A trouvé que les jours les plus longs de l’année
Sont encor trop courts pour vous voir.


En voilà dont la délicatesse demande grâce pour les précédents, et mérite de l’obtenir. Moi, je suis bon ; je pardonnerais en leur faveur même aux quatre qui suivent. Ils ont été faits et envoyés sur une carte à une femme qui avait engagé M. de Choiseul à écrire une satire contre lui :


Pour me déchirer quelque femme,
Choiseul, t’a payé sûrement ;
Et je gagerais sur mon âme
Qu’elle t’a payé largement.


Mme  Le Gendre prétend que vous n’entendrez pas ceux-là. Bonsoir, mon amie. Dites-moi donc que vous m’aimez comme vous me l’avez dit la dernière fois ; cela me fait si aise ! La chère sœur est toujours malade. C’est bien sûrement la coqueluche qu’elle a prise de son fils.



  1. Les projets insérés dans la Correspondance de Grimm (15 avril 1766), se trouvent déjà, mais moins développés, t. XIII, p. 72.
  2. Cette pièce d’un ton si singulier, adressée à une sœur, n’a point été recueillie dans les œuvres de l’auteur. (T.).