Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 207-213).


XCIX


Le 20 décembre 1765.


Les occupations se succèdent sans interruption, et je commence à me désabuser de la chimère du repos. Il y avait avant-hier, sur mon bureau, une comédie, une tragédie, une traduction, un ouvrage politique et un mémoire, sans compter un opéra-comique. L’opéra-comique est de Marmontel ; c’est son conte de la Bergère des Alpes qu’il a mis en scène. On me l’a envoyé afin que j’en dise mon avis. Mon avis est que le sujet est ingrat, et qu’à moins que le musicien ne fasse des prodiges, l’ouvrage ne réussira pas[1]. La Baronne ne sait sur quel pied danser dans cette aventure ; elle n’aime pas le poëte, mais elle prend l’intérêt le plus vrai au musicien : c’est de Kohaut, son maître de luth, celui qui a fait une si jolie soirée à Mme Le Gendre et à Mlle Mélanie. J’arrivai hier comme l’auteur et le musicien se querellaient, « Eh ! mes amis, leur dis-je, vous vous pressez trop ; attendez après la première représentation. »

La comédie est d’un de ces jeunes Marseillais[2] que l’ami Gaschon m’a amenés ; elle est mauvaise, et le pis c’est qu’elle ne promet rien de mieux.

La tragédie est d’un jeune homme, grand admirateur du Siège de Calais, à qui j’ai eu bien de la peine à faire entendre que le temps des reconnaissances et des conjurations était passé, et qu’il y avait presque autant de difficulté à présent à trouver un sujet heureux, intéressant et neuf, qu’à le bien traiter.

La traduction est celle que l’abbé Le Monnier a faite de Térence. En vérité, j’ignore quand le pauvre abbé sortira de mes mains ; car les amis, qu’on craint moins de mécontenter que les indifférents, sont toujours les derniers servis.

L’ouvrage politique[3] est de ce pauvre abbé Raynal que je fais sécher d’impatience et d’ennui depuis six mois ; et le mémoire est d’un Écossais appelé M. Fluart, qui dispute un grand titre et un héritage de plusieurs millions à un enfant supposé par des parents entêtés de la postéromanie. C’est presque une cause autant du ressort du géomètre que de l’homme de loi. C’est là qu’un homme qui saurait calculer les probabilités aurait beau jeu. Si cette affaire m’était personnelle, je chercherais quel est le degré de vraisemblance d’après lequel le juge se croit autorisé à condamner à mort un coupable, et je ne crois pas que je fusse embarrassé à démontrer que la vraisemblance de la supposition de l’enfant dont il s’agit est la plus grande ; d’où je conclurais contre les juges mêmes qu’il y aurait bien de l’atrocité à exiger des preuves plus fortes pour ôter à un homme sa fortune et son nom que celles qu’on exige pour lui ôter l’honneur et la vie. Je ne sais si vous étiez encore à Paris lorsque je fus appelé chez M. d’Outremont pour décider si des lettres produites dans cette affaire étaient réelles ou contrefaites. J’ai relu ces lettres ; il est pour moi de la dernière évidence que ces lettres ne sont pas d’un Français ; qu’elles sont d’un Anglais, et que cet Anglais est le père prétendu de l’enfant, qu’il les a écrites sous le nom emprunté d’un accoucheur.

Vous voyez que je suis toujours le plan que je me suis fait de ne vous laisser ignorer aucun des instants de ma vie. Nous avons perdu aujourd’hui, vendredi veille de Saint-Thomas, M. le Dauphin[4], après une longue et cruelle maladie dont il a supporté les douleurs avec une patience vraiment héroïque. On en raconte une infinité de beaux traits. On dit qu’il y a quelque temps qu’il se coupa les cheveux, qu’il les partagea entre ses sœurs comme l’unique présent qu’il eût à leur faire. Il y a dans cette action je ne sais quoi de touchant et d’antique qui me plaît infiniment. Un grand seigneur lui écrivit une lettre tout à fait ridicule, pour l’engager à demander au roi une grâce qu’il obtiendrait certainement ; parce que, disait-il à M. le Dauphin, il était dans un moment où l’on n’aurait rien à lui refuser. M. le Dauphin plaisanta de cette impertinence, et ne nomma point celui qui l’avait faite. Il a eu, pendant tout le cours de sa maladie, la délicatesse de montrer à ceux qui l’environnaient une sécurité sur sa santé et sur sa vie qu’il était impossible qu’il eût. Il n’a témoigné du regret de la vie que dans un moment où il recevait de son père une marque de tendresse dont il était touché. J’ai ouï dire à M. Hume, qui le tenait de M. de Nivernais, qu’il y a quelques mois, ce duc étant allé rendre ses devoirs à M. le Dauphin, il le trouva qui lisait dans son lit les ouvrages philosophiques de Hume, ouvrages que vous connaissez sans doute et qui ne sont pas célèbres par leur orthodoxie. Le duc en fut surpris ; et il dut l’être bien davantage, s’il est vrai, comme M. Hume me l’a dit, que M. le Dauphin ait ajouté : « Cette lecture est très consolante dans l’état où je suis. » C’est une chose bien certaine que M. le Dauphin avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et qu’il y avait peu de matières importantes sur lesquelles il ne fût pas très-instruit. Il y a plusieurs traits de lui qui ne permettent pas de douter qu’il n’eût même le ton léger et la plaisanterie assez preste. On dit qu’en dernier lieu, ayant appris qu’on ne permettait pas au Genevois Rousseau de s’établir à Strasbourg, il avait désapprouvé cette sévérité, quoiqu’il ne pût douter qu’elle était exigée par les circonstances, et qu’il avait trouvé que c’était un homme à plaindre et non à persécuter. Cela n’est certainement pas d’un intolérant.

Il y a trois jours que Rousseau est à Paris[5]. Je ne m’attends pas à sa visite ; mais je ne vous cèlerai pas qu’elle me ferait grand plaisir ; je serais bien aise de voir comment il justifierait sa conduite à mon égard. Je fais bien de ne pas rendre l’accès de mon cœur facile ; quand on y est une fois entré, on n’en sort pas sans le déchirer ; c’est une plaie qui ne cautérise jamais bien. Il y a quelque temps qu’il me tomba sous les mains une lettre de lui où il y a des choses charmantes. Il y disait des prêtres qu’ils s’étaient constitués juges du scandale, qu’ils excitaient le scandale, et qu’en conséquence du scandale qu’ils avaient excité ils appelaient ensuite les hommes à leur tribunal pour y être punis de la faute qu’ils avaient eux-mêmes commise ; moyen infaillible, ajoutait-il, pour vexer à discrétion le particulier, la société, le sujet, le magistrat, le souverain, une nation entière, toute la terre ; il les comparait ensuite à ce chirurgien logé à l’angle d’un carrefour et dont la boutique s’ouvrait sur deux rues. Ce chirurgien sortait par une porte et blessait les passants ; puis il rentrait subitement et ressortait par l’autre porte, pour panser ceux qu’il avait blessés ; avec cette petite différence que l’homme de l’encoignure guérissait en effet le mal qu’il avait fait, au lieu que le prêtre n’accourt que pour l’augmenter.

Rousseau passera ici une quinzaine ; il y attendra le départ de M. Hume, qui le conduira en Angleterre et l’installera à Pelham, petit village situé sur les bords de la Tamise, où il jouira du repos, s’il est vrai qu’il le cherche. M. de Saint-Lambert a dit de lui un mot charmant : Ne le plaignez pas trop ; il voyage avec sa maîtresse, la Réputation.

À l’heure où je vous écris, vous êtes seule avec maman, et vous faites la fable du Pigeon sédentaire et du Pigeon voyageur. Où sont-elles à présent ? Les chemins son bien mauvais ! Elles auront bien souffert du froid ! Mlle Mélanie arrivera huit jours trop tard pour entendre le Pantaleone.

Vous me faites bien plaisir de m’apprendre que je pourrai voir la chère sœur sans courir le risque de rencontrer Mlle Boileau. Je crains celle-ci comme le feu. J’ai tort avec elle ; mais je suis plus embarrassé que fâché de ce tort-là.

On a beau battre cette pauvre petite sœur, elle ne se fait point aux coups ; cela est malheureux. Il y a bien pis, c’est qu’elle s’amuse à se battre elle-même, quand les autres sont las.

Vous faites trop d’honneur à ma pénétration. Quand on a un peu d’habitude de lire dans son propre cœur, on est bien savant sur ce qui se passe dans le cœur des autres ; combien de prétextes honnêtes que j’ai pris dans ma vie pour de bonnes raisons ! Cet examen assidu de soi-même sert moins à rendre meilleur qu’à apprendre que ni soi ni les autres ne sont pas trop bons. Voulez-vous que je vous dise le dernier mot sur la petite sœur ? Il n’y a plus de ressource pour elle que dans la caducité de l’homme. C’est un oiseau que cette petite sœur, et nous ne sommes plus dans l’âge où l’on tire au vol. Cela me rappelle un propos bien plaisant qu’elle ne lui tiendra pas. Un homme pressait très-vivement une femme, et cette femme soupçonnait que cet homme n’avait pas la raison qu’il faut pour être pressant ; elle lui disait : « Monsieur, prenez-y garde, je m’en vais me rendre. » Passé cinquante ans, il n’y en a presque aucun de nous que cette franchise n’embarrassât. Faites-en l’essai dans l’occasion, et vous verrez. J’en excepte cependant les prêtres et les moines, parce qu’il y a des grâces d’état.

Et pourquoi donc est-ce que la petite sœur n’a pas voulu se charger de la commission fâcheuse ? C’est une maladresse de sa part.

Oh ! ne me dites rien de ce que maman fera ou ne fera pas. Je vous jure qu’elle n’en sait rien elle-même, et que je ne serais pas plus avancé à sa place. Je vois que, quand il s’agit de se faire du mal ou d’en faire aux autres, les honnêtes gens finissent toujours par se donner la préférence. Mais pourquoi lisez-vous comme cela aux autres ce que je n’écris qu’à vous ? Un jour, on craignait que cette confiance ne me mît trop bien avec la nièce ; et moi je crains qu’un jour elle ne mette fort mal avec ses tantes. Je ne veux ni l’un ni l’autre. Vous êtes devenue bien circonspecte ; est-ce que, quand vous vous retenez, vous n’en êtes pas incommodée ?

Je dis toujours, sauf à m’en gronder après : Comment ! don Diego me prendra un mois de suite pour une grue, et je ne lui ferai jamais entrevoir que c’est lui qui l’est ? Cela est trop pénible.

Si j’ai peu vu Mlle Boileau, en revanche j’ai beaucoup vécu avec l’abbé fabuliste[6].

La pièce de Sedaine a été jouée, et jouée avec le succès que j’en attendais[7]. Le premier jour, combat à mort ; les honnêtes gens, les artistes et les gens de goût d’un côté ; la foule de l’autre. Ma bonne amie, ne le dites à personne ; mais je vous jure que ceux qui prônent à présent le plus haut cet ouvrage n’en sentent pas le mérite. Cela est si exquis, si simple, si vrai ! Piscis hic non est omnium. Je suis sûr que Saurin, Helvétius et d’autres ont pitié du public. Mon amie, ou cela est vrai ou cela est faux (je parle de la pièce). Si cela est faux, cela est détestable ; mais si cela est vrai, combien de prétendues belles choses détestables !

Pourriez-vous me dire si je dois payer ? J’ai gagé avec l’abbé que les comédiens feraient retrancher une certaine scène de génie ; les comédiens ne l’ont pas fait retrancher, mais c’est le public. J’ai vu clairement, à la première représentation, qu’entre deux mille personnes il y en avait très-peu qui sentissent le mérite de ce poëme. Il demande un tact bien pur et bien fin. Je n’ai même encore aujourd’hui foi qu’en quelques bonnes âmes d’hommes tout ronds et de femmes sans prétentions, qui en ont été enchantés d’instinct, sans savoir pourquoi. Les gens à protase n’y sont pas. Écoutez bien mon pronostic : Voltaire en dira pis que pendre. Et la cour ? Elle appellera cela du commérage et du caquet ; oui, mais c’est du caquet et du commérage comme Lélius et Scipion étaient soupçonnés d’en dicter à Térence, avec moins d’élégance et plus de verve. C’est le contraire que je voulais dire ; ce sont les terreurs de la tragédie produites avec les moyens de l’opéra-comique. À l’avant-dernière scène, il y a quelques jours qu’une jeune fille s’écria du milieu de l’amphithéâtre : Ah ! il est mort ! Je voudrais bien que cette petite fille-là eût été la mienne. Comme je l’aurais baisée, et devant tout le monde !

Me faire autre ? Oui, en tout, excepté l’amant, auquel je ne veux pas toucher ; il est bien, mais fort bien, qu’en pensez-vous ? Il n’y manque qu’une chose, c’est d’être à côté de celle qu’il aime ; et c’est un défaut dont il est bien pressé de se corriger. Bonjour, bonne amie ; mon respect à maman.



  1. Cet opéra-comique, mis en musique par Kohaut, tomba sur le théâtre de la Comédie-Italienne, le 19 février 1766.
  2. Barthe.
  3. Sans doute l’Histoire philosophique des Deux-Indes à laquelle Diderot prit une part qu’on n’a pu déterminer exactement.
  4. Père des rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X, mort le 20 décembre 1765.
  5. Il y revint le 17 décembre 1765.
  6. Le Monnier.
  7. Le Philosophe sans le savoir fut représenté le 2 décembre 1765.