Lettres à Mademoiselle Jodin
Lettres à Mademoiselle Jodin, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 410-411).


XVIII

À LA MÊME.
11 mai 1769.

Je suis bien aise que vous ayez débuté avec succès, car il n’y a guère que des applaudissements continus qui puissent dédommager de la fatigue et des dégoûts de votre état. Mon dessein n’est pas de vous décourager ni de flétrir un moment heureux ; mais songez, mademoiselle, qu’il y a bien de la différence entre le public de Bordeaux et le public de Paris. Combien n’avez-vous pas entendu dire d’une femme qui chantait en société et qui même chantait fort bien qu’elle était au-dessus de la Le Maure ? Quelle différence cependant, lorsque, placée l’une à côté de l’autre sur les planches, on venait à les comparer ! C’est ici, en scène avec Mlle Clairon ou Mlle Dumesnil, que je voudrais que vous eussiez obtenu de notre parterre les éloges que l’on vous donne à Bordeaux. Travaillez donc, travaillez sans cesse ; jugez-vous sévèrement, croyez-en moins aux claquements de mains de vos provinciaux qu’au témoignage que vous vous rendrez à vous-même. Quelle confiance pouvez-vous avoir dans les acclamations de gens qui restent muets dans les moments où vous sentez vous-même que vous faites bien, car je ne doute point que cela ne vous soit arrivé quelquefois ? Perfectionnez-vous surtout dans la scène tranquille.

Ménagez votre santé ; faites-vous respecter, montrez-vous sensible aux procédés honnêtes. Recevez-les même quand ils vous seront dus comme si l’on vous faisait grâce en vous les accordant. Mettez-vous au-dessus de l’injure et n’y répondez jamais. Les armes de la femme sont la douceur et les grâces, et l’on ne résiste point à ces armes-là.

M. le duc d’Orléans ne prend rien à fonds perdu, même de ceux qui vivent dans son intimité.

Mme et Mlle Diderot sont tout à fait sensibles à vos succès et à votre souvenir.