Lettres à M. Malthus sur l’économie politique et la stagnation du commerce/III


LETTRE TROISIÈME.


Monsieur,


Nous avons raisonné, dans l’hypothèse d’une liberté indéfinie qui permettrait à une nation de pousser aussi loin quelle voudrait, tous les genres de production ; et je crois avoir prouvé que si cette hypothèse se réalisait, cette nation pourrait acheter tout ce qu’elle produirait. De cette faculté et du désir naturel à l’homme d’améliorer continuellement son sort, naîtrait infailliblement une multiplication infinie d’individus et de jouissances.

Il n’en va pas ainsi. La nature d’une part, et de l’autre les vices de l’ordre social, ont mis des bornes à cette faculté indéfinie de produire ; et l’examen de ces obstacles, en nous ramenant dans le monde réel, servira de preuve à la doctrine établie dans mon Traité d’économie politique, que ce sont les obstacles à la production qui seuls empêchent l’écoulement, la vente des produits.

Je n’ai pas la prétention de pouvoir signaler la totalité des obstacles qui s’opposent à la production. Beaucoup de ces obstacles sans doute se découvriront à mesure que l’économie politique fera de nouveaux progrès ; d’autres peut-être ne se découvriront jamais : mais on peut déja en observer de très-puissans, soit dans l’ordre naturel, soit dans l’ordre politique.

Dans l’ordre naturel, la production des denrées alimentaires a des bornes plus sévèrement posées que la production des denrées meublantes et vêtissantes. En même temps que les hommes ont besoin, soit en poids, soit en valeur, de beaucoup plus de produits alimentaires que de tous les autres ensemble on ne saurait tirer ces produits de fort loin, car ils sont d’un transport difficile et d’une garde dispendieuse. Quant à ceux qui peuvent croître sur le territoire d’une nation, ils ont des limites, qu’une agriculture plus perfectionnée et de plus vastes capitaux engagés dans les opérations agricoles peuvent reculer sans doute[1], mais qui doivent cependant se rencontrer quelque part. Arthur Young croit que la France ne produit guère que la moitié des denrées alimentaires quelle est capable de produire[2]. Supposez qu’Arthur Young dise vrai ; supposez même qu’avec une agriculture plus perfectionnée la France recueillît deux fois autant dé produits ruraux sans avoir plus d’agriculteurs[3], alors elle aurait 45 millions d’habitans qui pourraient se consacrer à toute autre occupation qu’aux travaux agricoles. Ses produits manufacturés trouveraient plus de débouchés qu’à-présent dans les campagnes, puisqu’elles seraient plus productives ; et le surplus trouverait des débouchés dans la population manufacturière elle-même. On ne serait pas moins bien nourri qu’à-présent, mais on serait généralement mieux pourvu d’objets manufacturés ; on aurait de meilleurs logemens, plus de meubles, des vêtemens plus fins, et des objets d’utilité, d’instruction et d’agrément qui sont maintenant réservés à un bien petit nombre de personnes. Tout le reste de la population est encore grossier et barbare.

Toutefois, à mesure que la classe manufacturière croîtrait, les denrées alimentaires deviendraient plus recherchées et plus chères par rapport aux objets manufacturés. Ceux-ci procureraient des profits et des salaires plus restreints qui en décourageraient la production ; et l’on conçoit ainsi comment les bornes que la nature met aux productions agricoles, en mettraient aussi aux produits manufacturés. Mais cet effet, comme tout ce qui arrive naturellement et par la force des choses, se préparerait de fort loin et serait accompagné de moins d’inconvéniens que toute autre combinaison possible.

En convenant de cette borne posée, par la nature elle-même, à la production des alimens, et indirectement à celle de tous les autres produits, on peut demander comment des pays très-industrieux, tels que l’Angleterre, où les capitaux abondent, où les communications sont faciles, sont arrêtés dans l’écoulement de leurs marchandises, bien avant que leurs produits agricoles soient arrivés au terme qu’ils ne peuvent plus dépasser. Il y a donc un vice, un mal caché qui les tourmente ?… Il y en a plus d’un probablement, qui se découvriront successivement ; mais déja j’en aperçois un, immense, funeste, et digne de la plus sérieuse attention.

S’il arrivait qu’auprès de chaque entreprise de commerce, de manufacture ou d’agriculture, un homme, un préposé du fisc, vînt à s’établir ; et que cet homme, sans rien ajouter au mérite du produit, à son utilité, à la qualité qui fait qu’on le désire et qu’on l’achète, ajoutât néanmoins à ses frais de production, qu’en résulterait-il, je vous le demande ? Le prix qu’on met à un produit, même lorsqu’on a les moyens de l’acquérir[4], dépend de la jouissance qu’on en attend, de l’utilité dont il peut être. À mesure que son prix s’élève, il cesse pour plusieurs personnes de valoir la dépense qu’il occasionne ; et le nombre de ses acheteurs diminue.

De plus, l’impôt n’augmentant les profits d’aucun producteur, et cependant augmentant le prix de la totalité des produits, les revenus des producteurs ne sont plus suffisans pour acheter les produits, du moment qu’un accident comme celui que je viens d’indiquer, les fait renchérir.

Représentons-nous cet effet par des nombres, afin de le suivre dans ses dernières conséquences. Il vaut la peine qu’on s’en occupe, s’il peut nous indiquer une des principales causes du mal qui menace tous les pays industrieux du globe. Déja l’Angleterre, par ses angoisses, avertit les autres nations des douleurs qui leur sont réservées. Elles seront d’autant plus cruelles, qu’un tempérament robuste les provoque toutes plus ou moins à un très-grand développement d’industrie ; il en résultera de très-heureux effets s’il n’est pas comprimé, et d’affreuses convulsions dans le cas contraire.

Si l’entrepreneur, producteur d’une pièce d’étoffe, en même temps qu’il distribue tant à lui-même qu’à ses confrères-producteurs une somme de 30 francs pour les services productifs qui ont concouru à la confection de la pièce, est obligé de payer en outre 6 francs au préposé du fisc, il faudra ou qu’il cesse de fabriquer des étoffes, ou qu’il vende la pièce 36 francs[5]. Mais la pièce étant à 36 francs, les producteurs, qui tous ensemble n’en ont touché que trente, ne peuvent plus acheter que les cinq sixièmes de cette même pièce qu’auparavant ils pouvaient acheter tout entière ; celui qui en achetait une aune ne pourra plus en consommer que cinq sixièmes d’aune ; et ainsi des autres.

Le producteur de blé, qui de son côté paie à un autre receveur, une contribution de 6 francs pour un sac qui coûte 30 francs de services productifs, est obligé de vendre son sac 36 francs au lieu de trente. Il en résulte que les producteurs de blé et les producteurs d’étoffes, soit qu’ils aient besoin d’étoffes, soit qu’ils aient besoin de blé, ne peuvent, avec le gain qu’ils ont fait, acquérir que les cinq sixièmes de leurs produits.

Cet effet, ayant lieu pour deux produits réciproquement, peut avoir lieu généralement pour tous les produits. Nous pouvons, sans changer l’état de la question, supposer que les producteurs, quelle que soit la production à laquelle ils sont voués, ont besoin successivement de boissons, de denrées équinoxiales, de logemens, de divertissemens, d’objets de luxe ou de nécessité. Et toujours ils trouveront ces produits plus chers qu’ils ne peuvent les payer, avec leurs revenus tels qu’ils sont, suivant le rang qu’ils occupent parmi les producteurs. Il y aura toujours, dans l’hypothèse qui nous sert d’exemple, un sixième des produits qui demeureront invendus.

Il est vrai que les six francs levés par le collecteur, vont à quelqu’un ; et que ceux que le collecteur représente (fonctionnaires publics, militaires, ou rentiers) peuvent employer cet argent à faire l’acquisition du sixième restant soit du sac de blé, soit de la pièce d’étoffe, soit de tout autre produit. C’est bien ainsi, en effet, que la chose se passe. Mais remarquez que cette consommation n’a lieu qu’aux dépens des producteurs ; et que le collecteur, ou ses commettans, s’ils consomment un sixième des produits, obligent par-là les producteurs à se nourrir, à se vêtir, à vivre enfin avec les cinq sixièmes de ce qu’ils produisent.

On en conviendra ; mais en même temps on dira qu’il est possible à chacun de vivre avec les cinq sixièmes de ce qu’il produit. J’en conviendrai moi-même si l’on veut ; mais je demanderai à mon tour si l’on croit que le producteur vécût aussi bien au cas que l’on vînt à lui demander, au lieu d’un sixième, deux sixièmes, ou le tiers de sa production ? — Non ; mais il vivrait encore. — Ah ! vous croyez qu’il vivrait ! en ce cas, je demande s’il vivrait encore au cas qu’on lui en ravît les deux tiers… puis les trois quarts… mais je m’aperçois qu’on ne répond plus rien.

Maintenant, monsieur, je me flatte que l’on comprendra facilement ma réponse à vos plus pressantes objections, de même qu’à celles de M. de Sismondi. S’il suffit de créer de nouveaux produits, dites-vous, pour pouvoir les consommer, ou les échanger contre ceux qui surabondent, et procurer ainsi des débouchés aux uns comme aux autres, pourquoi n’en crée-t-on pas ? sontce les capitaux qui manquent ? Ils abondent : on cherche les entreprises auxquelles on peut en employer avec avantage : il est évident qu’il n’y en a point, dites-vous (page 499) ; que tous les genres de commerce sont déjà obstrués de capitaux et de travailleurs, qui tous offrent leurs produits au rabais, dit M. de Sismondi[6].

Je ne prétends pas que ce soit encore un métier de dupe de se vouer aux arts utiles ; mais convenez, messieurs, que s’il devenait jamais tel, l’effet ne serait pas autre que celui dont vous vous plaignez. Pour acheter les produits qui surabondent, il faudrait créer d’autres produits : mais si la condition des producteurs était trop désavantageuse ; si, après avoir déployé des moyens de production suffisans pour produire un bœuf, on se trouvait n’avoir produit qu’un mouton, et avec ce mouton, si l’on ne pouvait obtenir par un échange contre tout autre produit, que la même quantité d’utilité que ce qui s’en trouve dans un mouton, qui voudrait produire avec un tel désavantage ? Ceux qui se seraient livrés à la production auraient fait, un mauvais marché ; ils auraient fait une avance que l’utilité de leur produit ne suffirait pas pour rembourser ; quiconque aurait la sottise de créer un autre produit capable d’acheter celui-là, aurait à lutter contre les mêmes désavantages, et se mettrait dans le même embarras. Le parti qu’il pourrait tirer de son produit, ne l’indemniserait pas de ses frais ; et ce qu’il pourrait acheter avec ce produit, ne vaudrait pas davantage. C’est alors que l’ouvrier ne pourrait plus vivre de son travail, et retomberait à la charge de sa paroisse[7] ; c’est alors que l’entrepreneur, ne pouvant plus vivre de ses profits, renoncerait à son industrie. Il acheterait des rentes ou bien irait dans l’étranger pour y chercher de meilleures conditions, un travail plus lucratif, ou, ce qui revient exactement au même, une production accompagnée de moins de dépenses[8]. S’il y rencontrait d’autres inconvéniens, il chercherait un autre théâtre encore pour ses talens ; et l’on verrait les différens pays se jeter à la tête et leurs capitaux et leurs travailleurs, c’est-à-dire ce qui suffit pour porter au plus haut point la prospérité des sociétés humaines, quand elles connaissent leurs véritables intérêts et les moyens de les faire prévaloir.

Je ne me permettrai pas de faire remarquer quels sont les traits de ce tableau qui conviennent à votre pays, monsieur, ou à tout autre ; mais je le livre à votre examen, à l’examen de tous les hommes de bonne foi, de tous ceux qui ont de bonnes intentions, et qui veulent fonder leur repos sur le bienêtre de la partie intéressante, laborieuse et utile de l’espèce humaine.

Pourquoi les sauvages du nouveau monde, dont la précaire subsistance repose sur le hasard d’une flèche, refusent-ils de bâtir des villages, d’enclore des terrains et de les cultiver ? c’est que ce genre de vie exige un travail trop assidu, trop pénible. Ils ont tort ; ils calculent mal, car les privations qu’ils endurent sont pires de beaucoup que les gênes que la vie sociale bien entendue leur imposerait. Mais, si cette vie sociale était une galère où, en ramant à tour de bras pendant seize heures sur vingt-quatre, ils ne parvinssent à produire qu’un morceau de pain insuffisant pour les nourrir, en vérité ils seraient excusables de ne pas aimer la vie sociale. Or tout ce qui rend plus pénible la situation du producteur, de l’homme essentiel des sociétés, tend à détruire le principe de vie du corps social ; à rapprocher un peuple civilisé d’un peuple sauvage ; à amener un ordre de choses où l’on produit moins et où l’on consomme moins ; à détruire la civilisation, qui est d’autant plus grande que l’on produit et consomme davantage. Vous remarquez en plusieurs endroits, que l’homme est naturellement indolent, et que c’est mal le connaître que « de supposer qu’il voudra toujours consommer tout ce qu’il sera capable de produire (page 503). » Vous avez bien raison ; mais je ne tiens pas un autre langage, lorsque je dis que l’utilité des produits ne vaut plus les services productifs au prix desquels on est obligé de les payer.

Vous-même semblez être convenu de cette vérité, lorsque vous avez dit dans une autre occasion (page342) : « Un impôt peut mettre un terme à la production d’une marchante dise, si personne dans la société ne peut consentir à mettre à cette marchandise un prix conforme aux nouvelles difficultés de sa production. » Et ce vice interne, (d’avoir coûté plus de frais de production qu’elle ne vaut), la marchandise le transporte au bout de l’univers. Partout elle est trop chère pour valoir ce qu’elle coûte, parce que partout on est obligé de la payer par des services productifs égaux à ceux qu’elle a coûtés.

Une considération qui n’est pas non plus à dédaigner, c’est que les frais de production ne sont pas seulement accrus par les droits multipliés, par la cherté de tout, mais encore par les usages qui résultent d’un ordre politique vicieux. Si les progrès du luxe et des gros émolumens ; si la facilité d’obtenir des gains illégitimes, par la faveur, dans les fournitures, dans les opérations de finance, forcent le manufacturier, le commerçant, le producteur véritable, pour conserver son rang dans la société, à réclamer des profits disproportionnés avec les services qu’ils rendent à la production, alors ces autres abus tendent à élever par d’autres causes les frais de production, et par conséquent les prix des produits, au-dessus de leur utilité réelle. La consommation en est d’autant plus restreinte, il faut, pour les acquérir, donner trop de services productifs à la création d’un autre produit, se jeter dans des frais de production trop considérables. Jugez par-là, monsieur, du mal qu’on fait en encourageant les dépenses inutiles, et en multipliant les consommateurs improductifs !

Ce qui prouve combien les frais de production sont l’obstacle réel qui s’oppose à la vente, c’est le rapide débit d’un objet qu’un moyen expéditif de production met à bon marché. S’il baisse d’un quart de son prix, la quantité de ce qu’on peut en vendre augmente du double. C’est que tout le monde alors l’acquiert avec moins de travail, moins de frais quelconques de production. Lorsque, par le système continental, il fallut payer pour avoir une livre de sucre, cinq francs, appliqués soit à la production du sucre même, soit à celle de toute autre marchandise qu’on échangeait contre du sucre, la France n’était en état d’en acheter que quatorze millions de livres[9]. Maintenant que le sucre est à bon marché, nous en consommons quatre-vingt millions de livres par an ; ce qui fait environ trois livres par personne. À Cuba, où le sucre est encore à meilleur marché, on en consomme au-delà de trente livres par personne libre[10].

Sachons donc convenir d’une vérité qui nous presse de tous les côtés : lever des impôts exagérés, avec ou sans la participation d’une représentation nationale, ou avec une représentation dérisoire, peu m’importe, c’est augmenter les frais de production, sans accroître l’utilité des produits, sans rien ajouter à la satisfaction que le consommateur peut en tirer ; c’est mettre une amende sur la production, sur ce qui fait exister la société. Et, comme parmi les producteurs, les uns sont mieux placés que les autres pour rejeter sur leurs co-producteurs le fardeau des circonstances, elles pèsent sur certaines classes plus que sur d’autres. Un capitaliste peut souvent retirer son capital d’un emploi, pour le consacrer à un autre ; il peut l’envoyer dans l’étranger. L’entrepreneur d’une industrie a souvent assez de fortune pour suspendre ses travaux pendant un temps. Aussi, tandis que le capitaliste, et l’entrepreneur restent maîtres des conditions, l’ouvrier est obligé de travailler constamment et à tout prix, même lorsque la production ne lui donne plus de quoi vivre. C’est ainsi, monsieur, que les frais excessifs de production réduisent plusieurs classes de certaines nations, à ne consommer que ce qu’il y a de plus indispensable à leur existence, et les dernières classes à périr de besoin. Or n’est-ce pas, d’après vous-même[11], de tous les moyens de réduire le nombre des hommes, le plus funeste et le plus barbare[12] ?

Ici se présente l’objection la plus forte peut-être, parce qu’elle est appuyée d’un exemple imposant. Dans les États-Unis, les entraves à la production sont peu multipliées, les impôts sont légers ; et là, comme ailleurs, les marchandises surabondent, le commerce manque de débouchés. « Ces difficultés, dites-vous[13], ne sauraient être attribuées à la culture des mauvaises terres, aux gênes de l’industrie, à l’énormité des impôts. Il faut donc, pour que les richesses augmentent, quelque chose encore indépendamment du pouvoir de produire. »

Hé bien ! le croirez-vous, monsieur ? selon moi c’est encore le pouvoir de produire, du moins à l’instant même, qui manque aux États-Unis, pour que les Américains puissent disposer avantageusement des produits surabondans de leur commerce.

L’heureuse situation de ce peuple pendant une longue guerre où il a presque toujours joui des avantages de la neutralité, a tourné beaucoup trop son activité et ses capitaux vers le commerce extérieur et maritime. Les Américains sont entreprenans ; ils naviguent à bon marché ; ils ont introduit dans les voyages de long cours, des manœuvres expéditives qui les abrègent, les rendent moins dispendieux, et correspondent à ces perfectionnemens qui, dans les arts, diminuent les frais de production ; enfin les Américains ont attiré vers eux tout le commerce maritime que les Anglais n’ont pas pu faire ; ce sont eux qui, pendant bien des années, ont servi d’intermédiaires entre toutes les puissances continentales de l’Europe et le reste du monde. Ils ont même obtenu plus de succès que les Anglais, par-tout où ils ont été en concurrence avec eux, comme à la Chine.

Qu’en est-il résulté ? une abondance excessive de ces produits que procure l’industrie commerciale et maritime ; et, lorsque la paix générale est venue ensuite libérer la route des mers, les navires français, hollandais, se sont lancés avec une sorte d’ivresse au milieu d’une carrière qui venait de s’ouvrir ; et, dans leur ignorance de l’état où se trouvaient les nations d’outre-mer, de leur agriculture, de leurs arts, de leur population, de leurs ressources pour acheter et consommer, ces navires, échappés à une longue détention, ont porté partout avec abondance les produits du continent de l’Europe, présumant que les autres contrées du globe, qui en étaient sevrées depuis long-temps, en seraient avides.

Mais, pour pouvoir acheter ce supplément extraordinaire, il aurait fallu en même temps que ces autres contrées, de leur côté, eussent pu créer à l’instant des produits extraordinaires ; car, encore une fois, la difficulté n’est point de consommer à New-York, à Baltimore, à la Havane, à Rio-Janeiro, à Buenos-Ayres, des marchandises d’Europe. On les y consommerait volontiers si l’on pouvait les y payer. Les Européens demandaient en paiement des cotons, des tabacs, du sucre, du riz ; et cette demande même en faisait monter le prix : et comme, toutes chères qu’étaient ces marchandises, et l’argent qui est une marchandise aussi, il fallait bien en prendre, ou revenir sans paiement, ces mêmes marchandises, devenues plus rares aux lieux de leur origine, devenaient plus abondantes en Europe, et ont fini par l’être trop pour s’y bien vendre, quoique la consommation de l’Europe ait fort augmenté depuis la paix ; de là les retours désavantageux que nous avons vus. Mais supposons pour un instant que les produits agricoles et manufacturés de l’Amérique du nord et de l’Amérique du sud fussent tout-à-coup devenus très-considérables lorsque la paix s’est faite, alors leurs populations, plus nombreuses et plus productives, auraient acheté facilement tout ce que les Européens y ont porté, et leur auraient fourni à bon compte des retours variés.

Quant aux États-Unis, cet effet aura lieu, je n’en fais aucun doute, lorsqu’ils pourront joindre aux objets d’échange que leur commerce maritime nous fournit[14], une plus grande quantité de leurs produits agricoles[15], et peut-être aussi quelques produits manufacturés. Leur culture s’étend, leurs manufactures se multiplient ; et, par une suite naturelle, leur population croît avec une étonnante rapidité. Encore quelques années, et l’ensemble de leurs industries formera une masse de produits parmi lesquels se rencontreront plus d’articles propres à fournir des retours profitables, ou, du moins, des profits dont les Américains emploieront une partie à l’achat des marchandises d’Europe.

On portera aux États-Unis les marchandises que les Européens réussissent à faire à moins de frais ; on rapportera celles que le sol et l’industrie des Américains réussiront à créer à meilleur marché que d’autres. La nature des demandes déterminera la nature des productions ; chaque nation s’occupera de préférence des produits qu’elle fait avec le plus de succès, c’est-à-dire avec le moins de frais de production ; et il en résultera des échanges mutuellement avantageux, et avantageux d’une manière constante. Mais ces améliorations commerciales ne peuvent avoir lieu qu’avec le temps. Les talens et l’expérience que les arts exigent, ne s’acquièrent pas en quelques mois ; il y faut des années. Ce n’est qu’après plusieurs tentatives, que les Américains sauront quels produits manufacturés ils peuvent créer avec succès[16]. Alors on ne leur portera plus ces produits-là ; mais les profits qu’ils tireront de cette production, leur procureront les moyens d’acheter d’autres produits européens.

D’un autre côté, les entreprises agricoles, quelque rapide que soit leur extension, ne peuvent que par degrés fort lents offrir, par leurs produits, des débouchés aux produits de l’Europe. À mesure que la culture et la civilisation s’étendent au-delà des monts Alleganys, dans le Kentuky et dans les territoires d’Indiana et des Illinois, les premiers gains sont employés à nourrir les colons à mesure qu’ils arrivent des états plus anciennement peuplés, à bâtir leurs habitations. Les profits qui excèdent ces premiers besoins, servent à étendre leurs défrichemens ; les suivans, à fabriquer des produits manufacturés pour la consommation locale : et ce ne sont que les épargnes du quatrième ordre, qui s’appliquent à manipuler et transformer les produits du sol pour la consommation lointaine. C’est alors seulement que les états nouveaux nous offrent, à nous Européens, quelques débouchés ; mais on voit que ce ne peut être dans leur enfance : il faut pour cela que leur population ait eu le temps de s’accroître, et que leurs produits agricoles soient devenus assez abondans pour qu’ils soient obligés d’en échanger la valeur au loin. Alors et par le progrès naturel des choses, au lieu de transporter des produits bruts, ils transportent des produits qui ont déja reçu quelques façons, et qui, offrant par conséquent plus de valeur sous un moindre volume, peuvent supporter les frais d’un long trajet. De tels produits arriveront en Europe par la Nouvelle-Orléans, ville destinée à devenir un des plus grands entrepôts du monde.

Nous n’en sommes pas encore à ce point ; faut-il donc s’étonner que les productions des États-Unis n’aient pas encore offert des débouchés analogues à l’élan commercial qui a suivi la paix ? Faut-il s’étonner même que les produits commerciaux amenés par les Américains eux-mêmes dans leurs ports, à la suite d’un développement exagéré de leur industrie nautique, s’y trouvent en surabondance ?

Vous voyez, monsieur, que ce fait n’a rien que de très-conforme à la doctrine professée par vos antagonistes.

Revenant à la situation pénible où se trouvent tous les genres d’industrie en Europe, je pourrais ajouter au découragement qui résulte des frais de production multipliés à l’excès, les désordres que de tels frais jettent dans la production, la distribution et la consommation des valeurs produites ; désordres qui amènent fréquemment sur le marché des quantités supérieures aux besoins, en écartant celles qu’on y pourrait vendre et dont les vendeurs emploieraient le prix à l’achat des premières. Certains producteurs cherchent à récupérer, par la quantité de ce qu’ils produisent, une partie de la valeur dévorée par le fisc. Certains services productifs ont pu se soustraire à l’avidité des agens du fisc, comme il arrive souvent pour le service des capitaux, qui continuent dans bien des cas à toucher les mêmes intérêts, tandis que les terres, les bâtimens, la main-d’œuvre, se trouvent surchargés. Un ouvrier qui a de la peine à nourrir sa famille, rachète quelquefois par un travail excessif le bas prix de la main-d’œuvre. Ne sont-ce pas là des causes qui dérangent l’ordre naturel de la production, et qui font produire dans certains genres au-delà de ce qu’on aurait fait, à ne consulter que les besoins des consommateurs ? Les objets de nos consommations ne nous sont pas nécessaires au même degré. Avant de réduire à moitié sa consommation de blé, on réduit au quart sa consommation de viande, on réduit à rien sa consommation de sucre. Il y a des capitaux tellement engagés dans certaines entreprises, particulièrement dans les manufactures, que leurs entrepreneurs consentent souvent à en perdre les intérêts, à sacrifier les profits de leur propre industrie, et continuent à travailler uniquement pour soutenir l’entreprise jusqu’à des temps plus favorables, et pour n’en pas perdre le fonds : d’autres fois ils craignent de perdre de bons ouvriers que la suspension de l’ouvrage forcerait à se disperser ; l’humanité seule des entrepreneurs suffit, dans quelques circonstances, pour continuer une fabrication à laquelle les besoins ne répondent plus. Delà des désordres dans la marche de la production et de la consommation, plus graves encore que ceux qui naissent de la barrière des douanes et de la vicissitude des saisons. De là des productions inconsidérées, des recours à des moyens ruineux, des commerces bouleversés.

Je remarquerai en même temps que, quoique le mal soit grand, il peut paraître encore plus grand qu’il n’est. Les marchandises qui surabondent dans les marchés de l’univers, peuvent frapper les yeux par leur masse, effrayer le commerce par l’avilissement de leurs prix, et n’être pourtant qu’une fort petite partie des marchandises faites et consommées en chaque genre. Il n’y a pas de magasin qui ne se vidât en peu de temps, si toute espèce de production de la marchandise qu’il contient venait à cesser simultanément dans tous les lieux du monde. On a remarqué, en outre, que le plus léger excès des envois par-dessus les besoins, suffit pour altérer considérablement les prix. C’est une observation du Spectateur d’Addisson (n° 200), que, lorsque la récolte des blés surpasse d’un dixième ce qu’on en consomme ordinairement, le blé tombe à moitié prix. Dalrymple[17] fait une observation analogue. Il ne faut donc pas s’étonner qu’un léger excédant soit représenté souvent comme une surabondance excessive.

Cette surabondance, comme j’en ai déja fait la remarque, tient aussi à l’ignorance des producteurs ou des commerçans sur la nature et l’étendue des besoins dans les lieux où l’on adresse des marchandises. Durant ces dernières années, il y a eu un grand nombre de spéculations hasardées, parce qu’il y avait beaucoup de nouveaux rapports entre différentes nations. Par-tout on manquait des données qui doivent entrer dans un bon calcul ; mais de ce qu’on a mal fait beaucoup d’affaires s’ensuit-il, qu’il fût impossible, étant mieux instruit, d’en faire de bonnes ? J’ose prédire qu’à mesure que les relations nouvelles deviendront anciennes, et que les besoins réciproques seront mieux appréciés, les engorgemens cesseront partout, et qu’il s’établira des relations constantes mutuellement profitables.

Mais en même temps il convient d’atténuer graduellement, et autant que les circonstances de chaque état le permettront, les inconvéniens généraux et permanens qui naissent d’une production trop dispendieuse. Il faut que l’on se persuade bien que chacun vendra d’autant plus aisément ses produits, que les autres hommes gagneront davantage ; qu’il n’y a qu’une seule voie pour gagner, c’est de produire, soit par son travail, ou par le travail des capitaux et des terres qu’on possède ; que les consommateurs improductifs ne sont que des hommes substitués aux consommateurs productifs ; que plus il y a de producteurs, plus il y a de consommateurs ; que, par la même raison, chaque nation est intéressée à la prospérité des autres, et que toutes sont intéressées à avoir ensemble les plus faciles communications, car toute difficulté équivaut à une augmentation de frais.

Telle est la doctrine établie dans mes écrits, et qui, je vous l’avoue, monsieur, ne me paraît pas avoir encore été ébranlée. J’ai pris la plume pour la défendre, non parce qu’elle est mienne (qu’est-ce, auprès de si grands intérêts, qu’un misérable amour-propre d’auteur ?) mais parce qu’elle est éminemment sociale, qu’elle montre aux hommes la source des vrais biens, et les avertit du danger de la tarir. Le reste de cette doctrine n’est pas moins utile en ce qu’il nous montre que les capitaux et les terres ne sont point productifs à moins d’être devenus des propriétés respectées ; que le pauvre lui-même est intéressé à défendre la propriété du riche ; qu’il est intéressé par conséquent au maintien du bon ordre, parce qu’une subversion qui ne pourrait jamais lui livrer qu’une proie passagère lui ôterait un revenu constant. Lorsqu’on étudie l’économie politique comme elle mérite d’être étudiée ; lorsqu’on s’est une fois aperçu, dans le cours de cette étude, que les plus utiles vérités reposent sur les principes les plus certains, on n’a rien tant à cœur que de mettre ces principes à la portée de toutes les intelligences. N’augmentons pas leurs difficultés naturelles par des abstractions inutiles ; ne recommençons pas le ridicule des économistes du XVIIIe siècle, par d’interminables discussions sur le produit net des terres ; décrivons la manière dont les faits se passent, et mettons à nu la chaîne qui les lie ; c’est alors que nos écrits acquerront une grande utilité pratique, et que le public sera vraiment redevable aux écrivains qui, comme vous, monsieur, ont tant de moyens pour l’éclairer.


  1. Les principaux obstacles aux améliorations agricoles en France, sont, d’abord, la résidence des riche ? propriétaires et des gros capitalistes dans les villes, et sur-tout dans une immense capitale : ils ne peuvent pas prendre connaissance des améliorations auxquelles ils pourraient employer leurs fonds ; et ils ne peuvent pas en surveiller l’emploi de manière qu’il fût suivi d’une augmentation de revenu correspondante. En second lieu, ce serait vainement que tel canton reculé dans les terres doublerait ses produits : il peut à peine se défaire de ce qu’il produit déja, faute de chemins vicinaux bien entretenus et faute de villes industrieuses à portée. Les villes industrieuses consomment les produits ruraux et fabriquent en échange des produits manufacturés qui, renfermant plus de valeur sous un moindre volume, peuvent se transporter plus loin. C’est là le principal obstacle aux accroissemens de l’agriculture française. Des canaux de navigation petits et multipliés ; des chemins vicinaux bien entretenus, mettraient en valeur les produits ruraux. Mais il faut pour cela des administrations locales choisies par les habitans, et ne s’occupant que du bien du pays. La possibilité des débouchés existe, mais on ne fait pas ce qu’il faut pour en jouir. Les administrateurs, choisis dans l’intérêt de l’autorité centrale, deviennent presque tous des agens politiques ou fiscaux, ou, ce qui est encore pis, des agens de police.
  2. Voy. en France, tom. II, page 98 de l’édit. angl.
  3. Cette supposition est très-admissible, puisqu’en Angleterre les trois quarts de la population habite les villes et par conséquent ne se livre point aux travaux champêtres. Un pays qui nourrirait 60 millions d’habitans pourrait donc être fort bien cultivé par 15 millions de cultivateurs ; nombre auquel on porte les cultivateurs de la France actuelle.
  4. Les moyens qu’on a d’acquérir sont les profits que chacun tire de son industrie, de ses capitaux et de ses terres. Les consommateurs qui n’ont ni industrie, ni capitaux, ni terres, dépensent ce qu’ils prélèvent sur les profits des premiers. Dans tous les cas chacun a un revenu qui a des bornes ; et, quoique les personnes qui ont un fort gros revenu puissent sacrifier beaucoup d’argent pour de fort minces jouissances, néanmoins on conçoit que, plus la jouissance est chère, et moins on y tient.
  5. S’il la diminue en qualité, c’est comme s’il la faisait payer plus cher.
  6. Nouveaux principes, liv. IV, chap. 4
  7. L’ouvrier ne peut travailler d’une manière constante, que lorsque son travail paie sa Subsistance ; et quand sa subsistance est trop chère, il ne convient plus à aucun entrepreneur de l’employer. Alors on peut dire en économie politique, que l’ouvrier n’offre plus son travail productif, quoiqu’il l’offre avec beaucoup d’instances ; mais cette offre n’est pas acceptable aux seules conditions durables auxquelles elle peut être faite.
  8. M. Ricardo prétend que, en dépit des impôts et autres entraves, il y a toujours autant d’industrie que de capitaux employés, et que tous les capitaux épargnés sont toujours employés, parce qu’on n’en veut pas perdre l’intérêt. Il y a au contraire beaucoup d’épargnes qui ne se placent pas lorsque les emplois sont difficiles, ou qui, étant placées, se dissipent dans une production mal calculée. M. Ricardo d’ailleurs est bien démenti par ce qui nous arriva en 1813, où les fautes du gouvernement ruinèrent tout commerce, et où l’intérêt de l’argent tomba fort bas, faute de bons emplois ; et par ce qui nous arrive en ce moment, où les capitaux dorment au fond des coffres des capitalistes. La banque de France seule a 213 millions en espèces dans ses caisses, Somme plus que double de la somme de ses billets en circulation, et six fois plus considérable que celle que la prudence lui conseillerait de garder pour les remboursemens éventuels.
  9. Voyez le rapport sur la situation de la France, fait en 1813 par le ministre de l’intérieur de cette époque. Il avait intérêt à déguiser cette diminution de commerce.
  10. Humbolt : Essai sur la nouv. Esp., T. 3, p. 183.
  11. Voyez l’Essai sur la population de Malthus, liv. II, chap. ii de la traduction française, et chap. 13 de la 5e édition anglaise.
  12. M. Malthns, toujours convaincu qu’il y a des classes qui rendent service à la société par cela seul qu’elles consomment sans produire, Regarderait comme un malheur que l’on parvint à rembourser aux prêteurs la totalité ou seulement une grande partie de la dette anglaise. Cette opération serait au contraire selon moi fort désirable pour l’Angleterre, parce qu’il en résulterait que les créanciers de l’état, étant remboursés, tireraient un revenu quelconque de leurs capitaux ; que les contribuables dépenseraient eux-mêmes les 40 millions sterling qu’ils paient maintenant aux créanciers de l’état ; que l’impôt étant diminué de 40 millions sterling, tous les produits seraient moins chers ; que la consommation s’en étendrait considérablement ; qu’elle donnerait de l’ouvrage aux ouvriers, au lieu des coups de sabre qu’on leur distribue ; et j’avoue que ces résultats ne me semblent pas de nature à inquiéter les amis du bien public.
  13. Page 498.
  14. Les produits commerciaux des États-Unis, qu’ils nous fournissent en échange, sont : du sucre de l’Inde, de la Chine et de la Havane, du café, du thé, des nankins, de l’indigo, du gingembre, de la rhubarbe, de la cannelle, de la soie écrue, du poivre.
  15. Les produits de leur sol et de leurs arts, qu’ils nous fournissent, sont : du coton, du tabac, de la potasse, du riz, du quercitron (quercus citrina), de l’huile de poisson, quelques bois de teinture.
  16. Les travaux manufacturiers qu’un peuple nouveau peut exécuter avec plus d’avantage, sont, en général, ceux qui donnent des préparations aux matières de son cru ou d’un commerce peu coûteux. Il n’est pas probable que les États-Unis fournissent jamais des draps à l’Europe ; mais ils lui fourniront peut-être des tabacs manufacturés, des sucres raffinés ; qui sait même s’ils ne parviendront pas à établir des cotonnades à meilleur compte que l’Angleterre ?
  17. Considérations on the policy of entails, pag. 14