Lettres à M. Malthus sur l’économie politique et la stagnation du commerce/II


LETTRE DEUXIÈME.


Monsieur,


Je crois avoir prouvé dans ma première lettre, que les produits ne peuvent s’acheter que par des produits ; je ne vois donc point encore de motif d’abandonner la doctrine, que c’est la production qui ouvre des débouchés à la production. Il est vrai que j’ai regardé comme des produits, tous les services qui sortent de nos capacités personnelles, de nos capitaux, de nos fonds de terre ; ce qui m’a obligé d’esquisser de nouveau et en d’autres termes, la doctrine de la production que Smith évidemment n’a pas conçue, et n’a pas décrite en son entier.

Cependant, monsieur, je sens en relisant la 3e section de votre chapitre vii[1], qu’il est encore un point dont vous ne voudrez point convenir avec moi. Vous m’accorderez peut-être que l’on n’achète tes produits qu’avec d’autres produits ; mais vous persisterez à soutenir que les hommes peuvent, de tous les produits ensemble, créer une quantité supérieure à leurs besoins, et qu’une partie, en conséquence, de ces produits, peut ne pas trouver d’emploi ; qu’il peut y avoir surabondance et engorgement dans tous les genres à-la-fois. Pour présenter votre objection dans toute sa force, je la transformerai en une image sensible, et je dirai : M. Malthus conviendra volontiers, que cent sacs de blé achètent cent pièces d’étoffe dans une société qui a besoin, pour se vêtir et se nourrir, de cette quantité d’étoffe et de cette quantité de blé ; mais si la même société vient à produire deux cents sacs de blé et deux cents pièces d’étoffe, ces deux marchandises auront beau pouvoir s’échanger l’une contre l’autre, il soutiendra qu’une partie d’entre elles, pourra ne pas trouver d’acheteurs. Il faut donc, monsieur, que je prouve en premier lieu que, quelle que soit la quantité produite et la dépression des prix qui en résulte, une quantité produite en un genre suffit toujours pour mettre ses auteurs en état d’acquérir la quantité produite en un autre genre ; et, après avoir prouvé que la possibilité d’acquérir existe, je devrai chercher comment des produits qui surabondent, fout naître les besoins de les consommer.

L’entrepreneur qui produit du blé, ou le fermier, après avoir acheté les services productifs du fonds de terre et du fonds capital qu’il occupe, après avoir acheté les services productifs de ses serviteurs, et y avoir ajouté ses propres travaux, a consommé toutes ces valeurs pour en faire des sacs de blé ; et chaque sac, ses propres travaux, c’est-à-dire ses bénéfices, compris, lui revient par supposition à 30 francs. De son côté l’entrepreneur qui produit des étoffes de lin, de laine ou de coton, peu m’importe, le fabricant, en un mot, après avoir consommé de même les services de son capital, les services de ses ouvriers et les siens, a fait des pièces d’étoffes dont chacune lui revient à 30 francs également. Si même vous me permettez d’arriver d’un saut au centre de la question, je vous avouerai que mon marchand d’étoffes représente, dans ma pensée, les producteurs de tous les produits manufacturés ; et que mon marchand de blé représente tous les producteurs de denrées alimentaires et de produits bruts. Il s’agit de savoir si leurs deux produits, en quelque quantité qu’on les multiplie, et quelle que soit la dépression qui en résultera dans les prix, pourront être achetés en totalité par leurs producteurs, qui sont en même temps leurs consommateurs ; et comment les besoins s’élèvent toujours en raison de la quantité produite.

Nous examinerons d’abord ce qui se passe dans l’hypothèse d’une liberté parfaite, qui permet de multiplier indéfiniment tous les produits ; et nous examinerons plus tard les obstacles que la nature des choses ou l’imperfection des sociétés opposent à cette liberté indéfinie de produire ; mais vous remarquerez que l’hypothèse de la production indéfinie est plus favorable à votre cause, parce qu’il est bien plus difficile de placer des produits illimités que des produits restreints ; et que l’hypothèse des produits restreints tantôt par une cause, tantôt par une autre, est plus favorable à la mienne, qui établit que ce sont ces restrictions mêmes qui, en empêchant de certaines productions, nuisent à l’achat que l’on pourrait faire des seuls produits qu’on peut multiplier indéfiniment.

Dans l’hypothèse de la liberté parfaite, le producteur de froment arrive sur le marché avec un sac qui lui revient, son bénéfice compris à 30 francs ; et le producteur d’étoffes avec une pièce qui lui revient au même prix, et conséquemment avec deux produits qui s’échangeront au pair[2]. Celui des deux qui se vendrait au-delà de ses frais de production, attirerait vers sa production une partie des producteurs qui s’occupent de l’autre, jusqu’à ce que les services productifs fussent également payés dans l’un et l’autre genre : c’est un effet dont on convient généralement.

Il est bon de remarquer que, dans cette hypothèse, les producteurs de la pièce d’étoffe, tous ensemble, ont gagné de quoi racheter la pièce tout entière, ou tout autre produit d’égale valeur. Si elle revient, par exemple, à 30 francs tout compris, même le profit du manufacturier au taux où l’a fixé la concurrence, cette somme s’est trouvée distribuée entre tous les producteurs de la pièce d’étoffe ; mais en parts inégales, suivant l’espèce et la quotité des services rendus pour en opérer la production. Si la pièce a dix aunes, celui qui a gagné 6 francs peut en acheter deux aunes ; celui qui a gagné trente sous peut en acheter seulement une demi-aune ; mais il demeure constant que la totalité d’entre eux peut acheter la totalité de la pièce. Que, si au lieu d’acheter l’étoffe, ils veulent acheter le blé, ils sont en état de l’acquérir en totalité aussi, puisqu’il ne vaut que 30 francs comme l’étoffe ; tout comme ils peuvent acheter, suivant leurs besoins indifféremment, ou une portion de la pièce d’étoffe, ou une portion équivalente du sac de blé. Celui qui a gagné, dans l’une ou l’autre de ces productions, six francs, peut employer trois francs à un dixième de la pièce et trois francs à un dixième du blé ; toujours est-il vrai que tous les producteurs ensemble peuvent acquérir la totalité des produits.

C’est ici, monsieur, que se placent vos objections. Si les produits augmentent, dites-vous, ou si les besoins diminuent, les produits tomberont à trop bas prix pour pouvoir payer les travaux nécessaires à leur confection[3].

Avant de vous répondre, monsieur, je vous préviens que, si, par condescendance, j’emploie votre mot travail qui, d’après les explications données dans ma précédente lettre, est incomplet, je comprendrai sous cette dénomination, non-seulement le service productif d’un ouvrier et d’un chef, mais encore les services productifs rendus par le capital et par le fonds de terre ; services qui ont leur prix, aussi-bien que le travail personnel, et un prix tellement réel que le capitaliste et le propriétaire foncier en vivent.

Ce point entendu, je vous réponds avant tout que les produits, en baissant de prix, ne mettent point les producteurs hors d’état d’acheter le travail qui les a créés, ou tout autre travail équivalent. Dans notre hypothèse, les producteurs de blé, par de plus habiles procédés, créeront double quantité de blé, et les producteurs d’étoffes double quantité d’étoffes ; et le blé comme les étoffes baisseront de moitié. Qu’est-ce que cela ? Les producteurs de blé, pour leurs services qui seront les mêmes, auront deux sacs qui ensemble vaudront ce qu’un seul valait ; et les producteurs d’étoffes auront deux pièces qui ensemble vaudront ce qu’une seule valait. Dans l’échange appelé production, les mêmes services auront obtenu, chacun de leur côté, double quantité de produits ; mais ces deux quantités doubles pourront s’acquérir l’une par l’autre comme auparavant, et aussi facilement qu’auparavant, de manière que, sans dépenser davantage en services productifs, une nation où cette faculté productive viendrait à se déployer, aurait une fois plus d’objets à consommer, soit en blé, soit en étoffes, soit en tout, puisque nous sommes convenus de représenter avec du blé et des étoffes toutes les choses dont l’espèce humaine peut avoir besoin pour s’entretenir. Les produits, dans un tel échange, sont mis en opposition de valeur avec les services productifs ; or, comme en tout échange, l’un des deux termes vaut d’autant plus qu’il obtient une plus grande quantité de l’autre, il résulte que les services productifs valent d’autant plus que les produits sont plus multipliés, et à plus bas prix[4]. Voilà pourquoi la baisse des produits, en augmentant la valeur des fonds productifs d’une nation et des revenus qui en émanent, augmente les richesses nationales. Cette démonstration, qui se trouve en détail au chap. 3 du liv. 2 de mon Traité d’économie politique (4e édition) a rendu, ce me semble, quelques services à la science, en expliquant ce qui jusque-là avait été senti sans être expliqué ; c’est que, bien que la richesse soit une valeur échangeable, la richesse générale est accrue par le bas prix des marchandises et de toute espèce de produits[5].

Jamais probablement une augmentation du double dans la puissance productive du travail n’a eu lieu tout-à-coup et pour tous les produits à-la-fois ; mais il est indubitable qu’elle a eu-lieu graduellement pour beaucoup de produits et dans des proportions fort diverses. Un manteau de pourpre chez les anciens, à égalité de finesse et de grandeur, à égalité de solidité et d’éclat dans la teinture, coûtait sans doute au-delà du double de ce qu’il coûterait chez nous ; et je ne doute pas que le blé payé en travail n’ait baissé de moitié tout au moins à l’époque ignorée de l’invention de la charrue. Tous ces produits, coûtant moins de travail, ont été en raison de la concurrence, donnés pour ce qu’ils ont coûté, sans que personne y ait perdu ; et tout le monde y a gagné dans ses revenus.

Mais il faut revenir sur la première partie de votre objection : Les producteurs de blé et les producteurs d’étoffes produiront alors plus de blé et d’étoffes que les uns et les autres n’en pourront consommer. Ah ! monsieur, après avoir prouvé que, malgré une baisse de moitié dans la valeur des produits, le même travail pouvait les acheter en totalité et se procurer par-là une fois plus de moyens d’exister et de jouir, serai-je réduit à prouver à l’auteur justement célèbre de l’Essai sur la population, que tout ce qui peut se produire peut trouver des consommateurs, et que, parmi les jouissances que procure la quantité des produits dont les hommes peuvent disposer, ils ne mettent point au dernier rang les douceurs du ménage et la multiplication des enfans ? Après avoir écrit trois volumes justement admirés, pour prouver que la population s’élève toujours au niveau des moyens d’existence, avez-vous pu admettre le cas d’une grande augmentation de produits, avec un nombre stationnaire de consommateurs et des besoins réduits par la parcimonie ? (page 355).

Il faut que ce soit l’auteur de l’Essai sur la population qui ait tort, ou bien que ce soit celui des Principes d’Économie politique ? Mais tout nous prouve que ce n’est point celui de l’Essai sur la population qui est dans l’erreur. L’expérience comme le raisonnement démontre qu’un produit, une chose nécessaire ou agréable à l’homme, n’est dédaignée que lorsqu’on manque des moyens de l’acheter. Ces moyens d’acheter sont précisément ce qui établit la demande du produit, ce qui lui donne un prix. N’avoir pas besoin d’une chose utile, c’est ne pouvoir pas la payer. Et comment est-on dans l’impuissance de la payer ? c’est lorsqu’on est dépourvu de ce qui fait la richesse, dépourvu d’industrie, ou de terres, ou de capitaux.

Une fois pourvus des moyens de produire, les hommes approprient leurs productions à leurs besoins, car la production elle-même est un échange où l’on offre des moyens productifs et où l’on demande en retour la chose dont le besoin se fait le plus sentir. Créer une chose dont le besoin ne se ferait pas sentir, ce serait créer une chose sans valeur : ce ne serait pas produire. Or du moment qu’elle a une valeur, son producteur peut trouver à l’échanger contre celles qu’il veut se procurer.

Cette faculté des échanges, particulière à l’homme entre tous les animaux, approprie tous les produits à tous les besoins, et lui permet de tenir compte, pour son existence, non de l’espèce du produit (il l’échangera dès qu’il voudra, s’il a de la valeur), mais de sa valeur.

La difficulté, direz-vous, est de créer des produits qui vaillent leurs frais de production. Je le sais bien ; et, dans ma lettre suivante, vous verrez ce que j’en pense. Mais dans l’hypothèse où nous sommes encore, de la liberté d’industrie, vous me permettrez de vous faire remarquer que l’on n’éprouve de la difficulté à créer des produits qui vaillent leurs frais de production, qu’en raison des prétentions élevées des marchands de services productifs. Or, le haut prix des services productifs dénote que ce qu’on cherche existe ; c’est-à-dire qu’il y a des emplois dont les produits suffisent pour rembourser ce qu’ils coûtent.

Vous reprochez à ceux qui partagent mon opinion de « n’avoir aucun égard à l’influence si générale et si importante de cette disposition de l’homme à l’indolence et à l’oisivité (page 358). » Vous supposez le cas où des hommes, après avoir produit de quoi satisfaire à leurs besoins de première nécessité, aimeront mieux ne rien faire au-delà, l’amour du repos l’emportant dans leur esprit sur celui des jouissances. Cette supposition, permettez-moi de vous le dire, prouve pour moi contre vous. Eh ! que dis-je autre chose, sinon qu’on ne vend qu’à ceux qui produisent ? Pourquoi ne vend-on point d’objets de luxe à un fermier qui veut mener une vie grossière ? c’est parce qu’il aime mieux rester oisif que de produire de quoi acheter des objets de luxe. Quelle que soit la cause qui borne la production, que ce soit le défaut de capitaux ou de population, ou de diligence, ou de liberté, l’effet, selon moi, est le même : on ne vend pas les objets qui s’offrent d’un côté, parce qu’on produit trop peu de l’autre.

Vous regardez l’indolence qui ne veut pas produire comme directement contraire aux débouchés, et je suis bien de votre avis. Mais, alors, comment pouvez-vous regarder, ainsi que vous le faites (ch. vii, sect. 9), l’indolence de ce que vous appelez des consommateurs improductifs, comme favorable à ces mêmes débouchés ? « Il est absolument nécessaire, dites-vous (page 463), qu’un pays qui a de grands moyens de production, possède un corps nombreux de consommateurs improductifs. » Comment se peut-il que l’indolence qui refuse de produire soit contraire aux débouchés dans le premier cas, et leur soit favorable dans le second ?

S’il faut parler net, cette indolence leur est contraire dans les deux cas. Qui désignez-vous par ce corps nombreux de consommateurs improductifs, si nécessaire, selon vous, aux producteurs ? Sont-ce les propriétaires de terres et de capitaux ? Sans doute, ils ne produisent pas directement ; mais leur instrument produit pour eux. Ils consomment la valeur à la création de laquelle ont concouru leurs terres et leurs capitaux. Ils concourent donc à la production, et ne peuvent acheter ce qu’ils achètent qu’en raison de ce concours. S’ils y contribuent en outre par leurs travaux, et joignent à leurs profits comme propriétaires et capitalistes d’autres profits comme travailleurs, produisant davantage, ils peuvent consommer davantage ; mais ce n’est point en leur qualité de non-producteurs qu’ils augmentent les débouchés des producteurs.

Désignez-vous les fonctionnaires publics, les militaires, et les rentiers de l’état ? ce n’est pas non plus en leur qualité de non-producteurs qu’ils favorisent les débouchés. Je suis loin de contester la légitimité des émolumens qu’ils reçoivent ; mais je ne puis croire que les contribuables fussent très-embarrassés de leur argent dans le cas où les receveurs des contributions ne viendraient pas à leur secours : ou leurs besoins seraient plus amplement satisfaits, ou bien ils emploieraient ce même argent d’une manière reproductive. Dans l’un et l’autre cas, l’argent serait dépensé, et favoriserait la vente de produits quelconques égaux en valeur à ce qu’achètent maintenant ceux que vous appelez consommateurs improductifs. Convenez donc, monsieur, que ce n’est pas à cause des consommateurs improductifs que la vente est favorisée, mais bien à cause de la production de ceux qui fournissent à leur dépense ; et que, dans le cas où les consommateurs improductifs viendraient à disparaître, ce qu’à Dieu ne plaise, il n’y aurait pas pour un sou de débouchés fermés.

Je ne sais pas mieux sur quel fondement vous décidez (page 356) que la production ne peut se continuer si la valeur des marchandises ne paie que peu de travail au-delà de ce qu’elles ont coûté. Il n’est nullement nécessaire que le produit vaille au-delà de ses frais de production, pour que les producteurs soient en état de continuer. Lorsqu’une entreprise commence avec un capital de cent mille francs, il suffit que le produit qui en sort, vaille cent mille francs, pour qu’elle puisse recommencer ses opérations. Et où sont, dites-vous, les profits dès producteurs ? Le capital tout entier a servi à les payer[6] ; et c’est le prix qui en a été payé, qui a formé les revenus de tous les producteurs. Si le produit qui en est résulté vaut seulement cent mille francs, voilà le même capital rétabli, et tous les producteurs sont payés[7].

Je n’ai donc pas peur de rendre votre objection plus forte que vous ne l’avez faite, en l’exprimant ainsi : « Quoique chacune des marchandises puisse avoir coûté pour sa production la même quantité de travail et de capital, et qu’elles puissent équivaloir l’une à l’autre, cependant elles peuvent toutes les deux être abondantes au point de ne pouvoir acheter plus de travail qu’elles n’en ont coûté. Dans ce cas la production pourrait-elle se continuer ? indubitablement NON. »

Non ? Et pourquoi, je vous prie ? Pourquoi des fermiers et des manufacturiers qui feraient ensemble pour 60 francs de valeurs en froment et en étoffes, qui, je l’ai dé-» montré, seraient en état d’acheter tout entière cette quantité de marchandise, suffisante pour leurs besoins, ne pourraient-ils pas recommencer après l’avoir achetée et consommée ? Ils auraient les mêmes terres, les mêmes capitaux, la même industrie qu’auparavant ; ils seraient précisément au même point où ils étaient en commençant ; et ils auraient vécu, ils se seraient entretenus de leurs revenus, de la vente de leurs services productifs. Que faut-il de plus pour la conservation de la société ? Ce grand phénomène de la production, analysé, exposé sous ses véritables traits, explique tout.

Après la crainte que vous manifestez, monsieur, que les produits de la société ne dépassent en quantité ce qu’elle peut et veut en consommer, il est naturel que vous voyiez avec terreur ses capitaux s’accroître par l’épargne ; car les capitaux qui cherchent à s’employer procurent une augmentation de produits, de nouveaux moyens d’accumulation, d’où naissent de nouvelles productions : enfin vous me paraissez craindre qu’on ne soit étouffé sous l’amas des richesses ; et cette crainte, je vous l’avoue, ne me tourmente pas du tout.

Était-ce à vous, monsieur, de reproduire ici les préjugés populaires contre ceux qui ne dépensent pas leurs revenus en objets de luxe ? Vous convenez (page 351 ) Qu’aucune augmentation permanente de richesse ne peut avoir lieu sans une augmentation préalable de capital ; vous convenez (page 352) que les travailleurs sont consommateurs aussi bien que les consommateurs oisifs ; et cependant vous craignez que, si l’on accumule toujours, on ne puisse consommer la quantité toujours croissante de ces marchandises produites par ces nouveaux travailleurs (page 353).

Il faut détruire vos vaines terreurs ; mais auparavant permettez-moi une réflexion sur l’objet de l’économie politique moderne. Elle est de nature à nous guider dans notre marche.

Qu’est-ce qui nous distingue des économistes de l’école de Quesnay ? C’est le soin que nous mettons à observer l’enchaînement des faits qui ont rapport aux richesses ; c’est la rigoureuse exactitude que nous nous imposons dans leur description. Or, pour bien voir et pour bien décrire, il faut, autant qu’on peut, demeurer spectateur impassible. Non que nous ne puissions, que nous ne devions même quelquefois gémir de ces opérations grosses de fâcheuses conséquences, dont nous sommes trop souvent les tristes et impuissans témoins : interdit-on à l’historien philanthrope les douloureuses réflexions que lui arrachent parfois les iniquités de la politique ? Mais un rapprochement, une pensée, un conseil, ne sont pas de l’histoire, et, j’ose le dire, ne sont pas de l’économie politique. Ce que nous devons au public, c’est de lui dire comment et pourquoi tel fait est la conséquence de tel autre. S’il chérit la conséquence, ou s’il la redoute, cela lui suffit ; il sait ce qu’il a à faire ; mais point d’exhortations.

Il me semble en conséquence que nous ne devrions nullement, moi, d’après Adam Smith, prêcher l’épargne ; vous, monsieur, d’après milord Lauderdale, vanter la dissipation. Bornons-nous donc à noter comment les choses se succèdent et s’enchaînent dans l’accumulation des capitaux.

Je remarque d’abord, que la plupart des accumulations sont nécessairement lentes. Tout le monde, quelque revenu qu’on ait, doit vivre avant que d’amasser ; et ce que j’appelle ici la vie, est, en général, d’autant plus dispendieux qu’on est plus riche. Dans la plupart des cas et des professions, l’entretien d’une famille et son établissement emportent la totalité des revenus et bien souvent des capitaux ; et quand il y a des épargnes annuellement faites, elles sont presque toujours dans une faible proportion avec les capitaux actuellement employés. Un entrepreneur qui a cent mille francs et une industrie, gagne, dans les cas ordinaires, et en terme moyen, douze à quinze mille francs. Or, avec un tel capital et une industrie qui vaut autant, c’est-à-dire une fortune de deux cents mille francs, il est économe s’il n’en dépense que dix mille ; il n’épargne donc annuellement que cinq mille francs, ou la vingtième partie de son capital.

Si vous partagez, comme c’est bien souvent le cas, cette fortune entre des personnes dont l’une fournit l’industrie, l’autre le capital, l’épargne est bien moindre encore, parce qu’alors deux familles, au lieu d’une, doivent vivre des profits réunis du capital et de l’industrie[8]. De toutes manières il n’y a que les très-grandes fortunes qui puissent faire de grandes épargnes : et les très-grandes fortunes sont rares en tous les pays. Les capitaux ne peuvent donc pas s’augmenter avec une rapidité capable de produire des bouleversemens dans l’industrie.

Je ne saurais partager les craintes qui vous ont fait dire (page 357) :« Qu’un Pays a est toujours exposé à un accroissement plus rapide du fonds destiné à l’entretien de la classe laborieuse, que de la classe laborieuse elle-même. » Je ne suis pas effrayé davantage de l’énorme surcroît de produits qui peut résulter d’une augmentation de capital si lente de sa nature. Je vois au contraire ces nouveaux capitaux et les revenus qui en sortent, se distribuer de la manière la plus favorable parmi les producteurs. D’abord le capitaliste, augmentant son capital, voit s’augmenter son revenu ; ce qui l’invite à plus de jouissances. Un capital augmenté dans l’année, achète l’année suivante un peu plus de services industriels. Ces services, étant plus demandés, sont un peu plus payés ; un plus grand nombre d’industrieux trouvent l’emploi et la récompense de leurs facultés. Ils travaillent et consomment improductivement les produits de leur travail ; de façon que s’il y a plus de produits créés en vertu de cet accroissement de capital, il y a aussi plus de produits consommés. Or qu’est-ce que cela, si ce n’est pas un accroissement de prospérité ?

Vous dites (page 352 et 360) que, si les épargnes n’ont d’autre objet que d’augmenter les capitaux, si les capitalistes n’augmentent point leurs jouissances en augmentant leur revenu, ils n’ont point de motif suffisant pour épargner ; car les hommes n’épargnent pas uniquement par philanthropie et pour faire prospérer l’industrie. C’est vrai ; mais qu’en voulez-vous conclure ? S’ils épargnent, je dis qu’ils favorisent l’industrie et la production, et que cet accroissement de produits se distribue d’une manière très-favorable au public. S’ils n’épargnent pas, je ne saurais qu’y faire ; mais vous ne pouvez pas en conclure que les producteurs s’en trouvent mieux, car ce que les capitalistes auraient épargné se serait trouvé dépensé tout de même. En le dépensant improductivement, on n’a pas rendu la dépense plus grande. Quant aux valeurs accumulées sans être consommées reproductivement, comme les sommes entassées dans les coffres de l’avare, Smith, ni moi, ni personne, n’en prend la défense, mais elles nous effraient peu ; d’abord, parce qu’elles sont bien peu considérables, comparées aux capitaux productifs d’une nation ; et en second lieu, parce que leur consommation n’est jamais que suspendue. Il n’y a point de trésors qui n’aient fini par être dépensés, productivement ou non.

Je ne sais sur quel fondement vous regardez les dépenses reproductives, celles qu’on fait pour creuser des canaux, élever des bâtimens d’exploitation, construire des machines, payer des artistes et des artisans, comme moins favorables aux producteurs, que les dépenses improductives, que celles qui n’ont pour objet que la satisfaction personnelle du prodigue. « Aussi long-temps, dites-vous (page 363), que les cultivateurs sont disposés à consommer les objets de luxe créés par les manufacturiers, et les manufacturiers les objets de luxe créés par les cultivateurs, tout va bien. Mais si l’une et l’autre classe étaient disposées à économiser dans la vue d’améliorer leur sort et de pourvoir à l’établissement de leurs familles, ce serait tout différent. » ( c’est-à-dire apparemment que tout irait mal ! ) « Le fermier, au lieu de se permettre des rubans, des dentelles et des velours, se contenterait des vêtemens les plus simples ; mais son économie ôterait au manufacturier la possibilité d’acheter une aussi forte quantité de ses produits, et il ne trouverait plus de débouchés pour les produits d’une terre où rien n’aurait été épargné en travaux et en améliorations. Si le manufacturier de son côté, au lieu de gratifier ses goûts par des consomme mations de sucre, de raisin[9], de tabac, a voulait épargner pour l’avenir, il n’y pourrait réussir, grâce à la parcimonie du fermier et à l’absence de demande des produits des manufactures. »

Et un peu plus loin (page 365) : « La population nécessaire pour fournir des vêtemens à une semblable société, avec le secours des machines, se réduirait à peu de chose, et n’absorberait qu’une faible partie de l’excédant d’un territoire riche et bien cultivé. Il y aurait évidemment un défaut général de demande, soit de produits, soit de population. Et tandis qu’il est certain qu’une passion convenable pour la consommation (improductive) conserverait une juste proportion entre l’offre et la demande, quel que fût le pouvoir de la production, il ne paraît pas moins assuré qu’une passion pour l’épargne doit inévitablement conduire à une production de marchandises qui excéderait ce que l’organisation et les habitudes d’une semblable société, lui permettraient de consommer. »

Vous allez jusqu’à demander ce que deviendraient les marchandises si toute espèce de consommation, le pain et l’eau exceptés, était suspendue pendant six mois seulement[10] ; et c’est à moi, nominativement, que vous adressez cette interpellation.

Dans ce passage et dans le précédent, vous posez encore implicitement en fait, qu’un produit épargné est soustrait à toute espèce de consommation ; tandis que, dans toutes ces discussions, dans tous les écrits que vous attaquez, dans ceux d’Adam Smith, de M. Ricardo, dans les miens, dans les vôtres même[11], il est établi qu’un produit épargné est une valeur que l’on soustrait à une consommation improductive pour l’ajouter à son capital, c’est-à-dire à ces valeurs que l’on consomme, ou que l’on fait consommer reproductivement. Que deviendraient les marchandises, si toute espèce de consommation, le pain et l’eau exceptés, était suspendue pendant six mois ? Hé, monsieur, il s’en vendrait pour une valeur tout aussi grande ; car enfin ce qu’on ’ajouterait par-là à la somme des capitaux, achèterait de la viande, de la bière, des habits, des chemises, des souliers, des meubles, à la classe des producteurs, que les sommes épargnées mettraient à l’ouvrage. Mais si l’on se mettait au pain et à l’eau pour ne point employer ses épargnes ?… C’est-à-dire que vous supposez qu’on s’imposerait généralement un jeûne extravagant, par plaisir et sans dessein !

Que répondriez-vous, monsieur, à celui qui mettrait au nombre des dérangements qui peuvent survenir dans la société, le cas où la lune viendrait à tomber sur la terre ?… Le cas n’est pas physiquement impossible : il suffirait que la rencontre d’une comète suspendît, ou seulement ralentît la marche de cet astre dans son orbite. Néanmoins je soupçonne que vous seriez tenté de trouver un peu d’impertinence dans cette question ; et je vous avoue que vous me sembleriez excusable.

Je conviens que c’est une méthode que ne désavoue pas la philosophie, que celle de pousser les principes à leurs plus extrêmes conséquences, pour en exagérer et en découvrir les erreurs ; mais cette exagération elle-même est une erreur quand la nature des choses toute seule présente des obstacles toujours croissans à l’excès qu’on suppose, et rend ainsi la supposition inadmissible. Vous opposez à tous ceux qui pensent avec Adam Smith, que l’épargne est un bien, les inconvéniens d’une épargne excessive ; mais ici l’excès porte en lui son remède. Là où les capitaux deviennent trop abondans, l’intérêt qu’en tirent les capitalistes devient trop faible pour balancer les privations qu’ils s’imposent par leurs épargnes. Les placemens solides deviennent difficiles à trouver ; on fait des placemens dans l’étranger. Le simple cours de la nature arrête beaucoup d’accumulations. Une grande partie de celles qui ont lieu dans les familles aisées, s’arrêtent au moment où il faut pourvoir à l’établissement des enfans. Le revenu des pères se trouvant réduit par cette circonstance, ils perdent des moyens d’accumuler, en même temps qu’ils perdent une partie des motifs qu’ils avaient de le faire. Beaucoup d’épargnes sont arrêtées par des décès. Une succession se partage entre des héritiers et des légataires, dont la position n’est plus la même que celle du défunt, et qui dissipent souvent une partie de l’héritage au lieu de l’augmenter. La portion que s’en attribue le fisc est bien sûrement dissipée, car l’état ne la place pas reproductivement. La prodigalité, l’impéritie de beaucoup de particuliers qui perdent une partie de leurs capitaux dans des entreprises mal conçues, ont besoin d’être balancées par les épargnes de beaucoup d’autres. Tout sert à nous convaincre que, dans ce qui a rapport aux accumulations comme pour tout le reste, il y a beaucoup moins de dangers à laisser aller les choses à leur pente naturelle, qu’à vouloir leur donner une direction forcée.

Vous dites (page 495), que dans certains cas, il est contraire aux principes d’une bonne économie politique de conseiller l’épargne. Hé, monsieur, une bonne économie politique, je le répète, conseille peu ; elle montre ce qu’un capital judicieusement employé, ajoute au pouvoir de l’industrie, de même qu’une bonne agriculture enseigne ce qu’une irrigation bien dirigée ajoute au pouvoir du sol : du reste elle livre aux hommes les vérités qu’elle démontre ; c’est à eux de s’en servir selon leur intelligence et leur capacité.

Tout ce qu’on demande, monsieur, à un homme aussi éclairé que vous, c’est de ne pas propager l’erreur populaire que la prodigalité est, plus que l’épargne, favorable aux producteurs[12]. On n’est que trop porté à sacrifier l’avenir au présent ! Le principe de toute amélioration est au contraire le sacrifice des tentations du moment au bienêtre de l’avenir ? C’est le premier fondement de toute vertu comme de toute richesse. L’homme qui perd sa réputation en violant un dépôt ; celui qui ruine sa santé pour n’avoir pu résister à ses désirs ; et celui qui dépense aujourd’hui ses moyens de gagner demain, manquent tous également d’économie ; et c’est ce qui a fait dire avec toute raison que le vice n’est, au bout du compte, qu’un mauvais calcul.


  1. Principes d’écon. polit., de Malthus, page 351.
  2. Un fermier qui vend un sac de froment 30 fr. et qui achète une pièce de calicot de 30 fr., n’échange-t-il pas son sac contre l’étoffe ; et le fabricant qui achète un sac de blé 30 fr., du prix de sa pièce d’étoffe, n’échange-t-il pas sen étoffe contre un sac de froment ?
  3. Pour qu’on ne m’accuse pas d’avoir dénaturé le sens de l’estimable professeur, en cherchant à le resserrer et à le rendre plus clair, je crois devoir donner en note la traduction exacte de ses passages.

    « Si les marchandises ne devaient être comparées et échangées que les unes avec les autres, il serait alors vrai que, pourvu qu’elles augmentassent suivant des proportions convenables, elles pourraient, quelle que fût leur augmentation, conserver la même valeur relative. Mais, si nous les comparons, comme nous le devons, avec le nombre et avec les besoins des consommateurs, une grande augmentation de produits avec un nombre stationnaire de consommateurs et des besoins réduits par la parcimonie, occasionneront de a toute nécessité une grande chûte dans la valeur des produits estimée en travail, tellement que le même produit qui aura coûté le même travail qu’auparavant, ne pourra plus en acheter la même quantité. Pag. 355.

    On avance qu’une demande effective n’est autre « chose que l’offre effective que l’on fait d’une marchandise en échange d’une autre. Mais est-ce bien là tout ce qui est nécessaire pour une demande effective ? Quoique chacune des marchandises puisse avoir coûté, pour sa production, la même quantité de travail et de capital, et qu’elles puissent équivaloir l’une à l’autre, cependant elles peuvent, toutes les deux, être abondantes au point de ne pouvoir acheter plus de travail qu’elles n’en ont coûté, ou du moins de n’en pouvoir acheter que très-peu au-delà de ce qu’elles en ont coûté. Dans ce cas la demande serait-elle effective ? Suffirait-elle pour engager à continuer la production ? Indubitablement NON. » Ibid.

  4. Suivant l’expression anglaise : When they do not command the saine quantity of labour as before.
  5. Cette démonstration, pour le dire en passant, ruine complètement une assertion de M. Malthus, que le bon marché est toujours aux dépens des profits (pag. 370), et ruine par conséquent tous les raisonnemens qu’il fonde sur cette base. La même démonstration est de même fatale à toute cette partie de la doctrine de M. Ricardo, où il se flatte d’établir que ce sont les frais de production, et non la proportion de l’offre avec la demande, qui règle le prix des produits. Il identifie les frais de production avec les produits, tandis qu’ils sont en opposition, et que les premiers sont d’autant moindres, que les seconds sont plus abondans.
  6. Quelques personnes s’imaginent que, lorsqu’on emploie un capital dans une entreprise, la portion de ce capital qui est employée à l’achat des matières premières, n’est pas employée à l’achat de services productifs. C’est une erreur. La matière première elle-même est un produit qui n’a d’autre valeur que celle qui précédemment y a été répandue par les services productifs, qui en ont fait un produit, une valeur. Quand la matière première est de nulle valeur, elle n’emploie aucune partie du capital ; quand il faut la payer, ce paiement n’est que le remboursement des services productifs qui lui ont donné de la valeur.
  7. Les profits que fait un entrepreneur dans son entreprise, sont le salaire du travail et des talens qu’il a mis dans son affaire. Il ne continue la même entreprise qu’aussi long-temps que ce salaire est tel, qu’il n’en pourrait pas espérer un meilleur dans une autre entreprise. Il est un des producteurs nécessaires, et tes profits font partie des frais nécessaires de la production.
  8. Ce cas est bien plus fréquent en France qu’en Angleterre, où le taux des profits industriels et de l’intérêt des capitaux est trop bas pour que, dans les industries ordinaires, les premiers suffisent à l’entretien d’une famille dépourvue de capitaux.
  9. En Angleterre les raisins sont un objet de luxe.
  10. « Quelle accumulation de produits ! Quels prodigieux débouchés, selon M. Say, dit M. Malthus, un pareil événement ouvrirait ! » Le savant professeur se méprend totalement ici sur le sens du mot accumulation : une accumulation n’est point une non-consommation ; c’est la substitution d’une consommation reproductive à une consommation improductive. Je n’ai point dit, d’ailleurs, qu’un produit épargné était un débouché ouvert ; j’ai dit qu’un produit créé était un débouché ouvert pour un autre produit ; et cela est vrai, soit qu’on en dépense la valeur improductivement, soit qu’on la joigne à ses épargnes, c’est-à-dire aux dépenses reproductives qu« l’on se propose de faire.
  11. « Il faut convenir que les produits annuellement épargnés sont aussi régulièrement consommés que ceux qui sont annuellement dépensés, mais qu’ils sont consommés par d’autres personnes. » Principes d’écon. polit., de M. Malthus, pag. 31.
  12. « Quand il y a plus de capitaux qu’il n’en faut dans un pays, recommander l’épargne est contraire à tous les principes d’économie politique. C’est comme si l’on recommandait le mariage à un peuple qui meurt de faim. » Principles of political economy, pag. 495.

    Comment M. Malthus ne voit-il pas que le mariage fait naître des enfans et par conséquent de nouveaux besoins ; tandis que les capitaux n’ont aucun besoin, et portent au contraire en eux-mêmes les moyens d’en satisfaire ?