Lettres à Herzen et Ogareff/Pour la Cloche (20-04-67)

Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine pour la Cloche - 20 avril 1867



LETTRE DE BAKOUNINE POUR LA « CLOCHE »


20 avril 1867. Naples.


Cher Herzen,


Je viens de recevoir les trois numéros de la Cloche qui m’apprennent que Golos a reproduit l’article du Journal de Varsovie sur la « Société d’incendiaires et de faussaires de billets de banque russes », qui s’est constituée à l’étranger, article dans lequel on lit : « L’existence d’une Société d’incendiaires à laquelle appartiennent Herzen et Bakounine avec leur clique, est un fait indéniable, c’est pourquoi il figure dans le rapport adressé à Sa Majesté par le général-préfet » etc. (lequel ? celui de Varsovie ou de Pétersbourg ?)

C’est avec un véritable plaisir que j’ai lu les quelques lignes que tu as publiées dans le même numéro, en réponse à cette absurde calomnie.

J’ai lu aussi ta lettre à Aksakoff, auquel, pour ma part, je ne me serais pas donné la peine de répondre. C’est lui qui, après Katkoff, avait principalement encouragé Mouravieff et s’était fait le défenseur du système de spoliation de la Pologne par ces Russes, qui se faisant bourreaux, couvrirent de honte leur nation et retardèrent en même temps, pour de longues années, l’émancipation de la Russie. J’ai vu sa réponse, reproduite dans le numéro 259 de la Cloche, dans laquelle il dit : « que M. Herzen avait ouvert une souscription dans la Cloche, au profit du Gouvernement National polonais qui en utilisa le montant à salarier ses gendarmes-pendeurs, les empoisonneurs et les incendiaires qu’il avait à son service ». Cela fût-il vrai, qu’à mon avis, il n’y avait point de mal, mais c’est un pur mensonge inventé pour les besoins de sa polémique ; donc, au point de vue de l’accusateur lui-même, c’est une calomnie, — comment dirai-je, pour m’exprimer plus poliment, — une calomnie inconvenante. Éclaboussés du sang des Polonais innocents, ces bourreaux, pour apaiser leur conscience qui, semble-t-il, n’est pas encore entièrement étouffée chez eux, et ne pas mourir de honte, se livrent à la calomnie, cherchant à dénigrer leurs nobles victimes. « Que M. Herzen était solidaire avec Bakounine qui imagina la fameuse expédition avortée pour aller au secours des Polonais, c’est un fait indéniable ; d’ailleurs, M. Herzen n’a jamais renié sa solidarité avec ces derniers. Partant, la question se résume ainsi : était-ce par le glaive seul ou encore par le glaive et le feu que l’on s’évertua de porter préjudice à la Russie ? Tentative à laquelle M. Herzen avait participé, sinon directement et matériellement, du moins indirectement et moralement. »

Tu contiens assez de force en toi-même, Herzen, pour avoir besoin du secours de personne ; c’est pourquoi je vais répondre à cette calomnie pour moi seul. Si tu n’avais pas commencé cette polémique, je continuerais à garder le silence comme par le passé, sans m’inquiéter nullement de ce que pourraient dire de moi MM. les Skariatine, les Kraevski[1], les Katkoff, les Aksakoff, etc. Leurs attaques, encouragées par l’auguste sourire, ne m’étonnent pas : « ils font leur métier. » Répondre à ces attaques, serait reconnaître à leurs auteurs un droit à l’estime, que je ne peux leur accorder.

Je ne trouve pas plus nécessaire de répondre au nom du public russe. Tu as dit ceci : « Les gens honnêtes n’y prêteront pas foi et les autres nous importent peu. »

Personne ne sait mieux que la police russe, que jamais il n’y eut de complot entre nous et que, ni toi, ni moi, nous ne nous sommes occupés d’incendier des maisons, ni de fabriquer des billets de banque. Mais que la police ait réussi à persuader de cette absurdité le très peu vaillant et le très peu perspicace monarque, ceci est l’affaire de Sa Majesté, à laquelle nous n’avons rien à voir ; cela tient à sa remarquable bonhomie qui, vraiment, n’a pas de limite. Il l’a cru, comme il pouvait croire et comme il le croit très sérieusement, en ce moment encore, qu’après avoir assassiné pendant les cinq dernières années dix fois autant d’hommes que ne l’avait fait son inflexible père, durant tout un long règne de trente-deux ans, qu’il est le monarque le plus vaillant, le « petit père », le bienfaiteur et le libérateur du peuple russe !

Si la police avait eu l’idée de lui persuader que nous avions l’intention de voler la cloche Ivan ou le canon-tzar[2], il le croirait tout de même.

Mais, dans sa réponse, M. Aksakoff touche à une autre question, celle de la part incombant à chacun de nous deux, dans l’affaire polonaise. Je crois de mon devoir de dire quelques mots à ce sujet, pour éclaircir la chose, non pas aux yeux de M. Aksakoff qui ne m’intéresse pas le moins du monde, mais aux yeux de ceux des honnêtes gens de la Russie pour lesquels cette question, semble-t-il, reste encore obscure. Et, toujours pour les mêmes raisons, je vais leur parler en mon nom seulement.

Si vous voulez bien me le permettre, j’examinerai cette question, très importante à mon point de vue, dans le prochain numéro de votre journal. Mais je dois vous prévenir, mes amis, qu’il y aura dans mon exposé une divergence d’opinions avec les vôtres. Cela ne pourrait vous empêcher, n’est-ce pas, de le publier avec les remarques et les annotations que vous jugerez nécessaire d’y ajouter.

Oui, en effet, j’ai pris part à l’expédition polonaise de la mer Baltique, qui a échoué et que je n’avais pas imaginée de moi-même, mais que j’avais complètement approuvée. Dans le prochain numéro de la Cloche j’expliquerai dans quel but et pourquoi j’y ai participé. Pour le moment, je finis ma lettre par cette confession :

Oui, je désirais vivement que cette dernière révolution polonaise eût un complet succès et j’étais prêt à contribuer à son triomphe, dans la mesure de mes forces ; en premier lieu, parce que cette révolution était une juste et sainte cause contre le gouvernement de Pétersbourg, bien que le programme des Polonais ne concordât pas avec nos désirs et malgré qu’elle ne se conformât pas à nos idées socialistes ; que, précisément pour cette raison, elle négligeât la cause du peuple, et nuisît à l’émancipation des Petits-Russiens et des Russes eux-mêmes. En deuxième lieu, parce que son succès aurait porté un préjudice considérable, non à la Russie, comme le pense M. Aksakoff, mais à l’Empire de toutes les Russies, attendu que tout ce qui porte préjudice à cet empire et contribue à la destruction de cette néfaste prison tartaro-allemande, tend irrévocablement à la libération et au bien des peuples qui en souffrent.


M. Bakounine.



  1. Celui-ci, par exemple, ne dit rien du tout ! (Rédact. de la Cloche.)
  2. Comptant parmi les curiosités de Moscou à cause de leurs gigantesques dimensions (Trad.).