Lettres à Herzen et Ogareff/À Herzen et à Ogareff (7-05-1867)

Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Herzen et à Ogareff - 7 mai 1867



LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN
ET À OGAREFF


7 mai, 1867. Per Napoli,
Ischia a Lacco. Villa Arbusto.


Mes chers amis,


Il y a quatre jours, je vous ai envoyé ma lettre supplémentaire sur Aksakoff, pour la livrer à la publicité, et j’espère qu’elle vous satisfera complètement. Elle vous sera remise par mon ami Valérien Mroczkovski, que je vous recommande chaleureusement. Il est en même temps porteur d’une missive pour Tkhorjevski et se charge de ma commission pour Tchernetzki. Bien entendu, le succès de l’affaire dont je le prie de s’occuper à Genève, dépendra essentiellement de votre approbation, sans laquelle Tchernetzki ne voudra entendre parler de rien.

J’espère que vous ne me refuserez pas votre concours. En effet, que peut-il vous faire que le deuxième numéro de la « Situation » soit imprimé chez Tchernetzki ? C’est la réfutation complète de la politique de Mazzini et de Garibaldi, en termes plus nets et plus violents encore que je ne l’ai fait dans le premier numéro, mais avec toute la réserve et l’estime dues à ces deux célèbres Italiens, qui, à présent, sont devenus vraiment funestes à leur pays. Si Tchernetzki, après avoir reçu votre approbation, consent à imprimer ce numéro, et s’il veut bien se charger, d’accord avec Tkhorjevski, d’en faire l’expédition aux adresses que Mroczkovski va leur remettre, informez-m’en au plus vite ; je vous enverrai immédiatement le manuscrit et l’argent nécessaire pour couvrir les frais d’impression. Une seule question se pose seulement : qui prendra le soin de la correction des épreuves ? Ne voudrais-tu pas t’en charger, Herzen ?

Enfin, tous ces détails, vous les arrêterez avec Mroczkovski. Le 25 de ce mois, vous aurez pour sûr mon premier article, la continuation des Lettres. Il est déjà fait ; il ne reste qu’à le retoucher et à supprimer quelques longueurs.

Tu t’affliges toujours, Herzen, de ce « que nous avons manqué notre vocation » et de ce que nous n’avons pas su devenir à temps des hommes pratiques. Mais, dans la vie pratique, l’action n’est possible que lorsque, objectivement, elle est basée sur une théorie politico-sociale. Comment veux-tu alors, que nous, avec nos idées anti-gouvernementales, nos conceptions politico-sociales, comment veux-tu que nous puissions trouver cette base dans la Russie officielle ? Tu m’as l’air d’envier le rôle actuel d’Aksakoff, de Samarine « et consorts » . Songe donc qu’ils ont acheté leur position au prix de l’orthodoxie et de leur réconciliation en Pologne avec le principe d’État pétersbourgien. J’ai lu les discours sagaces que Samarine avait prononcés à l’assemblée du zemstvo de Moscou. Tout ce qu’il a dit est très sensé, mais ses paroles sont-elles aussi absolument inoffensives, en adoptant ce point de vue que, seul, l’État doit prospérer ? il ne pouvait, certes, s’acharner à le combattre. À présent, tous ces messieurs vont être battus avec leurs propres armes, et seront, finalement, mis en déroute.

Vous avez beau dire, mes amis, la logique est une grande chose ou, pour dire mieux, elle seule possède la véritable force. Soyons donc logiques, et nous en présenterons une aussi, sinon dans le présent, au moins dans l’avenir, plus prochain, peut-être, que nous ne le croyons nous-mêmes.

Sachez-le, je n’ai aucune foi en cette guerre d’Orient, je dirai avec toi, en répétant à peu près tes paroles, qu’elle ne nous dégagera pas ; tandis que nous — mais pourquoi dis-je — Nous ? — tandis que notre gouvernement la souillera et, en s’ingérant, la gâtera. Ce qu’il va chercher à l’Orient, n’est pas une vie nouvelle, mais bien, des représailles et une compensation pour la leçon que la vieille Russie a reçue, lors de la guerre de Crimée et qu’il espère pouvoir rétablir à la sourdine, à l’aide de nouvelles conquêtes.

Tout cela ne vaut pas un sou. Cette coquetterie officielle avec les Slaves est abominablement honteuse — et j’ai grand’envie de faire observer à tous ces Slaves de l’Allemagne, ces défenseurs du principe de l’État, comme Palatzki, Riger, Brauner et autres, qu’en se rendant à Moscou pour fêter l’union fraternelle des Slaves, ils devront passer sur le corps de leur sœur slave, la Pologne, étouffée par Moscou. Vous me permettrez de revenir encore sur ce sujet dans mes articles.

Tu me demandes, ami, Ogareff, comment nous vivons ici ? Notre vie est assez restreinte mais, en revanche, elle s’écoule dans une intimité paisible. Pour le moment, nous nous trouvons à Ischia, où nous resterons un mois ou deux et peut-être même trois, dans l’attente de l’argent de Russie. J’ai écrit à quelques-uns de mes amis en Amérique pour leur demander de me trouver à placer des correspondances dans les journaux américains, qui payent très bien. J’espère qu’on ne me refusera pas. Si je parviens à réunir quelque petite somme, j’irai, absolument, passer un mois auprès de vous. En attendant, ma principale résidence sera à Naples. On y vit paisiblement, librement et à bon marché. Quant à la nature, vous savez par vous-même combien elle y est belle !

Herzen et Ogareff. Remettez à Mroczkovski mes papiers, que V. vous a transmis — « l’Organisation de la société » et le manuscrit dont vous fûtes si scandalisés.


Nota. — La lettre de Herzen ci-dessus insérée, et la lettre supplémentaire de Bakounine, dont il fait mention dans cette dernière lettre, se rapportent à une épisode sur laquelle on trouve des documents dans les numéros 239-241 de la Cloche (15 avr. — 15 mai 1867). Cet épisode fut provoquée par un article du journal de Pétersbourg, Golos, numéro 46 de l’année 1867, dans lequel l’auteur, se basant sur le rapport du général-préfet de police en Pologne, affirmait qu’il était indéniable que Herzen et Bakounine faisaient partie de la société d’incendiaires, organisée à l’étranger. Herzen protesta contre cette calomnie, en envoyant sa réplique dans le journal d’Aksakoff, Moscou. Aksakoff publia la protestation de Herzen, en faisant observer en même temps que sa justification n’était basée sur aucun fait ; tout en admettant que Herzen n’appartenait pas à la susdite société d’incendiaires, il porta d’autres accusations contre lui, telles que l’établissement d’une agence à Poulichine (celle de Kelsieff), s’appelant du nom de Herzen ; la souscription au bénéfice du « Gouvernement National polonais », ouverte dans la Cloche, l’organisation, de concert avec Bakounine, d’une expédition dans le but de venir en aide aux Polonais, enfin, il résumait ainsi son réquisitoire contre Herzen : « Est-ce par le glaive seul ou par le glaive et le feu que Herzen a nui à la Russie ? »

En concluant, Aksakoff faisait appel à Herzen, en l’invitant de faire pénitence de tous ses péchés contre la Russie.

Dans le numéro 240 de la Cloche, (1er mai 1867), est insérée la réponse de Herzen à I. S. Aksakoff — une longue lettre de quatre pages. Herzen rejette toutes les accusations d’Aksakoff contre lui et appelle son accusateur à la pénitence, à son tour. « Ce n’est pas nous qui avons à nous repentir, et, si ce n’est durant notre vie, après notre mort, viendra le jour, où, devant nos tombeaux en invoquant notre ombre, viendront faire pénitence ceux qui en nous, auront lésé l’amour pour la Russie !… »

Quant à sa part dans l’insurrection polonaise, Herzen dit ceci :

« Dès le début, nous étions contre cette insurection, ce que nous avons hautement déclaré aussi bien dans nos articles que dans nos conversations particulières. Après la pacification paternelle du pays révolté, il n’est pas bien facile de trouver des témoins, — vous savez où sont les meilleurs des insurgés, comme Siérakovski, Padlevski… Cependant il y a encore des survivants, au témoignage desquels nous pourrions nous référer. Nous avons supplié les Polonais de tous les partis et de toutes les nuances de ne pas apporter le trouble dans le développement de la Russie et de marcher avec nous. Mais nous n’avons pas eu la puissance de détourner cette insurrection et à peine saurait-on désigner l’homme qui eût pu le faire…

« Savez-vous ce que c’est que de se trouver entre deux adversaires qui vous sont chers et qui vont se battre à mort ? Vous faites votre possible pour les convaincre, vous les suppliez, vous les injuriez, vous leur faites toutes les concessions possibles ; vous pleurez, vous menacez ; enfin, vous voyez avec désolation que vous avez touché à la dernière limite de l’action morale d’un homme sur un autre… que le duel devient inévitable.

« Eh bien, affirmerez-vous, que l’on doit abandonner les deux adversaires à leur propre folie et à la calomnie d’autrui ? Ou mieux encore, — abandonner celui d’entre eux qui est battu ? Enfin, admettriez-vous que l’on se jetât sur ce vaincu, lui criant : « c’est bien fait pour toi… tu ne recommenceras pas une autre fois ! »

« Non, vous ne le conseillerez pas ! »

À propos de ces accusations d’Aksakoff, Bakounine aussi, envoya une lettre à la Cloche qui, évidemment, ne pouvait satisfaire Herzen et que Bakounine avait refaite. Elle a paru dans le numéro 241 de la Cloche, avec les quelques remarques supplémentaires qui suivent (Drag.).