Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 141-189).


VIII.

(avec des observations de falconet.)


Septembre 1766.


Voici des observations sur votre réponse à quelques-unes de mes pensées sur le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité.

J’ai dit : « Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever l’âme ne peut qu’être utile à celui qui travaille. Or le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité tendent à émouvoir le cœur et à élever l’âme. » Ce que j’ai prouvé par l’énumération des vues principales dont ce sentiment et ce respect étaient accompagnés. Or, parmi ces vues principales, il n’y a pas un mot du mépris de l’espèce humaine. Je n’en ai donc pas fait une conséquence de mon principe, mais vous avez brouillé ensemble deux raisonnements, ce qui n’est pas d’une bonne logique.

J’ai dit : « L’éloge de la postérité est une portion de l’apanage de l’homme bienfaiteur de l’espèce humaine. » D’où j’ai conclu que l’homme bienfaiteur qui dédaignait cette portion de son apanage avait du mépris pour l’espèce humaine parce que le dédain de l’éloge supposait le mépris du panégyriste. Pour bien répondre au raisonnement, il fallait nier la mineure, et nier la conséquence pour bien répondre au second. Vous n’avez fait ni l’un ni l’autre. Donc ces deux raisonnements restent sans réponse ; et voilà de la logique[1]?

Permettez, mon ami, que je m’arrête un moment sur la différence des syllogismes de l’orateur et du philosophe ; le syllogisme du philosophe n’est composé que de trois propositions sèches et nues, de l’une desquelles il se propose de prouver la liaison ou la vérité par un autre syllogisme pareillement composé de trois propositions sèches et nues, et ainsi de suite pendant tout le cours de son argumentation. L’orateur, au contraire, charge, orne, embellit, fortifie, anime, vivifie chacune des propositions de son syllogisme d’une infinité d’idées accessoires qui leur servent d’appui. L’argument du philosophe n’est qu’un squelette ; celui de l’orateur est un animal vivant ; c’est une espèce de polype. Divisez-le, et il en naîtra une quantité d’autres animaux. C’est une hydre à cent têtes. Coupez une de ces têtes, les autres continueront de s’agiter, de vivre, de menacer. L’animal terrible sera blessé, mais il ne sera pas mort, prenez garde à cela[2].

Vous me demandez si celui qui marie deux ou trois cents filles sans rien laisser pour marier leurs enfants peut être accusé d’un mépris cruel de l’espèce humaine. Je vous réponds que cette comparaison a quelque chose de louche pour moi ; que celui qui marie les mères s’occupe de la postérité, que celui qui serait assez généreux pour assurer la dot des enfants s’en occuperait davantage[3].

Si pour mieux mériter l’éloge de tous ceux qui pourront voir mes ouvrages, ajoutez-vous, je veux égaler ou surpasser des rivaux que j’admire, si la pensée du présent remplit assez mon urne pour qu’elle ne voie point actuellement l’avenir, j’ai un mépris cruel pour l’espèce humaine ?

Ce n’est point précisément sous ce coup d’œil que j’ai cru que l’espèce humaine était méprisée. Il y a des idées d’où le mépris de l’espèce humaine se conclut ; et il y en a d’autres d’où il ne se conclut pas. Il y a des moments où le grand homme ne pense point au jugement des siècles à venir sans le dédaigner ; il y en a d’autres aussi où ce jugement redoutable lui est présent. Ce n’est pas là le seul mobile de ses actions. Il n’exclut ni l’émulation, ni la considération actuelle, et puis il ne s’agit pas de vous seul dans la question qui nous occupe. Il s’agit de l’homme en général, d’un peuple, d’une nation de l’espèce entière ; il s’agit de savoir si le sentiment de l’immortalité est utile ; si le respect de la postérité peut jamais être nuisible ; car que nous importe à l’un et à l’autre la singularité réelle ou prétendue d’un individu[4] ?

C’est quelquefois l’éloge de ses contemporains qu’on méprise et qu’on doit mépriser. Phocion, applaudi d’un peuple insensé, demande si par hasard il aurait dit une sottise. C’est d’une critique mal fondée qu’appellera souvent tout homme rare qui devance son siècle.

Si Agasias écrivit son nom au Gladiateur, c’était, dites-vous, premièrement pour son siècle. Qu’en savez-vous ? Mais en accordant sa première intention, n’avouez-vous pas qu’il en avait une seconde[5] ?

Je suis sûr que vous avez ri vous-même de la comparaison de l’horloge à la statue ; de Julien Leroy à Agasias, de Ferdinand Berthoud à Falconet ou Pigalle, de l’enseigne du marbrier suspendue à la porte du statuaire ; si vous en avez ri, permettez que j’en fasse autant[6].

Vous avez très-bien expliqué l’usage des inscriptions, mais il n’est pas adroit d’avoir ajouté : et c’est autant de fait pour la postérité.

Et que me fait à moi et à vous la méprise réelle ou simulée d’un particulier étranger dans sa patrie, qui prend votre Christ dans Saint-Roch pour un morceau de Pigalle ? Je dis la méprise réelle ou simulée, parce qu’il n’est pas impossible que ce ne fût une manière délicate de vous mettre tout d’un coup sur la ligne du premier sculpteur. Vous voyez que je suis aussi sophiste, quand il me plaît. Mais moi, j’ai la bonne foi d’en convenir ; et je pense qu’en effet la bévue de votre homme est celle d’un bon bourgeois de la rue Saint-Denis qui n’en savait pas davantage ; je pense que vous fîtes bien de mettre votre nom à la figure, parce que ce fut autant de fait pour la postérité[7].

Épaminondas sur le champ de bataille pensait-il au jugement de l’avenir ? Quelle question ! votre allure de côté m’amuse toujours. Qu’Épaminondas fût ou ne fût pas occupé sur le champ de bataille du respect de la postérité, qu’est-ce que cela fait à la réalité, à l’utilité, à la noblesse de ce sentiment ?

Je dis qu’Épaminondas brûla de cet enthousiasme, et cela est vrai. Je dis que ce feu sacré échauffait son cœur avant que de se présenter dans les plaines de Leuctres et de Mantinée, et cela est vrai. Je dis qu’il agissait, sourdement en lui-même dans la chaleur du combat, et cela est vraisemblable. Je dis qu’en mourant il avait les regards attachés sur la postérité, et c’est sa réponse à ses amis qui l’atteste[8].

Si un sentiment habituel, bon ou mauvais, s’est emparé de notre âme, il y subsiste et nous dirige même à notre insu.

Du paragraphe d’Épaminondas vous sautez tout de suite à l’endroit où je dis : « Mes contemporains m’apportent avec leur éloge celui de la postérité, etc. », et conviennent sans tergiversation, sans restriction, de la vérité de mon raisonnement. Vous cherchez la différence essentielle entre votre sentiment et le mien : eh bien, soit. Nous sommes du même avis, mais nous étions d’avis fort différents au commencement de la dispute, et je suis resté dans le mien[9].

Je vous écrivais : « Dites à un homme : Si tu fais ainsi, tu seras béni dans tous les siècles ; et ses entrailles en traissaillelont de joie. Ajoutez : Et si tu fais autrement, ton nom sera exécré, et il frémira. »

Que me répondez-vous ? que je vous tends un piège, que je vous prends pour une âme équivoque, que je vous prêche le catéchisme des enfants. Je le donne en cent au meilleur esprit à deviner la liaison qu’il y a entre mon objection et votre réponse[10]. Le piège que je vous tends, mon ami, est celui que tous les grands hommes se sont tendu à eux-mêmes dans tous les siècles, chez toutes les nations, et dans lequel je vous crois digne d’être pris ; c’est le caractéristique des âmes les plus héroïques, si souvent soutenues, encouragées dans les circonstances difficiles, par ce motif le plus désintéressé de tous ; c’est la réflexion nécessaire et la pensée consolante d’un esprit juste qui voit ce que les choses deviendront dans l’avenir ; c’est le catéchisme du patriote par excellence.

Je vous embarrasse pourtant, dites-vous ; c’est que je soulève votre âme noble et grande contre votre esprit rétif ; c’est que je parle à votre cœur ; c’est que je vous intéresse et vous touche. Vous ne craignez pas les gibets de la postérité ? Vous mentez, traître que vous êtes ; et la preuve, c’est que vous avouez que l’intrépidité de Fontenelle vous répugne. D’ailleurs, mon ami, il y a quelque différence entre fouler aux pieds le blâme de la postérité et mépriser son éloge ; on peut être jaloux de mon approbation, et insensible à ma menace, c’est une affaire de caractère[11].

Quant à l’opinion que vous avez de ce que vous appelez mon sermon égyptien, j’en appelle à toute âme honnête et tendre. J’en appelle à vous-même. Relisez-le, et dites-moi si vous n’aimez-pas, si vous n’estimez pas davantage mon Henri IV versant des larmes, que mon Falconet insultant durement à tout un peuple et à la plus auguste de ses cérémonies[12].

Ne pourrions -nous être grands que quand on nous regarde ? Mais, mon ami, vous n’y pensez pas. C’est à moi à vous parler ainsi ; la bonne portion de votre honoraire est dans les regards et les acclamations de ceux qui vous entourent ; je suis seul, au contraire, ou je n’entends que la voix du blâme, quand je fais le bien. Je ne serai plus, on ne me regardera plus, je n’entendrai plus, quand j’obtiendrai l’éloge que je mérite[13].

Vous rencontrez fort bien pourquoi les posthumes ne se publient point, mais il s’agit de savoir pourquoi ils ont été faits. Mon ami, vous êtes, ce me semble, à côté[14].

Il est plus doux de recevoir la réponse de son ami que de lui écrire. Cela se peut, mais il est donc doux de lui écrire, sans quoi il ne serait pas plus doux de lui répondre ; vous êtes, ce me semble, encore à côté : pour faire un pas, il fallait prétendre et prouver que l’un de ces bonheurs était ou nul ou exclusif de l’autre.

C’est vous, mon ami, qui sophistiquez la nature, si vous croyez que quand l’homme peut légitimement tirer deux moutures d’un sac, il n’y manque jamais. S’il fallait opter entre le blâme du présent, l’une des moutures, et l’éloge de l’avenir, c’est certainement celui qui préférerait l’éloge de l’avenir que nous appellerions le grand homme[15].

De votre aveu, ceux qui se sont occupés d’ouvrages posthumes sont sages ; de votre aveu, ils ont remis leur lettre à un porteur fidèle. Voilà, en deux mots, l’éloge du présent et de l’avenir ; je ne vous en demande guère davantage.

Si quelque homme a ambitionné l’épitaphe :


Dulce et decorum est pro patriâ mori[16],


vous l’admirez ; mais vous le trouvez moins sage que celui qui a esquivé cet honneur. Quoi ! parce que j’aurais compté pour rien la vie en comparaison de l’utilité publique, parce que j’aurais pensé que le plus noble usage d’un effet périssable, c’était le sacrifice avantageux que j’en ferais à la patrie, je suis moins sage que vous ? Rêvez-y mieux, mon ami, et vous verrez que le véritable héroïsme ne peut jamais contrarier la sagesse[17].

Il ne faut que souffler sur tout ce que vous dites de Démosthène, d’Alexandre et de Cicéron. Est-ce comme honnête homme que Démosthène a prétendu à l’immortalité ? Nullement, c’est comme le premier orateur du monde, et il avait raison. Est-ce comme honnête homme qu’Alexandre a prétendu à l’immortalité ? Nullement, c’est comme le plus grand et le plus vaillant capitaine qui eût existé, et il avait raison. Est-ce comme honnête homme que Cicéron a prétendu à l’immortalité ? Nullement, c’est comme prodige d’éloquence et de patriotisme et il avait raison[18].

Mais supposons qu’ils eussent tous trois été jaloux de l’éloge de la postérité, tant, pour leurs caractères que pour leurs talents, qu’auriez-vous à leur objecter? rien. Tel qu’Épaminondas, ils auraient voulu être grands hommes et gens de bien ; ils auraient craint la tache pour cette image qu’ils nous ont transmise. Le malheur, c’est qu’il y a des statues pour les grands talents, et qu’il n’y en a point pour la probité ; et c’est un grand défaut des législations.

Vous n’avez pas bien pris l’endroit de Cicéron ; vous avez traité de bassesse, de délire, d’amour-propre exorbitant, ce qui est finesse, grâce et délicatesse. Comment Cicéron pouvait-il avouer avec plus de gaieté qu’il ne valait pas la peine d’occuper une ligne dans l’histoire, qu’il serait bien petit si on ne le montrait à la postérité que dans sa hauteur naturelle, qu’il fallait ou se taire de lui, ou l’exagérer, et beaucoup, et le plus qu’on pouvait, et que puisqu’on avait eu le front de s’écarter en sa faveur des limites rigoureuses de la vérité, et de se résoudre à mentir, il fallait faire son devoir de bien mentir : plaisanterie charmante dont il faut rire, pincée de ce sel qu’il avait apporté d’Athènes ; car en général les Romains, et peut-être les républicains, sont bons panégyristes et mauvais plaisants[19].

Vous croyez quelquefois m’avoir réduit en poudre lorsque vous m’avez à peine effleuré. Il ne s’agit pas de savoir si l’envie de faire du bruit est le caractéristique du grand homme. Tout le monde veut faire du bruit ; mais le grand homme, s’il en veut faire, c’est par des faits qui étonnent son siècle, et dont l’admiration retentisse jusque dans les siècles les plus reculés. Le coquin, à votre avis, brave-t-il ou respecte-t-il la postérité ? Ce sentiment de l’immortalité dont nous disputons, est-ce l’éloge ou l’exécration de l’avenir ? Il y a eu et il y aura sans doute des scélérats fameux ; mais il n’y a qu’un Érostrate, un fou, qui ait préféré un opprobre éternel à l’oubli ; je n’en saurais comparer le délire qu’à celui d’un chrétien qui aimerait mieux être damné qu’anéanti.

Le coquin d’Érostrate disait : Si on m’exècre, on parlera de moi, je n’en demande pas davantage ; du reste, je m’en moque, je n’y serai plus. Le chrétien dit : Je sentirai physiquement les douleurs de la damnation ; j’y serai, je ne m’en moque pas. Ainsi votre comparaison n’est pas raison. Vous savez que


Nil agit exemplum, litem quod lite resolvit[20].


Je relis vos feuilles, il y a de l’esprit, de la finesse, de la force, de l’originalité, mais une incohérence qui désespère. Garde-t-on un ouvrage posthume qui compromettrait la fortune, la liberté et la vie, on est sage. Diffère-t-on de le publier, on oublie ses contemporains ; on est faible, lâche et pusillanime. Il faut pourtant qu’une porte soit ouverte ou fermée[21].

Junon, c’est le présent ; le fantôme d’Ixion, ou la nue, c’est l’avenir, et vous allez voir comment Junon dispose de moi, et comment Ixion Diderot dispose de la nue. La considération présente dont je peux jouir est une quantité connue et donnée qu’il n’est presque pas en mon pouvoir d’agrandir et d’étendre, quelque carrière que je veuille donner à mon imagination orgueilleuse. Mais je fais du témoignage de l’avenir tout ce qu’il me plaît ; je multiplie, j’accrois et je fortifie les voix futures à ma discrétion. Je leur prête l’éloge qui me convient le plus ; elles disent ce qui me touche principalement, ce qui flatte le plus agréablement mon esprit et mon cœur, et je suis cet écho d’âge en âge depuis l’instant de mon illusion jusque dans les temps les plus éloignés : mais c’est assez ou trop sur une comparaison qui ne signifie rien.

Ce que vous avez écrit dans vos feuillets sur la sculpture est juste, et vous ne manquerez pas d’en user toutes les fois que vous aurez pour vous le bon goût et la vérité, contre vous le préjugé courant de vos contemporains. Mais, ou je n’y entends rien, ou c’est un beau et bon appel à la postérité. Ah ! ah ! vous vous enivrez aussi de mon vin[22].

Socrate et Aristide étaient deux hommes de bien, deux bons citoyens ; mais l’un s’en allait en exil, l’autre au supplice, circonstances bien propres à mettre quelque différence dans leurs discours. Le premier oublie sa propre vie pour s’occuper de l’honneur de ses contemporains. S’il insiste sur quelque chose, c’est sur l’ignominie dont ils vont se couvrir : c’est leur cause et non la sienne qu’il plaide. La préférence que vous donnez aux adieux d’Aristide sur ceux de Socrate, bien ou mal fondée, laisse mon raisonnement entier. L’induction que j’aurais tirée du propos de l’un, je l’aurais également tirée du propos de l’autre. Il ne me faut qu’un généreux exilé qui emporte l’espoir d’un meilleur jugement jusqu’aux portes de la ville. Que cette ville soit Athènes ou le monde ; que le lieu de l’exil soit l’Asie, la Thrace ou le tombeau, je n’en reste ni moins vrai, ni moins solide, ni moins pathétique.

Je vous ai demandé « si un homme bien net de l’illusion de la postérité, et bien jaloux de l’estime de ses contemporains, braverait aussi fortement les préjugés de son pays que celui qui aurait l’œil attaché sur les siècles, et qui en redouterait le jugement ». D’abord vous présentez l’invraisemblance de votre réponse. Puis, tout à coup, prenant votre parti, vous dites, au hasard de n’être pas cru, que vous êtes cet homme-là[23].

1° Je ne doute point que vous ne bravassiez plutôt le mépris de vos contemporains que celui de vous-même ; mais je vous demanderai toujours si ce serait avec autant de fermeté que si vous attendiez justice de l’avenir, et que vous fissiez quelque cas de ce tribunal : c’est ce que je ne crois pas, parce que cela ne peut être. Celui qui joint cet espoir et ce respect au témoignage de sa conscience, tout étant égal d’ailleurs, est plus fort que vous[24].

2° Je vous parle d’un homme en général, et vous vous citez ; c’est-à-dire que d’une question importante, tenant au bonheur de l’espèce humaine, à sa nature, à la législation, vous en faites une petite question particulière et individuelle. Et que m’importe qu’il y ait sur la surface de la terre deux ou trois monstres comme vous ? Il ne faut qu’un instant pour rendre à la vérité de ma proposition toute son universalité[25].

3° Mais êtes-vous bien sûr d’être un de ces monstres-là ? Qu’on relise l’endroit que vous avez vous-même cité de votre écrit sur la sculpture, et qu’on juge si l’artiste s’éloigne de quelque système particulier, qu’il ait le courage de travailler pour tous les temps et pour tous les pays. Cela est fort bien dit, vous répondra le contempteur des temps et des pays. Je suis, je suis ici, et je veux jouir. En m’asservissant à ce mauvais système, on me louera ; en m’en écartant, je serai blâmé… Mais la chance tournera… Oui, quand je serai mort[26].

Depuis que Voltaire a rempli un de ses hémistiches du nom de Pigalle, si cet artiste se dit à lui-même : Que la main du temps sévisse à présent sur mes ouvrages tant qu’elle voudra : qu’il n’en reste pas une pièce qui atteste à l’avenir mon habileté, non omnis moriar[27]. Je suis immortalisé, je vivrai dans la mémoire des hommes aussi longtemps que la ligne du poëte classique ; et le temps ne peut rien sur cette ligne. Pigalle raisonnera bien[28].

Dire que les ouvrages du sculpteur sont plus exposés aux injures du temps, c’est avouer que le sculpteur en est d’autant plus intéressé à la ligne impérissable de l’homme de lettres[29].

Pourquoi ôter à l’artiste persécuté son unique consolation, l’appel à la postérité ? Pourquoi ôter au persécuteur la terreur de ce tribunal[30] » ?

Il n’y a point de contradiction à se promettre l’éternelle vision béatifique dans les cieux, et une mémoire impérissable sur la terre. On peut être récompensé de Dieu et admiré des hommes : malheureusement l’une de ces sublimes attentes laisse peu de valeur à l’autre[31].

J’ai voulu lire l’article Achille de Bayle ; mais, mon ami, je vous en demande pardon, c’est un bavardage que je n’ai pu soutenir. J’ai fermé l’énorme volume, et je me suis mis à dire à haute voix :

Je chante la colère d’Achille, fils de Pelée ; cette colère qui fut si fatale aux Grecs, qui attira sur eux une infinité de maux, qui précipita aux enfers les âmes généreuses de tant de héros, et qui abandonna leurs cadavres en proie aux oiseaux du ciel et aux animaux voraces de la terre ; car c’est ainsi que s’accomplissait la volonté de Jupiter, du moment où la division s’éleva entre Achille et Agamemnon, Agamemnon, roi des hommes, Achille, descendant des dieux.

Puis, me rappelant successivement différents endroits du poëte sublime, je dis encore à haute voix :

Dieu puissant, Dieu glorieux, Dieu fort, toi qui habites au haut des airs, toi qui rassembles les orages, fais qu’avant que le soleil ne descende sous l’horizon, et que les ténèbres couvrent la face de la terre, je renverse les murs de Troie, que j’enfonce les portes du palais de Priam, que ma main brise la cuirasse d’Hector sur sa poitrine, et que ses amis mordent la poussière autour de son cadavre.


L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie.
Platon sort de son trône, il pâlit, il s’écrie ;
Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour,
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour.
Et, par le centre ouvert de la terre ébranlée,
Ne fasse voir du Styx la rive désolée ;
Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
Abhorré des mortels, et craint même des dieux[32].


Et puis tout à coup j’ai pris en pitié tous ces gens qui, au lieu de se laisser pénétrer de l’enthousiasme du poëte, s’occupent pauvrement à relever les fautes qui lui sont échappées, parce qu’il était homme, et, sans respecter ni Bayle, ni Rapin, ni Scaliger, ni ce Voltaire, qui a la bonté de se mettre sur la ligne des Zoïles, des Terrasson, j’ai jeté le gros volume que j’avais fermé dans son coin, et j’ai persisté dans mon jugement ; libre à mon ami de revenir, s’il lui plaît, à une seconde cérémonie expiatoire.

Mais ce Voltaire, cet ennemi juré de tous les piédestaux, tant anciens que modernes, a pourtant dit, je ne sais où, qu’il y avait plus à profiter dans deux beaux vers d’Homère que dans toutes les critiques qu’on a faites de ses poëmes.

Lisez-le, cet Homère, et essayez vous-même si vous serez libre de le critiquer. Mais puisqu’une page de plus ou de moins n’est pas une affaire quand on cause avec son ami, je vous dirai qu’un jour le fils de Chardin, et quelques élèves en peinture, considéraient ensemble un tableau de Rubens. L’un disait : « Mais voyez donc comme ce bras est contourné ; un autre : Appelez-vous cela des doigts ? Celui-ci : Et d’où vient cette jambe ? Celui-là : Comme ce col est emmanché ! Mais toi, Chardin, tu ne dis rien ? — Pardonnez-moi ; je dis qu’il faut être f… bête pour s’amuser à relever des guenilles dans un chef-d’œuvre où il y a des endroits incompréhensibles, à dégoûter à jamais de la palette et du pinceau. » — Voilà le spectateur qu’il faut à Rubens, et le véritable lecteur d’Homère[33].

Vous me citez des caillettes ; je vous objecte Hélène. Je ne sais ce que vous me répondez ; mais je suis sûr que s’il existait au loin un buste fidèle et de grandes mains de cette funeste beauté, vous l’iriez voir, et que j’irais avec vous ; et puis, si Hélène veut passer à la postérité comme furie, elle a tort ; si c’est comme héroïne d’un grand poëme, et mieux encore comme femme d’une incomparable beauté, elle a raison, parce que la beauté est un don rare de la nature[34].

Si un tronçon de figure suffit pour vous donner une juste idée de l’art sublime du statuaire ; si une belle ligne ne périt point, votre gloire est donc en sûreté[35].

Votre jugement de Bouchardon, de Pigalle et de Falconet est un modèle d’impartialité. Je suis tenté de croire que la justice est votre qualité dominante, et la justice est la base de toutes les autres vertus[36].

Je vous en demande pardon, mais ce ne sont point les artistes qui m’ont appris, à moi, à préférer le Citoyen, malgré sa tête ignoble, aux deux autres figures, et je sentais très-bien, en regardant sa poitrine et ses jambes, que le bronze était chaud[37].

Je plaide donc votre cause, en recommandant aux littérateurs d’être instruits, afin que, dans l’avenir, on n’oppose pas de beaux éloges à de mauvais ouvrages ? Cela se peut, mais je ne l’entends pas ; il me semble, au contraire, que si le littérateur méprise la postérité, mon conseil est en pure perte[38].

J’en viens à votre examen du Jupiter Olympien de Phidias ; ici, vous êtes le maître, je suis le disciple, et j’ose n’être pas de votre avis. Si j’ai ma façon de sentir, si je veux être instruit, il faut que je parle et que vous m’écoutiez avec indulgence. Je vous avouerai donc que tout ce que vous dites sur la disproportion de la figure et du lieu ne me touche point du tout. Et que m’importe s’il prend envie au Dieu d’abandonner son temple, qu’il brise la voûte de sa tête, que les murs et les combles soient renversés de deux coups de coude, et que tout l’édifice ne soit plus qu’un amas de décombres : je ne sais comment il est entré là, et je me soucie fort peu de savoir ce que le temple deviendra s’il en veut sortir. Le point important, c’est que, tandis qu’il y est, il frappe, il épouvante, il effraye ; qu’il soit grand de position, de caractère, d’expression ; que j’y reconnaisse ce Dieu du poëte qui ébranle l’Olympe du seul mouvement de ses noirs sourcils ; que je voie sa chevelure s’émouvoir sur sa tête immortelle, et que je sois incertain qui a le mieux connu Jupiter, ou de Phidias, ou d’Homère : peut-être même que, tandis que je suis prosterné devant le Jupiter de Phidias, l’idée que, s’il vient par hasard à se remuer, je suis enseveli sous des ruines, ajoute à ma terreur et à mon respect. Il n’y a peut-être pas de logicien qui ne raisonne comme vous ; mais il n’y a pas de poëte qui ne sente ici comme moi. Si j’osais, ou si je ne craignais que notre dispute n’eût point de fin, je vous confierais ici quelques-uns de mes paradoxes ; je vous demanderais quelle était l’espèce d’hommes qui remplissait les temples, pour qui et pour quoi sont faites les statues des dieux, et quel est l’artiste d’église que j’appellerai homme de génie[39] ?

La page de Quintilien sur les peintres et les sculpteurs est donc belle et judicieuse ? Il est donc possible à un littérateur de bien parler peinture et littérature ? Il peut donc être un garant sûr de l’estime générale et publique ? Cela suffit[40].

Il peut arriver aussi qu’un littérateur soit grand poëte, grand historien, écrivain merveilleux, et que l’affaire des beaux-arts soit lettres closes pour lui ; il peut arriver qu’il en juge, et qu’il en juge mal ; mais plus son témoignage aura de poids sur la postérité, puis il s’élèvera de voix qui réclameront contre ses jugements ; on creusera la terre, on confiera son ignorance aux roseaux et les roseaux répéteront[41] :


Auriculas asini Mida rex habet[42].


Quand je parle de la voix publique, il s’agit bien de cette cohue mêlée de gens de toute espèce, qui va tumultueusement au parterre siffler un chef-d’œuvre, élever la poussière au salon, et chercher sur le livret si elle doit admirer ou blâmer. Je parle de ce petit troupeau, de cette église invisible qui écoute, qui regarde, qui médite, qui parle bas, et dont la voix prédomine à la longue, et forme l’opinion générale ; je parle de ce jugement sain, tranquille et réfléchi d’une nation entière, jugement qui n’est jamais faux, jugement qui n’est jamais ignoré, jugement qui reste lorsque tous les petits intérêts particuliers se sont tus, jugement qui assigne à toute production sa juste valeur, jugement sans équivoque et sans appel, lorsque la nation, d’accord avec les plus grands artistes sur le mérite reconnu et senti des productions anciennes, se montre compétente dans la sentence qu’elle porte des productions modernes. C’est qu’en fait d’arts, quand on y regarde bien, on voit que la sentence publique est celle même des artistes qui donne le ton ; c’est qu’en fait de littérature, c’est celle des littérateurs que la foule a souscrite[43].

Encore une fois, indulgence plénière sur tout ce que j’opposerai à votre critique de Pline. Si je crains de dire une sottise, par une mauvaise honte qui me retienne, la sottise restera dans ma tête ; il vaut mieux qu’elle en sorte. La présomption est ici tout entière de votre côté, et je n’aspire qu’à l’honnête et louable franchise d’un enfant qui ose n’être pas de l’avis de son maître, et lui dire :

Ah ! mon cher maître, Pline un petit radoteur ! Pardonnez-moi le mot, mais jamais l’indécence, et peut-être l’injustice d’une pareille expression, adressée à un des hommes les plus rares qui aient fait honneur à l’espèce raisonnable, ne sera supportée. Pline un petit radoteur ! Et pourquoi ? Parce qu’à travers une multitude incroyable de jugements qui montrent le tact le plus fin, le goût le plus délicat, il s’en trouve quelques-uns de répréhensibles ; passons, passons vite là-dessus[44].

Apelles peignit un Hercule pur le dos, dont on voyait le visage, ce qui est très-difficile, dit Pline[45]. Supposons que cet Hercule fût courbé sur le bûcher, que le peintre l’eût montré renversé en arrière, les bras tendus vers le ciel, et le visage et toute la figure vus de raccourci, croyez-vous que l’exécution eût été l’ouvrage d’un enfant ? Vous faites vos suppositions, je fais aussi les miennes[46].

Pline dit qu’Amulius fit une Minerve qui regardait de quelque côté qu’on la vît ; Claudius Pulcher, un toit qui trompait les corbeaux ; Apelles, un cheval devant lequel les chevaux, oubliant la présence de leurs semblables, hennissaient, etc. Il me semble que Pline n’est là qu’historien ; et si le tour de Pline m’est familier, et que j’entende un peu la valeur de la phrase latine, ces mots : Idque postea semper illius experimentum artis ostentatur[47], indiquent l’opinion populaire et même le peu de cas qu’il en fait ; du moins si c’eût été mon dessein de rendre ces deux vues, je ne me serais pas expliqué autrement[48].

Pinxit et quæ pingi non possunt[49] dit de l’éclair, de la lumière, du tonnerre, du silence, de la fraîcheur, de l’air, lorsque l’art fait illusion, loin de me paraître bourgeois, est à mon goût tout à fait laconique et juste. Je reçois en quatre mots une idée nette de l’esprit, de la vérité et de la hardiesse de l’artiste. Lorsqu’il s’agira du goût et de la valeur d’un tour latin, je demande que mon avis soit du même poids que le vôtre[50].

Un artiste jaloux de la durée de son ouvrage, quater colorem induxit subsidio injuriæ velustatis, ut descendente superiore, inferior succederet[51]. Vous ne comprenez point ce technique ; je ne le comprends guère plus que vous ; donc il est impossible. Et s’il y avait entre chaque tableau une couche à gouache qui les séparât ? Si vous saviez, mon ami, mais vous le savez, combien de fois il est arrivé, et dans des manœuvres tout autrement inconcevables que celles-ci, que le temps et l’expérience ont justifié Pline de mensonge ou d’ineptie ; en sorte que, la chose avérée et connue, il n’est plus resté à ses critiques qu’à admirer la précision et la netteté de son discours. La postérité s’en est rapportée à lui, comme à tout autre auteur, à proportion du discernement qu’elle lui a trouvé ; mais, depuis environ un demi-siècle, elle lui a trouvé du discernement à proportion du progrès qu’elle faisait elle-même dans la connaissance des choses[52].

Lorsque vous reprochez à Pline l’écume du chien de Ialyse, les raisins de Zeuxis, la ligne de Protogène, le rideau d’un autre, vous oubliez le titre de son ouvrage. Pline vous crie : Je ne suis pas peintre, je suis historien. Ce n’est pas des beaux-arts seulement, c’est de l’histoire naturelle que j’écris[53]. obscurs, a pu savoir mieux que vous. Quoi ! vous croyez que Pline aura avancé à l’aventure que les anciens statuaires se passaient de modèle ! À cela vous répondez : Mais il est impossible de s’en passer, et je me tais, après vous avoir avoué ingénument que l’idée du modèle ne me paraît pas de l’art naissant, mais bien de l’art qui a fait des progrès[54].

Sur le Cerf de Canachus, Pline, s’attachant au principal mérite de la figure, me dit ce que je dirai quelque jour de votre cheval. Voyez comme il s’élance bien, et il me semble qu’il n’a pas dû m’en dire davantage[55].

Je passe l’article de Mermecide ; c’est de la plaisanterie qu’on trouvera bonne ou mauvaise, selon le tour d’esprit qu’on aura. Mon ami Falconet s’amuse, et c’est bien fait que de s’amuser et d’écrire de ces choses-là gaiement, franchement, sans prétention, sans subtilité, sans y mettre ni plus de passion et d’intérêt que l’objet n’en mérite.

Je me souviens que vous vous êtes prosterné pour moi devant Bayle, et il ne tiendrait qu’à moi de faire amende honorable pour vous à Pline et à Euphranor. Pline a dit du Pâris d’Euphranor : « Il est si bien fait qu’on y reconnaît judex Dearum, amator Helenæ, Achillis interfector[56]. Vous ajoutez : Hélène était dans ses bras ; il tenait une pomme et une flèche, et voilà les trois caractères expliqués. Sur l’endroit de Pline, j’aurais juré qu’il y parlait du caractère et de l’expression de la sublime figure d’Euphranor ; sur votre commentaire, j’aurais juré que la flèche et la pomme étaient d’Euphranor. J’ouvre Pline, et je suis tout étonné de voir qu’il n’y a ni flèche ni pomme, et que ses rares inventions sont de vous. Mon ami, avec ce secret il n’y a point d’auteur qu’on n’aplatisse, point de compositions qui ne deviennent maussades. Ce trait m’a rendu la plupart de vos citations suspectes ; j’ai vu que quand vous aviez résolu qu’un écrivain et un peintre fussent deux sots, vous n’en démordiez pas aisément ; j’ai vu qu’en effet vous faisiez peu de cas de l’avenir ; car, enfin, quand vous auriez abusé de ma paresse à vérifier des citations ; quand vous auriez estropié, mutilé, tronqué pour moi la description du Cerf de Canachus, elle reste dans Pline telle qu’elle était, et il faut qu’il vienne un moment où quelque érudit me venge de vous[57].

Myron n’a pas su rendre les passions humaines, donc il a fait une mauvaise vache ; donc, et le peuple qui l’admira et les poëtes qui la chantèrent n’eurent pas le sens commun ; cette conséquence peut être juste, mais je ne la sens pas, non liquet ; et vous trouvez qu’on se faisait dans Athènes de grandes réputations à peu de frais. C’est une façon de penser qui peut être juste, mais qui vous est bien particulière et qui ne fera fortune que quand on aura oublié bien des choses dont il ne tiendrait qu’à moi de vous faire une belle énumération.

Voici encore une autre argumentation dont je ne saisis pas bien ni la force ni la liaison. Pline a dit que Myron varia le premier les attitudes, observa mieux les proportions ; que Polygnote négligea les cheveux et la barbe ; mais il y a dans les bosquets de Versailles une très belle tête de Jupiter qui n’est pas de Myron, car on ne sait sur quel fondement le P. Montfaucon la lui attribue ; et cette tête n’a aucun des défauts que Pline reproche à Myron ; donc Pline ne sait ce qu’il dit. En vérité, mon ami, voilà une logique bien étrange[58].

Vous m’avez donné bien de la peine et bien du plaisir : je me suis mis à relire le livre de Pline sur les beaux-arts ; voilà le plaisir : j’ai vu que vos citations n’étaient pas toujours bien fidèles ; voilà la peine. J’ai vu que vous aviez osé appeler petit radoteur l’homme du monde qui a le plus d’esprit et de goût, et que cette grosse injure n’était fondée que sur une demi-douzaine de lignes aussi faciles à défendre qu’à attaquer et rachetées par une infinité d’excellentes choses ; et lorsque j’allais à mon tour commencer ma cérémonie expiatoire, l’auguste fantôme m’est apparu ; il avait l’air tranquille et serein, il a jeté un coup d’œil sur vos observations, il a souri et il a disparu[59].

Pline suit les progrès de l’art, olympiade par olympiade, il distribue ses éloges selon qu’on y a plus ou moins contribué par quelques vues nouvelles. Pour moi, qui pense que tout tient, en tout, à la première étincelle, qu’on doit quelquefois plus à une erreur singulière qu’à une vérité commune, qui compare la multitude des âmes serviles au petit nombre de têtes hardies qui s’affranchissent de la routine, et qui connais un peu par expérience la rapidité de la pente générale, je dis : Le premier qui imagina de pétrir entre ses doigts un morceau de terre et d’en faire l’image d’un homme ou d’un animal eut une idée de génie ; ceux qui le suivirent et qui perfectionnèrent son invention méritent aussi quelque éloge. Si vous pensez autrement, c’est moi qui ai tort[60].

Vous êtes artiste, Pline ne l’est pas ; croyez-vous de bonne foi que si vous eussiez eu un compte rapide à rendre d’un aussi grand nombre d’artistes et d’ouvrages, vous vous en seriez tiré mieux que lui[61] ?

Je vous supplie, mon ami, de ne pas toucher à la latinité de Pline, cela est sacré et c’est un peu mon affaire, car je suis sacristain de cette église ; les expressions que vous reprenez ne décèlent point le déclin du siècle d’Auguste. Si quelque pédant vous l’a dit, n’en croyez rien.

Les Romains n’ont rien inventé : lorsque, sortis de la barbarie, ils ont voulu parler arts et sciences, ils ont trouvé leur langue stérile, et pour désigner des choses qui leur étaient étrangères, les bons esprits se sont rendus créateurs des mots. Cicéron même vous offenserait en cent endroits, sans sa pusillanimité qui lui faisait préférer le mot grec à un mot nouveau, et cela en physique, en morale, en métaphysique. Vous vous êtes dit là-dessus une injure que mon amitié et un peu de politesse sur laquelle vous deviez compter vous auraient certainement épargnée. Vous me trouverez plus indulgent sur une erreur littéraire que vous ne le serez avec moi sur une erreur d’art. Mais c’est une affaire de caractère, ou peut-être m’aimez-vous plus que je ne vous aime, si le proverbe est vrai ; je vous aime pourtant bien, ce me semble[62].

Si Pline avait donné à tous les morceaux de peinture et de sculpture dont il a jugé une description et un éloge proportionnées à leur importance, il eût composé un traité exprès de peinture et de la sculpture plus ample que l’histoire entière de l’univers, qu’il avait pour objet ; vous ne considérez pas que Pline n’est qu’historien, et que la plupart des morceaux dont il nous entretient subsistaient, soit à Rome, sous les yeux de ses contemporains, soit en Grèce, où il n’y avait fils de bonne mère qui ne voyageât[63].

Encore un mot sur Pline, et puis je le laisse, car c’est un homme qui se défend assez bien de lui-même ; c’est qu’à proportion que les temps ont été plus ou moins ignorants, on lui a reproché plus ou moins de mensonges et d’inepties. Il y en a sans doute, car où n’y en a-t-il pas ?

Verum ubi plura nitent, non ego paucis
Offendar maculis, quas aut incuria fudit,
Aut humana parum cavit natura
[64].

C’est Horace qui m’en a donné le conseil et je le suis. Irais-je sur le rivage avec mon bâtonnet et mon écuelle remuer le sable, en remplir mon écuelle, et laisser la paillette d’or ; oh ! que nenni[65].

Quant à l’article de Voltaire, chut ; c’est à lui à vous répondre (et il le fera mieux que je ne pourrais faire s’il a raison) ou à effacer de son immortel ouvrage les fautes que vous y reprenez, s’il reconnaît qu’elles y sont[66].

Je vous observerai seulement en passant que la manière dont vous interprétez son jugement des tableaux de la galerie de Versailles, l’un de Le Brun et l’autre de Paul Véronèse, ne me paraît pas assez juste. Il a dit[67] que tout le coloris de Paul Véronèse n’effacerait point la Famille de Darius, de Le Brun ; il me semble qu’il compare l’attrait de la couleur à l’intérêt de l’expression, et en ce sens il a bien jugé[68].

Eh bien, Voltaire n’a pas entendu la voix de son siècle, j’y consens. Mais cette voix en subsiste-t-elle moins ? en est-elle moins juste ? mille autres ne se sont-ils pas élevés, ne s’élèvent-ils pas, ne s’élèveront-ils pas, qui en seront des garants plus fidèles ? en obtiendrez-vous moins du présent et de l’avenir la justice qui vous est due ? et voilà ce dont il s’agit entre nous[69].

Je ne reviendrai pas sur la manière jaune de Jouvenet ; ce fait avait amené une question de métaphysique plus générale et plus importante sur laquelle vous vous êtes bien trompé ! On vous l’a fait entrevoir : quel parti avez-vous pris ? celui de mépriser la question, et de lâcher en vous retirant un petit mot d’injure aux philosophes qui s’en sont occupés. Il me semble qu’il y avait mieux à faire[70].

Tout ce que vous ajoutez ici sur la manière jaune de Jouvenet, ictérique ou non, prouve que vous n’êtes pas plus avancé que le premier jour, en physique, en métaphysique, en optique. Tant mieux ; mais si la question générale était méprisable, il n’y fallait pas revenir. Si elle ne l’était pas, il fallait y penser davantage pour en parler mieux ; vous m’exhortez à vous gronder, et vous voyez que je m’en acquitte assez bien ; je ne vous demande pas la même grâce que vous m’accorderez bien sans cela[71].

Vous cherchez ensuite à rendre raison d’un coloris vicieux de Jouvenet, et peut-être avez-vous bien rencontré ; mais j’ai entendu là-dessus d’autres artistes, et leur explication de ce phénomène n’étant ni locale ni individuelle, mais applicable généralement à toutes les fausses manières de peindre, m’accommode davantage[72].

À vous entendre, on croirait que mon papier, griffonné à la hâte comme celui-ci, est rempli de ces interrogations injurieuses, vaines, savez-vous ceci ? savez-vous cela ? Je n’ai pris ce mauvais ton qu’une seule fois, et c’est trop ; mais c’est à propos de ce petit radoteur de Pline. Je vois qu’on vous impatiente aisément ; je vous trouve un peu dur dans la dispute, très-souvent sophiste, niant et avouant alternativement l’excellence du sentiment de l’immortalité, ici respectant l’avenir, là traitant son tribunal avec le dernier mépris, et je ne m’impatiente pas ; c’est qu’il faut que vous soyez vous, et que je sois moi. Et que m’importe en effet de quel avis vous soyez, et de quelle manière vous vous défendiez ? pourvu que je puisse dire en vous répondant : Mais c’est mon ami, c’est un homme du plus grand talent ; mais il est d’un probité rare, et quand il écrit, c’est comme le bon et caustique Lucilius…


Flueret lutulentus, erat quod tollere velles[73].



Vous vous trompez, mon ami ; ma page n’est pas belle comme vous dites, ce n’est pas au courant de la plume qu’on fait une belle page ; mais en revanche elle ne prouve rien pour vous. Si je me porte à mon ouvrage avec des sentiments élevés ; si j’ai une haute opinion de la chose que je tente ; si j’ai une noble confiance en mes forces, si je me propose de fixer sur moi l’attention des siècles à venir ; quoique la présence de ces différents motifs cesse dans mon esprit, la chaleur en reste au fond de mon cœur ; elle y subsiste à mon insu, elle y agit, elle y travaille, même tandis que l’engagement de l’homme avec l’ouvrage s’exerce dans toute sa violence. Voyez ce bel et modeste esclave asiatique qui s’avance à la rencontre de son ami, la tête baissée. Qu’est-ce qui le tient dans cette humble et timide attitude ? Le sentiment habituel de la servitude qui ne le quitte point : il semble toujours présenter son cou au cimeterre du despotisme. Et ce fier républicain qui passe la tête levée dans la rue ? qu’est-ce qui lui donne cette démarche ferme et ce maintien intrépide ? C’est le sentiment de la liberté qui le domine ; il ne pense pas à son monarque, et il a l’air de le braver[74].

Ici vous dites : Je ne nie pas que la pensée d’être estimé de nos neveux ne soit douce ; plus haut, vous avez dit : C’est un feu follet, c’est une chimère ; tantôt, le sentiment de l’immortalité est du plaisir pur et comptant ; tantôt, c’est un rêve que je ne ferai point, si la tête ne me tourne ; dans un autre endroit, cette belle attente ne m’effleure pas et je ne sais ce que c’est. Dans un autre, vous vous en laissez bercer aussi, et même vous en bercez un peu les autres ; que diable voulez-vous qu’on fasse d’un homme qui passe, comme il lui plaît, du blanc au noir et du noir au blanc[75] ?

Si le présent est tout à nos yeux, et si l’avenir n’est rien, et si tous les hommes aussi sages que vous regardent un tribunal à venir avec mépris, et pensent qu’il ne mérite aucun respect de leur part, parce qu’ils n’y seront jamais jugés que comme contumaces, combien d’actions abominables qui se feront ? combien de bonnes et d’excellentes actions qui ne se feront point, surtout si les hommes sont conséquents ?

Si j’avais dit au Bernin : Tu croises le Quenois ; quand ta basse jalousie te réussirait tant que tu vivras, prends-y garde, ta mémoire en sera flétrie dans l’avenir ; on dira : Oui, le Bernin était un grand artiste, mais un méchant homme ; pourquoi ne m’aurait-il pas répondu : Je m’en f…[76]

Si j’avais dit à Girardon : Tu tiendras peut-être jusqu’à ta mort les sublimes groupes du Puget dans le grenier obscur où tu les relègues ; mais ils en sortiront, quand tu ne seras plus, et l’on connaîtra l’homme que tu voulais étouffer : pourquoi ne m’aurait-il pas répondu : Je m’en f…

Si j’avais dit au Guide : Tu as beau cabaler, tu n’empêcheras pas que le Dominique ne soit connu pour ce qu’il est ; pourquoi ne m’aurait-il pas répondu : Mais alors je n’y serai plus, et je m’en f…

Même réponse de la bouche des ennemis du Poussin, d’Homère, de Milton, de Descartes, et d’une infinité d’autres.

Si je dis à certains chefs des Hottentots : Infâmes bêtes féroces, vous arrachez la langue, vous faites couper le poing et la tête, et vous jetez dans les flammes un enfant pour une sottise qui mériterait à peine une réprimande paternelle ! malheureux, vous ne savez pas de quelle ignominie vous couvrez votre mémoire ! quel reproche vous attachez à votre nom ! ce que la postérité dira de vous et de votre nation !… La postérité ? et puis même réponse de la part de ces gens-là.

Pas un méchant qui ne doive parler ainsi, pas un homme de bien qui puisse l’écouter sans horreur.

Vous ne portez pas, dites-vous, votre opinion jusqu’à l’atrocité qui mettait Fontenelle.

Mais vous avouez que Fontenelle était conséquent et que vous n’avez pas le courage de l’être. Qu’est-ce qu’un sentiment qui, bien poussé, conduit à une atrocité qu’on n’évite que par une inconséquence ?

Les révérences faites à l’avenir sont plaisantes ; les révérences faites au présent ne le sont pas moins ; d’où il s’ensuit que la plaisanterie ne prouve rien.

On est soi-même, dans l’un ou l’autre cas, l’objet éloigné de cette courtoisie ; mais n’est-ce pas le cas même de celui qui donne sa vie ? rien à dire de cet égoïsme, il est dans la nature[77].

Si vous me promettiez de ne point confondre celui qui brave la postérité avec celui qui la respecte, je vous défierais de me citer une seule action répréhensible que ce sentiment ait produite, et je m’engagerais à vous en citer mille d’héroïques qui n’auraient jamais été produites sans lui[78].

Dans les mille actions héroïques que vous me citeriez, vous ne comprendriez pas, sans doute, ces guerres injustes et cruelles que l’imagination du héros et la stupidité féroce croient justifier au tribunal de la postérité ; ces massacres horribles faits pour la grande gloire de Dieu et en vue de l’éternité (c’est la postérité de l’homme religieux). Vous n’y comprendriez pas non plus ces clôtures de camp, ces lits, ces râteliers gigantesques laissés dans les déserts de l’Inde par Alexandre, afin de donner plus d’étonnement à la postérité[79]. Vous ne vous chargerez ni de ces brigandages ni de ces horreurs, ni de ces extravagances que les insensés appellent actions héroïques.

Il faut commencer par avoir du génie, une grande âme, il est vrai ; mais il y a mille moyens d’élever et d’échauffer l’âme, entre lesquels je ne refuse pas de compter l’envie et le café, pourvu que vous me permettiez de nommer aussi le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité[80].

Sans doute il y a des circonstances où l’homme de bien et le scélérat sont également liés par les lois. Mais si tout est égal d’ailleurs, l’homme de bien montrera plus d’énergie que le coquin, lors même qu’il braverait la vindicte publique. L’un sait qu’il mérite la poursuite des lois, l’autre qu’il ne la mérite pas. Celui-là n’attend que l’exécration du présent et de l’avenir ; celui-ci s’est légitimement promis que l’avenir renversera sur ses juges l’ignominie momentanée dont on le couvre. Il ne fallait pas me demander si Catilina avait plus ou moins de ressource et d’activité que Cicéron ; mais bien si Catilina, autant intéressé à protéger la république qu’à la renverser, n’aurait pas eu cent fois plus d’énergie qu’il n’en a montré ; si Cicéron, autant intéressé à la ruine de la république qu’il le fut à sa défense, du plus grand des patriotes qu’on le vit, n’aurait pas été le plus plat des conspirateurs. Pour savoir ce que deux positions ôtent ou donnent d’action à un ressort, il ne faut pas mettre en expérience deux ressorts différents, l’un dans une position, l’autre dans un autre : c’est un essai faux et stérile qui n’apprend rien ; mais il faut donner successivement à l’un ou l’autre de ces ressorts le même obstacle à vaincre, et comparer les résultats. Et puis vous avez une singulière façon d’argumenter ; je vous dis : L’homme de bien a plus d’énergie que le coquin ; et vous me répondez que Cicéron, qui est, à votre avis, une espèce de coquin, a moins d’énergie que Catilina qui en est un autre[81].

Savez-vous ce qui me passe par la tête, lorsque je vous trouve si souvent hors de la question ou à côté, tantôt en tendant la main, tantôt en tournant le dos, ce n’est pas que vous manquiez de logique, ce n’est pas que vous ignoriez le faible de votre opinion, l’ergo-glu de quelques-unes de vos réponses ; mais vous me payez d’esprit, quand vous me devez de la raison ; vous calfeutrez de votre mieux un vaisseau criblé qui fait eau de toute part, et vous aimez mieux la pièce à côté du trou que de ne point mettre de pièce.

Par exemple, lorsque je me présente devant vous tenant votre Pygmalion entre mes mains, et vous contraignant ou d’avouer le sentiment de la postérité et le respect de l’avenir, ou de le briser vous-même d’un coup de marteau, on sent tout votre embarras, vous êtes louche, entortillé, ce que vous répondez est bon, je le crois ; mais j’ai le malheur de n’y rien entendre[82].

La Salle, Dupré, iront sans doute à la postérité, et l’entorse n’y fera rien ; mais ils iront comme danseurs, pauvre mérite.

Il est vrai que celui qui fait peu de cas du présent et qui dédaigne l’avenir est bien seul, bien isolé ; mais cette position n’est ni commune ni simple, ni naturelle, ni conséquente à rien, ni louable, ni grande ; elle est imaginaire, elle confond l’homme dont la pente invincible est d’étendre son existence en tout sens, avec la brute qui n’existe que dans un point et dans un instant[83].

Montaigne, oubliant une infinité de faits héroïques anciens et la protestation expresse de ceux qu’ils honorent aujourd’hui, prétend que la vertu est trop noble pour rechercher d’autre loyer que de sa propre valeur ; toujours grand écrivain, mais souvent mauvais raisonneur, il permet pourtant au rhéteur, au grammairien, au peintre, au statuaire, à l’artiste de travailler pour se faire un nom. Puis, soupçonnant que le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité pourraient bien servir à contenir les hommes en leur devoir, et à les éveiller à la vertu, il ajoute : « S’ils sont touchez de veoir le monde bénir la mémoire de Traian et abominer celle de Néron, si cela les esmeut de veoir le nom de ce grand peu dard aultresfois si effroyable et si redoubté, mauldit et oultragé si librement par le premier escholier qui l’entreprend : qu’elle accroisse hardiement (cette opinion) et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on pourra[84]. » Mais, seigneur Michel, lui répondrai-je, si cette opinion est fausse il ne faut ni la nourrir, ni l’accroître, car c’est un mensonge, et le mensonge n’est jamais bon à rien ; utile pour le moment, il nuit toujours dans l’avenir, au rebours de la vérité qui dédommage infailliblement dans l’avenir de son inconvénient actuel. Comment se fait-il que la raison accuse si clairement la vanité de la gloire, si l’expérience en justifie si clairement l’utilité ? Rien de ce qui est utile n’est vain. Le sentiment de la vraie gloire a ses racines si vives en nous que je ne sais non plus que vous si jamais aucun s’en est pu décharger. Après qu’on a tout dit, et tout cru, pour le désavouer, il produit contre notre discours une inclination si intestine, qu’on ne saurait tenir à l’exécution. Cicéron dit lui-même que ceux qui le combattent, encore veulent-ils que les livres qu’ils en écrivent portent au front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu’il ont méprisé la gloire.

Ô valeur inappréciable de la gloire ! toutes les autres choses tombent en commerce ; nous prêtons nos biens et nos vies au besoin de nos amis, mais de communiquer son honneur et d’étrenner autrui de sa gloire, il ne se peut. Si Falconet statuaire devait être traduit à la postérité comme un scélérat, si, par une erreur de nom, il ne devait recevoir en échange des honneurs dus à son talent que des forfaits et des imprécations, comme il tourmenterait sa vie pour garantir sa mémoire ! Et ce Michel qui pèse si bien dans sa balance toutes les fumées qui nous enivrent, si jaloux de nous apprendre ce que ses ancêtres ont été, croit-on qu’il se fût oublié, abandonné lui-même[85] ?

Je dis à la plaisanterie : Passez. Pour la raison, je l’arrête et je l’interroge ; il est vrai que plus on a besoin d’appui, moins on accuse de force. Mais est-il moins vrai que plus on a de force et d’appui plus on a de sécurité[86] ?

Louis XV est un individu ; Louis XIX en est un autre : or il ne s’agit pas de comparer le suffrage d’un individu avec le suffrage d’un autre.

Quand Louis XV serait pour vous le représentant unique de son siècle, et Louis XIX le représentant unique de tous les siècles à venir, il ne s’agirait pas encore de comparer leurs suffrages, mais de savoir si l’approbation actuelle de l’un est tout, et si l’approbation légitimement présumée de l’autre n’est rien. Prenez garde que votre nez ne devienne un peu de cire[87].

Les gens de lettres ne sont pas aussi libres que vous le pensez, mon ami ; ils ont aussi leurs despotes sans la permission desquels il est défendu de paraître et de réussir.

Vous n’imaginez pas que j’aie un mot à rabattre de tout ce que vous dites du génie nécessaire à votre art, de l’ineptie de certains conseils, de la bassesse de certains artistes, de l’insupportable tyrannie des Le Brun passés, présents et à venir ; de la difficulté de la sculpture ; de l’âme et du talent qu’elle suppose, sous peine de n’être qu’un tailleur de pierres ; du préjugé misérable qui la dégradait, et du mauvais effet des entraves qu’on prétend donner au génie. Notre dispute finirait ici, s’il ne me restait à vous jeter confusément quelques idées dont les unes rentreront dans les précédentes, les autres seront ou nouvelles ou montrées sous un aspect nouveau ; toutes sans vérité, si le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité ne sont que deux chimères[88].

1o  Le désir de la vraie gloire suppose dans les autres le sentiment de la justice ; et la justice s’exige du présent et de l’avenir.

2o  L’animal n’existe que dans le moment, il ne voit rien au delà : l’homme vit dans le passé, le présent et l’avenir ; dans le passé, pour s’instruire ; dans le présent, pour jouir ; dans l’avenir, pour se le préparer glorieux à lui-même et aux siens. Il est de sa nature d’étendre son existence par des vues, des projets, des attentes de toute espèce.

3° Tout ce qui concourt à relever l’estime que je fais de moi-même et de mon espèce me plaît et doit me plaire.

4° Si nos prédécesseurs n’avaient rien fait pour nous, et si nous ne faisions rien pour nos neveux, ce serait presque en vain que la nature eût voulu que l’homme fût perfectible.

Après moi le déluge, c’est un proverbe qui n’a été fait que par des âmes petites, mesquines et personnelles. Il ne sera jamais répète par un grand monarque, un digne ministre, un bon père. La nation la plus vile et la plus méprisable serait celle où chacun le prendrait étroitement pour la règle de sa conduite.

6° Oh ! la belle manie que celle de l’inscription ! Qui est-ce qui saura l’inspirer à tous les hommes ? Qui est-ce qui saura faire éclore ce germe précieux que la nature a placé dans tous les cœurs ? Qui est-ce qui oserait l’y étouffer s’il en avait le pouvoir ?

7° Pour bien connaître tout le prix du sentiment de l’immortalité et du respect de la postérité, voyons quel jugement nous portons de ceux qui l’ont eu, qui ont fait tant de grandes choses pour nous, qui se sont occupés de notre bonheur avant que nous fussions et qui ont ambitionné notre éloge. Ils ne sont plus : mais qu’en pensons-nous ? quels mouvements s’élèvent dans nos âmes à la vue des bustes des Solon, des Trajan et des Antonin !

8° Il y aurait une étrange contradiction à honorer les hommes d’autrefois qui nous avaient en vue, et de déprécier ceux d’aujourd’hui qui ont en vue la postérité : l’homme jaloux de l’immortalité se trouverait entre le blâme du présent et l’éloge de l’avenir ; entre deux voix dont l’une le nommerait vain, ambitieux, pusillanime, insensé, chimérique ; l’autre, qui lui donnerait les titres de héros, de grand, de magnanime, de sage. Nous louons ceux qui ne sont plus ; puis-je ignorer que la postérité nous imitera ? Nos suffrages et ceux de nos neveux ne sont-ils pas également bien fondés ? N’est-il pas également beau de les ambitionner et de les mériter ? Ô sages d’Athènes et de Rome, lorsque je rencontre vos statues au détour d’une allée solitaire, et qu’elles m’arrêtent ; lorsque je reste devant elles transporté d’admiration ; lorsque je sens mon cœur tressaillir de joie à l’aspect de vos augustes images ; lorsque je sens l’enthousiasme divin s’échapper de vos marbres froids et passer en moi ; lorsque, me rappelant vos grandes actions et l’ingratitude de vos contemporains, des larmes d’attendrissement remplissent mes yeux, qu’il me serait doux d’interroger ma conscience et d’en recevoir le témoignage que j’ai aussi bien mérité de ma nation et de mon siècle ! Qu’il serait doux à ma pensée de pouvoir élever ma statue au milieu des vôtres, et d’imaginer que ceux qui s’arrêteront un jour devant elle éprouveront les transports délicieux que vous m’inspirez !

9° Le sentiment de l’immortalité n’entre jamais dans une âme commune et malhonnête ; le méchant, inquiet des discours présents, ne s’entretiendra jamais avec lui-même du jugement de l’avenir.

10° Parcourez les premiers ordres de la société, et voyez ce que chaque homme tentera dans son état, s’il vise à l’immortalité, s’il respecte la postérité, depuis le monarque jusqu’au littérateur et à l’artiste ; il n’y a que l’homme médiocre ou méchant qui les brave.

11° Si les juges d’Athènes avaient redouté le tribunal de l’avenir, s’ils avaient eu quelque respect pour leur mémoire, quelque jalousie de l’honneur de leur nation ; s’ils avaient été gens à se demander à eux-mêmes : Que dira-t-on un jour des Athéniens et de nous ? jamais le sage n’aurait bu la ciguë.

12° Le sentiment patriotique qui embrasse le bonheur actuel et futur de la cité, la splendeur présente de la ville et sa longue durée, porte ses vues bien au delà du présent.

13° Qu’est-ce que l’ouvrage d’un poëte, d’un orateur, d’un philosophe, d’un artiste ? L’histoire de quelques moments heureux de sa vie, qu’il est jaloux de ravir à l’oubli.

14° Qu’est-ce que la vie de celui qui rougit d’être un inutile fardeau de la terre ? Une suite de jours consacrés à l’utilité et à l’honneur de l’espèce humaine. L’individu passe, mais l’espèce n’a point de fin ; et voilà ce qui justifie l’homme qui se consume ; l’holocauste immolé sur les autels de la postérité.

15° Si l’on me promettait la découverte des longitudes à l’extrémité d’une vie laborieuse, serais-je assez lâche pour m’y refuser ?

16° Après avoir été un grand exemple aux hommes pendant ma vie, pourquoi dédaignerais-je de leur recommander la vertu, quand je les aurai quittés ? Qu’on se hâte donc de m’élever un monument qui parle après moi.

17° Les trois jeunes gens qui disaient au vieillard qui plantait :


Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant qu’un patriarche, il vous faudrait vieillir.
À quoi bon charger votre vie
Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ?


Le vieillard, continuant toujours de planter, leur répondit :


Mes arrière-neveux me devront cet ombrage :
Eh bien ! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui[89].


Qui est-ce qui ne méprise les trois jeunes gens ? Qui est-ce qui n’aime le vieillard ?

18° Où en seraient les sociétés, les familles, sans le généreux sentiment qui sème ce que d’autres recueilleront ?

19° Écoutez Achille :


Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans sans gloire,
Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.


Qui est-ce qui n’envie le sort du vieux Pelée, lorsque son fils ajoute :


Irai-je, trop avare du sang d’une déesse,
Attendre chez mon père une obscure vieillesse ;
Et, toujours de la gloire évitant le sentier,
Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier[90] ?


Oh ! le bel enfant !

20° C’est ainsi que tout héros se parle à lui-même ; voilà la harangue intérieure de celui que j’exhorte à quelque tentative périlleuse ; c’est la méditation d’Alcide, pensif au sortir de la forêt de Némée. La volupté lui crie : Prends ma coupe et bois l’oubli de l’immortalité. La gloire lui crie : O quanto si parlerà di te !

21° Sans l’enthousiasme de la gloire, sans l’ivresse de l’immortalité, sans l’intérêt de l’avenir, sans le respect de la postérité, presque plus de ces monuments auxquels les pères, les fils, les petits-fils, se sont successivement consacrés ; plus de ces entreprises dont l’avantage est pour l’avenir et la peine pour le présent. Plus d’Achille qui s’immole ; les Grecs s’en retourneront, et Ilion restera. Ne vous y trompez pas : Ilion est le symbole de toute grande chose.

22° L’homme mesure à son insu la perfection de ses ouvrages à la durée qu’il s’en promet. Que fera-t-il, s’il ne voit qu’un instant ? Un catafalque.

23° Voulez-vous voir les édifices tomber en ruine, la terre se couvrir de ronces, ressuscitez la folie des Millénaires[91]. L’homme qui travaille suppose le monde et son ouvrage éternels[92].

24° Interrogez les hommes et comptez les voix : sur vingt mille hommes qui mépriseront le tribunal de la postérité, il y en aura presque vingt mille qui seront méchants ; sur vingt mille qui dédaigneront le sentiment de l’immortalité, il y en aura presque vingt mille qui n’ont aucun droit aux honneurs à venir.

25° Calculez le retour d’une comète ; prouvez aux hommes que dans cinq à six mille ans la terre et la comète se rencontreront dans un point commun de leurs orbites ; et trouvez un poëte qui fasse un vers, un monarque qui ordonne une statue.

26° Un héros criait dans une assemblée d’hommes illustres : S’il y a quelqu’un ici à qui il soit indifférent que son ouvrage et son nom meurent avec lui, ou lui survivent à jamais, qu’il se nomme. Un seul répondit : C’est moi ; et personne n’osa lever les yeux sur lui[93].

27° On vous applaudit à présent ; mais dans cent ans vous serez maudit… Que m’importe ?… Voilà la réponse du contempteur de la postérité. Qui est-ce qui peut l’entendre ?

28° L’orateur, le poëte, le philosophe, l’historien, le peintre, le statuaire, espèces de poëtes et d’historiens, proposent tous l’immortalité aux hommes. Et que m’importe votre immortalité ? dira le contempteur de ce sentiment, à l’orateur, au poëte, au philosophe, à l’historien, au peintre, au statuaire. Que me font ton éloge, ta statue, ton poëme ? Votre opinion resserre, anéantit le but des beaux-arts ; elle arrête la reconnaissance du contemporain par le mépris que vous en faites.

29° Mon opinion ne contredit point le sentiment de Caton, qui aime mieux qu’on dise de lui qu’il a mérité le triomphe que de l’avoir obtenu.

30° Qu’on fasse mon buste en argile. Mais pour le bienfaiteur de la patrie, le marbre n’est pas assez dur ; le bronze pas assez durable. Je demande à la nature des qualités incompatibles, la mollesse qui rende la matière docile à ton ciseau ; l’indestructibilité qui lui fasse braver le temps. Je veux que ma nation soit à jamais honorée et dans le talent de mon statuaire et dans la mémoire de nos héros ; je veux qu’on sache à jamais que nous avons eu des grands hommes et des artistes dignes d’eux[94].

31° Comment se fait-il, ô Falconet, que ce soit vous qui fassiez de beaux ouvrages, et que ce soit moi qui fasse des vœux pour leur durée ? celui qui a droit à l’immortalité est celui qui la méprise ! Mais vous vous éloignez de votre pays, vous quittez votre foyer paisible, la maison que vous fîtes bâtir, le jardin que vous cultiviez de vos propres mains ; vous n’irez plus cueillir le fruit sur ces arbres qui vous doivent leur fécondité ; vous ne les offrirez plus à vos amis, vous ne ferez plus un bouquet de ces fleurs que vous aviez arrosées ; vous renoncez à la méditation, à l’étude, à toutes les douceurs de la retraite ; vous abandonnez ceux qui vous sont chers ; vous sacrifiez votre repos ; vous oubliez votre santé; vous allez au milieu des glaces du Nord élever un monument au plus grand des monarques : est-ce l’intérêt qui vous entraîne ? Non. Dans cette circonstance même vous avez montré combien vous étiez au-dessus de l’intérêt. Est-ce la soif de l’or qui vous tourmente ? Non, vous méprisez l’or. Ambitionnez-vous une plus grande fortune ? Non, vous êtes sage, et vous avez la fortune du sage. Est-ce la gloire qui vous séduit ? Non, vous faites peu de cas de la gloire, et quand vous en auriez toute l’ivresse, un travail long et pénible vous conduira presque à la fin de votre carrière, à peine aurez-vous le temps d’entendre nos éloges, et vous ne retrouverez pas sous le pôle d’autres suffrages qui puissent vous en dédommager. Si vous étiez vain, votre statue de l’Hiver exécutée à Paris satisferait mieux votre vanité. Dites-moi, qui verra votre czar ? qui le louera ? qui l’admirera ? Presque personne. Est-ce un mouvement d’indignation qui vous fait chercher au loin un emploi qui réponde à votre talent ? Ce petit motif serait peu d’une âme stoïcienne telle que la vôtre. Est-ce pour vous, pour votre propre satisfaction que vous allez ? Est-ce pour vous dire à vous-même pendant le petit moment qui vous restera : J’ai exécuté une grande chose ? Si vous n’aviez pas la conscience de votre capacité, vous n’iriez pas ; elle doit vous suffire, si vous l’avez, et, votre ouvrage achevé, vous n’en présumerez pas davantage de vous. Seriez-vous mécontent de l’opinion de vos concitoyens ? Pensez-vous qu’ils vous aient mal apprécié, et voulez-vous leur apprendre à vous estimer votre prix ? Vous le pouviez sans sortir de chez vous, sans quitter ce berceau sous lequel nous ne prendrons plus le frais, nous ne nous entretiendrons plus, nous ne nous épancherons plus, nous ne passerons plus ces heures d’intimité si douces.

Aiguisez votre crayon, prenez votre ébauchoir et montrez-leur, ainsi que vous l’avez projeté[95], votre héros sur un cheval fougueux gravissant ce rocher escarpé qui lui sert de base, et chassant la barbarie devant lui ; faites sortir des nappes d’une eau limpide d’entre les fentes de ce rocher, rassemblez ces eaux dans un bassin rustique et sauvage, pourvoyez à l’utilité publique sans nuire à la poésie ; que je voie la barbarie les cheveux à demi épars, à demi nattés, le corps couvert d’une peau de bête, tournant ses yeux hagards et menaçant votre héros, effrayée et prête à être refoulée sous les pieds de son coursier ; que je voie d’un côté l’amour des peuples, les bras levés vers leur législateur, le suivre de l’œil et le combler de bénédictions. Que de l’autre je voie le symbole de la nation couché à terre et jouissant tranquillement de l’aisance, du repos et de la sécurité. Que ces figures placées entre les masses escarpées qui borderont votre bassin forment un tout sublime, et présentent de toutes parts un spectacle intéressant. Ne négligez aucune vérité, imaginez, exécutez le plus grand monument qu’il y ait au monde. Mais faut-il vous en aller à sept cents lieues de nous pour cela ? Renfermez-vous seulement quelques jours dans votre atelier ; encore une fois, qui est-ce qui peut vous en arracher ? Je vais vous le dire : la gloire, mon ami, le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité. Vous vous attendez à votre insu que, l’axe de la terre s’inclinant de siècle en siècle d’une seconde sur le plan de l’écliptique, couvre de glaces les contrées que le soleil brûle à présent de ses regards perpendiculaires, et expose aux rayons perpendiculaires du soleil les contrées qu’ils effleurent à présent. Vous vous promettez sans vous en apercevoir que dans quelques millions d’années on tirera des profondeurs de la terre, parmi les débris de toute espèce, quelque fragment de bronze que vos mains auront travaillé et sur lequel on lira : Falconet fecit, et vous voilà vous adressant aussi à cette postérité que vous regardiez tout à l’heure avec tant de dédain[96].

Je vous le pardonne

                     Parcentes ego dexteras
Odi
[97].

Si le sentiment de l’immortalité est une chimère , si le respect de la postérité est une folie, j’aime mieux une belle chimère qui fait tenter de grandes choses, qu’une réalité stérile, une prétendue sagesse qui jette et retient l’homme rare dans une stupide inertie.

32° Virgile ordonna en mourant qu’on brûlât son Énéide , tel fut son respect pour sa propre mémoire et pour le jugement de la postérité, qu’il condamnait aux flammes un chef-d’œuvre qu’il jugeait imparfait.

33° Horace, satisfait de son travail, s’écrie à la fin de ses odes : Je puis à présent braver le destin ; je ne saurais mourir ; je sens mon corps se couvrir de plumes, de longues ailes naissent de mes épaules ; je suis porté au-dessus de l’atmosphère ; cygne immortel, mes chants vont émerveiller toutes les nations et tous les âges ; j’irai d’un pôle à l’autre pôle, et les hommes ne se lasseront jamais de m’entendre.

34° Horace avait dit : Exegi monumentum[98]. Ovide, non moins pénétré du même enthousiasme, de l’excellence de son travail et de l’imbécillité qu’il y aurait à consumer sa vie pour la gloire d’un instant, en appelle aussi à tous les siècles à venir, et termine ses immortelles Métamorphoses par une péroraison où il défie le feu, le fer, le temps et les dieux :

Jamque opus exegi, quod nec Jovis ira, nec ignes,
Nec poterit ferrum, nec edax abolere vetustas.
Quum volet illa dies quæ nil nisi corporis hujus
Jus habet, incerti spatium mini finiat ævi.
Parte tamen meliore meî super alta perennis
Astra ferar, nomenque erit indelebile nostrum
[99].

Puisque vous avez le même talent, pourquoi dédaignez-vous de boire dans la même coupe ?

35° Mais si, entre tous les hommes, les poëtes et les héros ont été le plus profondément pénétrés du sentiment de l’immortalité et du respect de la postérité, de leur côté les philosophes les plus sévères en ont reconnu le germe au fond de leur âme, et préconisé la noblesse et l’utilité.

L’un vous dira : Les honneurs rendus à la mémoire des grands hommes suppléent leur présence et leurs exemples qui nous manquent. C’est ainsi qu’à l’aide de l’éloquence, de la poésie et des beaux-arts, ils continuent après leur mort à prêcher la vertu aux vivants. Niez-vous cette utilité des monuments ? Si vous l’avouez, pourquoi la mépriseriez-vous ? L’homme n’est plus, mais à l’aspect de son image,

Multa viri virtus animo, multusque recursat
Gentis honos
[100].

Cogita quantum nobis exempla bona prosint, scies magnorum virorum, non minus præsentia, esse utilem memoriam[101].

Eh bien, je veux servir encore ainsi ma patrie, si je puis.

Vous lirez dans un autre que celui qui concentrerait toute son existence dans un instant différerait peu de la brute, et qu’il est de la nature de l’homme de s’entretenir du passé et de l’avenir.

.....Omnibus curæ sunt, et maxime quidem quæ post mortem futura sint, serit arbores quæ alteri sæculo prosint,..... quid spectans, nisi etiam postera sæcula ad se pertinere ? Ergo arbores seret diligens agricola, quorum adspiciet baccam ipse nunquam : vir magnus leges, instituta, rempublicam non seret ? Quid procreatio liberorum, quid propagatio nominis, quid adoptiones filiorum, quid testamentorum diligentia, quid ipsa sepulcrorum monumenta, quid elogia significant, nisi nos futura etiam cogitare ?....

Quid in hac republica tot, tantosque viros ob rempublicam interfectos, cogitasse arbitramur ? iisdemne ut finibus nomen suum, quibus vita terminaretur ? Nemo unquam sine magna spe immortalitatis se pro patria offerret ad mortem. Licuit esse otioso Themistocli, licuit Epaminondæ, licuit, ne et vetera et externa quæram, mihi : sed nescio quomodo inhæret in mentibus quasi sæculorum quoddam augurium futurorum : idque in maximis ingeniis, altissimisque et animis exsistit maxime, et apparet facillime. Quo quidem demto, quis tam esset amens, qui semper in laboribus et periculis viveret ?… Quid poetæ ? nonne post mortem nobililari volunt ?…

Sed quid poetas ? opifices post mortem nobilitari volunt. Quid enim Phidias sui similem speciem inclusit in clypeo Minervæ, quum inscribere non liceret ? Quid nostri philosophi ? nonne in his ipsis libris, quos scribunt de contemnenda gloria, sua nomina inscribunt[102] ?

Celui-ci a tout rassemblé, et, si je me l’étais rappelé plus tôt, je vous le jetais à la tête, et me retirais[103].



  1. « J’avais promis de ne vous plus répondre et je le croyais ; mais vos deux dernières lettres me poursuivent jusqu’au fond du Nord ; la persécution est violente, je n’y puis pas tenir. Il faut au moins que je jette quelques notes à travers vos répliques.

    « Vous avez dit : Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever l’âme ne peut qu’être utile à celui qui travaille. Vous avez ajouté au paragraphe suivant : Le sentiment de s’immortaliser… est naturel au grand homme ; c’est une portion de son apanage qu’il ne peut négliger sans un mépris cruel de l’espèce humaine. Moi qui, dites-vous, n’entends rien en logique, j’ai cru que ces deux propositions ne se contredisant point, je pouvais rapporter l’une en présumant l’autre, et vous demander si, en conséquence, celui qui n’aurait pas la postérité pour point de vue aurait un mépris cruel de l’espèce humaine. Mais je n’entends rien en logique. »

  2. « J’ai tant de plaisir à écouter mon maître, que je le remercie même de cette leçon ; si elle n’est pas neuve, elle est bien faite. »
  3. « Il n’est pas encore démontré que celui qui marie des filles s’occupe actuellement de leur postérité, quoique, très-assurément, il travaille pour elle. Mais la comparaison ne vous plaît pas, laissons-la. »
  4. « Je vous avais dit quelque part : Nourrissez le génie de ce qu’il vous plaira, postérité, honneurs, émulation, récompenses, vertu, il sent dans toute sa force, il aura toute son activité.

    « Pourquoi me demander encore si le sentiment de l’immortalité est utile ? Un homme dans sa fièvre chaude arrive au sommet d’une montagne en franchissant des précipices qu’il n’eût pas osé regarder dans son bon sens. Où est l’autre fou qui nie la hardiesse et le courage du fébricitant ? D’ailleurs, il s’agit d’un individu, parce que les peuples, les nations, ne sont composés que d’individus. »

  5. « Mon ami, ceci a tout l’air d’une subtilité : je ne sais ni la première, ni la seconde intention d’Agasias. Je sais seulement que son nom, qu’il écrivit au bas de sa statue, était premièrement pour son siècle ; il est démontré que c’était autant de fait pour la postérité, je vous défie de prouver le contraire. Quant à l’homme rare, plus il le sera, plus il en appellera à un autre tribunal qu’à celui de la postérité. »
  6. « Je n’ai point ri en faisant cette comparaison, parce que, proportion gardée, la réputation est aussi nécessaire au faiseur de fagots qu’elle peut l’être au talent le plus distingué. Pour cette fois vous rirez seul, ou je suis bien trompé. »
  7. « Vous avez raison, mais c’était bien alors pour le compte de ma vanité que je mis mon nom. L’efface à présent qui voudra, je ne m’y intéresse plus ; je vous défie d’en savoir là-dessus plus que moi. »
  8. « Comme je ne vous ai pas dit le contraire, je vous demande à qui vous répondez. »
  9. « J’ai dit en commençant et en continuant la dispute que l’avenir est une conséquence nécessaire du présent, je le dis encore : cela s’appelle-t-il change d’avis ? »
  10. « Vous demandez la liaison qu’il y a entre votre objection et ma réponse. La voici cette liaison. Si je veux obtenir quelque chose d’un enfant mal élevé ou d’un valet intéressé, je promets une pomme à l’un ou je le menace du fouet, je montre une récompense ou une punition à l’autre. Eh bien ! voyez-vous cette liaison ? Voulez-vous que j’ajoute qu’un honnête homme n’aurait besoin ni de ma menace ni de ma promesse ? »
  11. « Je vous avais dit : Je brûlerais le mémoire que Fontenelle aurait laissé après lui, parce qu’il affligerait les miens. Je voudrais ne causer aucun mal à ceux qui seront après moi : et c’est Diderot qui tracasse un sentiment si honnête et si doux ! Je l’aurais respecté, ou je l’aurais encouragé. »
  12. « Si en français le mot vain signifie quelquefois une chose inutile et dont on peut se passer, si je m’en suis servi dans cette acception, je n’ai insulté durement à qui que ce soit, j’aurais respecté les larmes d’Henri IV ; mon âme est peut-être aussi tendre que l’était la sienne ; mais, mon ami, un sentiment n’est point un raisonnement. Si j’eusse vu la cérémonie, j’aurais fait comme Henri ; revenu dans mon cabinet, j’aurais raisonné et je vous aurais écrit : « Il faut bien compatir à la faiblesse humaine. Ad populum phaleras. »
  13. « Avant les regards et les acclamations de ceux qui m’entourent, je vous ai dit, assez net, que je connaissais un autre tribunal. J’ajoute qu’il est si redoutable que je ne m’y présente jamais qu’en tremblant. Ce tribunal, c’est moi. Prenez-le comme il vous plaira; c’est ma juridiction naturelle, je m’y tiens, et j’y pense, je vous assure. Ainsi, mon ami, si je croyais avoir fait un bon ouvrage qui dût être effacé de la mémoire des hommes, et que votre âme compatissante me plaignît de mon infortune, je vous répondrais : Je m’en souviens et c’est assez. Voyez Bélisaire, chapitre ier, et dites mal de moi, si vous pouvez.

    « Quoi ? Diderot n’entend que la voix du blâme quand il fait le bien, et c’est Diderot qui ose le dire ? Il n’entend donc pas l’éloge des hommes sages, des hommes honnêtes qui aiment, ainsi que lui, le règne de la raison ? Diderot est bien sourd. »

  14. « Il est plus aisé de dire : « Vous êtes à côté » que de le démontrer. »
  15. « Eh ! mon ami, que me dites-vous ? Si j’ai la première mouture, l’autre viendra sans que je la demande ; sans même que j’y pense. Nous me la donnez bonne avec votre grand homme. Tous les siècles ont eu des hommes qui ont fait de grandes choses sans avoir l’avenir pour objet ; il y en a eu, il y en a, il y en aura toujours. S’ils sont rares, c’est qu’en tout le, meilleur n’est pas commun.

    « N’allez pas me parler d’institution dont le but est uniquement l’avenir. Ne m’objectez pas ces enfants ramassés dans la plus vile populace, dont on fait des hommes et des femmes honnêtes, des sujets libres et reconnaissants. Disons, avec M. Cochin à qui je l’écrivais, que dans ces tulipes de graine il en pourra panacher quelques-unes, et qu’on a lieu d’espérer que celles qui ne seront que de couleur simple seront pures et d’une belle conformation. Venez les voir à Saint-Pétersbourg, venez aussi verser les larmes délicieuses de la tendre humanité, avec Catherine qui embrasse ces heureux enfants devenus dignes de lui appartenir. Amenez-y Henri IV, il s’y trouvera mieux qu’à votre parade égyptienne. Quand je vous parle de grandes choses faites sans la vue de la postérité, celle-ci et d’autres encore qui sont le fondement du bonheur futur d’un grand empire sont exceptées. »

  16. Horat., Od. ii, lib. III.
  17. « Un philosophe pendu n’est plus bon à rien. S’il se conserve, s’il travaille, il est utile. Voilà comme j’y rêve, c’est de mon mieux. »
  18. « Mon ami, conservez vos poumons, vous souilleriez trop longtemps. Démosthène, Alexandre, Cicéron avaient, entre autres faiblesses, la fureur de vouloir qu’on parlât d’eux. Je ne me suis étendu sur les défauts des deux orateurs que pour vous démontrer combien ils étaient loin de la vraie philosophie, et qu’ainsi leur autorité (si les autorités sont ici recevantes) était mal choisie. »
  19. « La Lettre à Lucius est entre les mains de tout le monde ; ni vous ni moi n’en serons juges, s’il vous plaît. D’ailleurs, qu’ai-je inféré de là ? Que Cicéron avait une vanité insupportable, que le désir de la louange était chez lui jusqu’au délire. Qui est-ce qui l’ignore ? Et quand la lettre serait une plaisanterie, ne serait-ce pas l’envie d’être loué présentée sous le masque de la gaieté ? Cette lettre a-t-elle un autre but que d’obtenir du consul une place dans l’ouvrage de Lucius ? À propos, savez-vous que Cicéron a bien fait de venir plusieurs siècles avant vous, et de ne pas vous chercher noise ; il y a gagné l’interprétation. »
  20. Horat , Sat. iii, lib. II.
  21. « Il faudrait ici quelque chose de mieux, il faudrait m’entendre. Ce n’est pas de l’incohérence, mon ami, c’est une omission qu’il fallait relever. J’ai oublié d’écrire plaisanterie à côte de cette phrase : avouez pourtant que ce n’est pas aimer le genre humain. »
  22. « Si cela était vrai, ce que je pourrais faire de mieux serait de le boire à votre santé. Mais soyez tranquille ; vous verrez plus loin que je vous le laisse tout entier. »
  23. « Vous êtes bien honnête, bien sage, point sophiste. N’ayant aucune raison à donner vous n’en donnez point. Vous oubliez seulement que ce n’est pas une invraisemblance que je vous présente ; ce sont ces mots d’une de vos lettres, cela n’est pas vrai, que je vous rappelle ; après quoi, je tranche net sur mon compte. »
  24. « Oui, si celui à qui il faut deux appuis est plus fort que celui à qui il n’en faut qu’un. »
  25. « Vous avez raison ; d’une question générale, j’en ai fait une petite question particulière. C’est une grosse faute de logique. Cependant effacez de ma lettre : je connais cet homme, lisez : je connais un homme, et vous verrez qu’en conscience je ne pouvais pas mieux dire, puisqu’il ne m’est pas possible de répondre, tout au plus que de moi, dans cette affaire. Vous daignez m’associer un ou deux autres monstres, à qui, dites-vous, il ne faut qu’un instant pour les anéantir. Mon ami, de leurs cendres il en naîtra d’autres ; c’est une génération éternelle. »
  26. « Quand on a le courage de braver les modes et de ne s’attacher qu’au système de la nature, on travaille indubitablement pour tous les temps et pour tous les pays, sans penser à aucun temps, ni à aucun pays. Si on en est blâmé, ce n’est que par les caillettes ; et les caillettes sont de tous les temps et de tous les pays. »
  27. Horat., Od. xxx, lib. III.
  28. « Quelque plaisir qu’il y ait à voir son nom dans un hémistiche du poëte, Pigalle raisonnera autrement ; il dira, s’il aime à vivre dans les siècles : Un bras, une jambe de mon Citoyen ; la tête de mon Mercure, échappés aux ravages des temps, démontreront bien autrement qu’un hémistiche, fût-il d’Homère, comment j’étudiais mes ouvrages. Interrogez Apelles et Agasias, demandez au premier s’il préfère les lignes de Pline à l’existence de son meilleur tableau. Demandez si son Gladiateur serait mieux dans Pline que dans la ville de Borghèse ? Ce n’est point aller à la postérité que d’y passer par un nom seulement ou par un éloge dans un livre, il faut des ouvrages ou des débris d’ouvrages quand on est littérateur, poëte, artiste, etc. Comparez l’idée que vous avez du poëte dont l’ouvrage est perdu, et le nom conservé, à l’idée du poëte que vous lisez. La statue dont je vous parle vous frappe-t-elle comme celle que vous voyez ? »
  29. « Vous venez de voir comme il est intéressé. »
  30. « Celui qui a dit : Traité comme les hommes persécutés et désespérés qui réclament la postérité, je serais comme eux peut-être ; celui-là ôte-t-il à l’artiste son unique consolation ? Pour le persécuteur, c’est un méchant ; nous lui appliquerons l’oderunt peccare mali formidine pœnæ*.
    * Imitation de ces deux vers d’Horace :
    Oderunt peccare boni virtutis amore ;
    Tu nihil admittes in te formidine pœnæ.
    Epist. xvi, lib. I.
  31. « J’ai cru qu’on ne pouvait servir ces deux maîtres à la fois ; vous n’êtes pas de mon avis, à la bonne heure. Pour moi, j’ai de la peine à croire qu’un bon logicien puisse diriger en même temps ses vœux vers la béatitude éternelle et vers la postérité. Mais on peut, dites-vous, être récompensé de Dieu et admiré des hommes : où ai-je dit le contraire ? Vous êtes à côté. »
  32. Boileau, traduction de Longin, chap. vii
  33. « Ce que vous dites en faveur d’Homère et contre ses critiques ne me regarde point, puisque je vous ai bien dûment déclaré que, malgré ses défauts, je m’en tiens à l’admirer autant que je puis l’entendre. Le fils de notre Chardin a fort bien vu Rubens. Mais ce qui n’est pas aussi bien vu, peut-être, c’est de croire son jugement assez rare pour le citer. Eh bien, Bayle a donc bavardé, et Pline n’aurait pu radoter ! »
  34. « Il y a un moyen facile de savoir ce que je réponds touchant Hélène : c’est de le lire où j’irais avec vous voir son buste s’il était bien. J’en ferais autant pour celui de Cartouche. Que cela a-t-il de commun avec leur personne que je déteste ? »
  35. « J’en accepte l’augure ; il serait trop malheureux de le refuser. »
  36. « J’accorde la majeure de ce grand argument ; je voudrais en savoir tirer toutes les conséquences. »
  37. « Je vous fais une assertion générale, et vous vous citez ; vous me faites une réponse particulière et individuelle. Comme je n’ai pas dit : C’est moi qui l’ai fait connaître aux gens du monde, je n’ai pas dit non plus : Ce sont les artistes qui l’ont fait connaître à Diderot. Mais j’ai écrit : C’est nous qui vous l’avons dit, à vous les gens du monde ; et je ne crois pas avoir besoin de rétractation. Mon ami, une belle preuve que vous l’avez vu sans aucun artiste, c’est que vous nommez la poitrine de préférence aux bras*. »
    * Il s’agit ici de la statue pédestre de Louis XV, que Pigalle avait exécutée pour la ville de Reims. Au-dessous de la figure du roi et autour du piédestal, on voit d’un côté un artisan nu, assis sur des ballots et se reposant de sa fatigue, et de l’autre une femme vêtue conduisant un lion par la crinière.

    Lors de l’exposition, à Paris, de ce monument, Falconet, qui n’aimait pas Pigalle, lui dit, après avoir bien vu son ouvrage : « Monsieur Pigalle, je ne vous aime pas, et je crois que vous me le rendez bien ; j’ai vu votre Citoyen ; on peut faire aussi beau, puisque vous l’avez fait ; mais je ne crois pas que l’art puisse aller une ligne au delà ». (Note de M. Walferdin.)

  38. « Vous ne voyez donc pas qu’il est question du littérateur qui fait passer nos éloges à la postérité, et de l’artiste jaloux d’y parvenir dont l’ouvrage ne répondrait pas à l’éloge ? C’est ce que vous avez dit ; c’est à quoi j’ai répondu : vous ne l’entendez pas ; que voulez-vous que j’y fasse ? Relisez encore une fois, vous l’entendrez peut-être. »
  39. « Je vous répondrais : C’est celui qui sait le mieux en imposer aux hommes qui remplissent les temples ; et je reprendrais dans mon autre lettre ce que tout logicien dirait comme moi, parce que je ne connais d’autres moyens d’en imposer, tout étant bien d’ailleurs, que la proportion entre une statue et l’édifice qui la contient.

    « Quant au mérite propre de la statue de Phidias, souvenez-vous bien que je n’ai dit nulle part que ce fût un mauvais ouvrage. Mais quelqu’un serait-il assez inconséquent pour assurer que le Jupiter de Phidias et la Junon de Polyctète sont les deux plus parfaites statues de l’antiquité que l’on connaisse ? Il semble que pour être en état de porter ce jugement, il faudrait connaître la perfection de ces statues ailleurs que dans les livres anciens, et pouvoir les comparer avec l’Apollon, le Torse, le Gladiateur, dont les livres anciens ne parlent pas. »

  40. « Oui vraiment, la page de Quintilien est judicieuse. Mais aussi ce n’est qu’une page, et qui ne contient que des éloges généraux sans détailler aucun ouvrage. Au seul endroit où il est parlé d’une statue, il a, ce me semble, fait un mauvais raisonnement. Je vous l’ai dit ailleurs, c’est le Jupiter Olympien. »
  41. « Vous avez raison jusqu’à un certain point. Vous dites la même chose plus bas, j’y répondrai alors. »
  42. Persius, Satira i.
  43. « Eh bien ! ne vous voilà-t-il pas encore de mon avis ? Vous dites en maître ce que j’ai balbutié en écolier ; il n’y a que cette différence entre votre paragraphe, et le mien ; je vous en remercie. C’est nous qui vous l’avons dit. »
  44. « Non pas, s’il vous plaît ; vraiment, monsieur ne demanderait pas mieux que j’eusse l’indulgence de passer vite : arrêtez-vous un moment, s’il vous plaît ; j’ai encore vos coups d’escourgée sur le cœur : il faut que justice soit faite, et nous verrons après à vous le pardonner. Je regarde ma seconde lettre et j’y trouve : Pline un petit radoteur à cet égard, c’est-à-dire à l’égard de la peinture et de la sculpture. Pourquoi supprimez-vous les derniers mots ; si vous y eussiez pris garde, vous auriez aussi trouvé dans ma quatrième lettre : Pline était un petit radoteur dans quelques-uns de ses jugements sur la peinture et sur la sculpture. Allez, je vous pardonne, mais n’y revenez plus. Quant à la qualification d’indécence qu’il vous plaît de donner à mon jugement sur Pline, vous me permettrez de vous observer que Pline est pour moi un livre que j’ai acheté de mon argent chez un libraire. Si Pline était vivant, je mériterais votre censure, que je regarde, je vous proteste, comme un épouvantail à dindons. La personne de Pline n’est rien absolument pour moi. Prenez garde, je ne confonds pas la mémoire avec la personne. Un livre, vous aurez beau faire, sera toujours à la merci du premier animal qui aura six francs dans sa poche. L’honnêteté est pour les hommes, et l’entière liberté pour les livres. Vous dites: le plat Pausanias ; je ne vous contredis pas. Ailleurs : pourquoi Plutarque n’aurait-il pas dit une sottise ? J’y donne les mains très-volontiers. Il sera donc permis au littérateur de traiter un livre du haut en bas, tandis que le statuaire n’osera dire son avis sur son métier, ni voir dans un livre qui en parle des bévues que tout le monde y voit. Oh ! parbleu ; messieurs, cela ne serait pas juste : servez-vous de vos yeux, nous en sommes fort contents ; mais laissez-nous la liberté des nôtres. »
  45. Liv. XXXV, chap. x
  46. « Bravo; je vois bien qu’il en faudra venir à l’indulgence. »
  47. Lib. XXXV, cap. x.
  48. « Plus haut vous le donniez en cent au meilleur esprit, et moi je lui donne en mille pour trouver le rapport de cet idque postea avec la Minerve d’Amulius, dont Pline ne parle que deux grandes pages in-folio après, et avec les corbeaux de Pulcher, qui sont sept pages avant. J’entends trop peu le latin pour en disputer avec vous ; mais, cher Diderot, vous ne persuaderez à personne que l’idque postea semper ait le sens que vous lui donnez. Oui, mon ami, dans la Grèce, aux beaux jours de la peinture, on pensait que les bêtes s’y connaissaient, pour le moins, autant que les hommes. Et ce n’était pas seulement l’opinion populaire ; il se trouvait des gens d’esprit qui ne s’en moquaient pas, et Pline était du nombre. Et cet autre* qui dit très-sérieusement : « Il ne faut pas s’étonner que les bêtes soient trompées par un art qui représente si parfaitement la nature », s’en moquait-il ? trouvait-il rien là de populaire ? Trop faible pour disputer, je m’en tiens à prouver : c’est un pis aller que je vous prie de me passer. Croyez, au reste, que les bêtes ne sont pas difficiles à tromper ; la plus grossière image, une découpure barbouillée à peu près leur fait prendre le change. Que dites-vous de ces hommes de paille mis dans un champ pour faire peur aux oiseaux, et de ces pigeons de plâtre mis sur un colombier pour en faire venir d’autres ? Et puis glorifiez-vous, peintres, sculpteurs, imitateurs du naturel, parce que quelques bêtes auront éprouvé votre ouvrage. »
    * Val. Max., lib. VIII, cap. xi.
  49. Plin., lib. XXV, cap. x.
  50. « Vous vous moquez, il s’agit bien ici d’un tour latin ! Il s’agit de savoir si Apelles, en représentant les éclairs, le tonnerre, la foudre, peignait des objets de la nature qu’il n’est pas possible de peindre : Pinxit et quæ pingi non possunt. Aucun peintre n’ignore ces sortes de représentations, et l’effet qu’elles doivent produire dans un tableau, à moins qu’il ne soit dépourvu d’imagination. Chacun y réussit à proportion de son talent. Mais l’estime n’est accordée qu’au plus haut degré de perfection. Eh bien ? voulez-vous de l’indulgence ? »
  51. Plin., lib. XXV, cap. x.
  52. « Vous glissez encore ; je vous pardonne encore. Il viendra peut-être un siècle qui, par de plus grands progrès dans la connaissance des choses, justifiera Pline des vingt ou vingt-cinq extraits que je vous ai envoyés sur d’autres matières que les arts. Croyez-moi, ne vous faites pas le chevalier de Pline, il n’en est pas de son ouvrage comme de celui de Polygnote ; il existe, et vous trouveriez de mauvais garçons qui vous pousseraient sans miséricorde ; or, je ne veux pas que mon Diderot soit si rudement battu.

    « Pline dit qu’on apprivoise promptement les éléphants avec du suc d’orge. Capti celerrime mitificantur hordi succo*. Dioscoride dit que l’ivoire devient plus maniable quand il est trempé dans du suc d’orge. Le mot ἐλέφας, qui signifie ivoire aussi bien que l’éléphant, a trompé Pline et l’a convaincu de légèreté. Le moyen que cela fût autrement ? il se faisait lire les grecs en voyageant, en prenant ses repas ; il dictait en même temps. Vous voyez bien, mon ami, que si vous avez quelques lances de réserve, il faut les garder pour une meilleure occasion. En attendant, faites lire Pline à des frères Jacques ; et vous conviendrez de ces extraits faits en courant pendant le souper, et vous ne serez pas plus tenace que le neveu de Pline**. »

    * Lib. VIII, cap. vii.
    ** Lib. III, cap. v.
  53. « 1° Il ne fallait pas séparer le chien de Ialyse, ni le joindre à d’autres observations qui n’y ont nul rapport. Je vous ai demandé si l’écume de ce chien, faite d’un coup d’éponge, avait les quatre couches ; vous n’avez pas voulu répondre. Je vous demande à présent ce que devint cette écume quand la première couche du tableau tomba ? Si vous ne voulez pas avouer que vous êtes pris, je vous conseille de continuer votre silence sur ce portrait que Protogène en sept ans acheva*, et qui lui coûta plus en lupins qu’en verve et en talent supérieur. « 2° Que Pline ait écrit des beaux-arts seulement ou que ce ne soit qu’une partie de son ouvrage, que m’importe ? S’il en raisonne mal, il a tort ipso facto. Il m’arrive de dire deux mots sur la vue, et sur la couleur des objets : ces deux mots vous incommodent, il n’y a pas de pauvre diable du coin plus maltraité que je le suis de votre part. Les égards sont oubliés ; il semble ne vous rester que la grosse envie de jeter des pierres. Voyez un peu où nous en serions si je suivais votre exemple. Mais ne craignez rien de semblable : quand on a une maison de verre, il ne faut pas jeter des pierres dans celle de son voisin. Et puis Socrate, et puis la philosophie ; oh ! ne craignez rien, je suis trop bien appris. « Cet endroit de votre réponse et deux ou trois autres encore, où je ne vous reconnais plus, où je trouve une autre touche, me font soupçonner que vous n’étiez pas toujours seul en l’écrivant. Quoi qu’il en soit, Pline devait parler plus juste des beaux-arts. Si un mot, selon vous, de travers est répréhensible dans une lettre d’ami, que sera-ce des erreurs répandues dans vingt-sept chapitres laissés à l’univers pour son instruction sur la peinture et la sculpture des anciens ? Il s’ensuivrait de votre manière de raisonner qu’un dictionnaire pourrait ne rien valoir, sans qu’il y eût un mot à dire à l’auteur.

    « Un artiste n’est qu’une partie de son ouvrage ; il n’en fait pas son objet principal. Ainsi d’encore en encore, il pourrait se moquer des gens, et leur crier : Ce n’est ni de ceci, ni de cela que j’écris. Seulement, vous oubliez le titre de mon ouvrage ; je ne suis ni jardinier, ni poëte, ni confiseur, j’ai bien autre chose dans la tête. C’est un dictionnaire universel, c’est l’histoire du monde que je fais. On le laisserait crier, on lui dirait : Reprenez votre ouvrage, faites-le mieux, et ne nous bercez plus du moyen de laisser dans un livre toutes les fautes imaginables. Mon maître, si je ne raisonne pas bien, donnez-moi une leçon de logique.

    « Aux vingt ou vingt-cinq extraits que je viens de dire, ajoutez-en trente, pour le moins aussi curieux, je les renvoie après ma dernière lettre. Le livre de Pline m’était tombé des mains, je l’ai repris ; voici pourquoi. Mes observations sur cet ancien sont une affaire bien plus sérieuse pour moi que pour vous ; les torts ne sont pas égaux entre nous.

    « J’ose attaquer votre idole et celle de bien d’autres ; si je ne profite pas de tous mes avantages, je suis perdu sans miséricorde ; et si je dois être battu, encore faut-il que ce ne soit pas tout à fait comme un sot. Mais pour vous qui tenez au gros du parti, quand vous n’auriez pas raison, n’avez-vous pas à votre commandement les vieilles foudres de l’autorité ? Jupiter prendrait son tonnerre : ou tout au moins Diderot se tirerait d’affaire avec le petit sourire de dédain. C’est toujours un faux air de triomphe qui en impose quelquefois. Si des bévues que je rapporte de votre ami, vous en pouvez justifier la moitié, les trois quarts même si vous voulez, il en restera encore assez pour prouver qu’il a radoté quelquefois, et bien plus radoté que je ne disais en n’envisageant que la peinture et la sculpture. » J’admire l’assurance avec laquelle vous prononcez sur une pratique commune, qu’un auteur qui a connu les manœuvres, et les manœuvres les plus déliées des arts mécaniques les plus

    * Œlian., l. XII, c. iv. Plut., In vità Démet.
  54. « L’art naissant, mon cher Diderot, s’exprimait par des ouvrages d’argile ; et l’art naissant en marbre trouva celui de faire des modèles venus avant lui. Ne savez-vous donc pas que Jupiter fut longtemps d’argile, avant d’être adoré en marbre. Me diriez-vous bien comment la première statue de bronze a été fondue sans modèle ? Désabusez-vous ; j’en sais plus que Pline sur le mécanisme de la sculpture. Toutes les fois qu’un sculpteur de cinquante ans voudra prononcer sur les manœuvres de son art, les littérateurs l’écouteront s’ils veulent en savoir quelque chose. Demandez à Diderot comment il s’y prenait pour faire de bons articles des arts et métiers dans l’Encyclopédie, il vous répondra qu’il allait dans les ateliers consulter des livres vivants, qui, après l’avoir instruit, savaient encore leur métier mieux que lui. »
  55. « Ah ! ah ! la phrase latine est abandonnée. Cette fois-ci vous y substituez la vôtre, qui n’est pas capucine. »
  56. Lib. XXIV, cap. viii.
  57. « Mon ami, je passe condamnation, je vais tout avouer. Après avoir rapporté les paroles de Pline sur le Pâris d’Euphranor, j’ai dit de mon chef : Hélène était dans ses bras ; s’il tenait une pomme et une flèche, les trois reconnaissances étaient aisées. J’aurai malheureusement fait la lettre s de s’il tenait trop petite, vous ne l’aurez pas vue. Cela m’a valu un traitement qui ne conviendrait pas trop à un homme dont la justice serait la qualité dominante. Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime, que pourriez-vous faire à vos ennemis ? et vous lisez ! et vous voulez faire amende honorable pour moi ! Ce sont des mains pures qu’il faut lever au ciel. Prenez mon cahier, vous y trouverez, s’il tenait, et point il tenait, et vous n’aurez que nos noms à changer dans la formule de votre amende honorable, que rien ne vous empêche de faire. »
  58. « J’ai beau feuilleter, je ne trouve point l’endroit où j’ai dit que Myron avait fait une mauvaise vache, et que le peuple qui l’admira et les poètes qui la chantèrent n’eurent pas le sens commun. Il se pourrait fort bien que je n’aie rien dit de semblable. Mais je me suis amusé de la manière équivoque et faible dont Pline juge de Myron. J’ai reproché au P. Montfaucon la preuve insuffisante qu’il donne que le Jupiter des bosquets de Versailles est de ce sculpteur. Enfin, après un éloge fort court de cette belle statue que je crois de Myron, j’ai dit : Il faut bien pour l’honneur de Pline qu’elle n’en soit pas. Mais j’ai oublié d’ajouter : ceci est une ironie.

    « Oui, monsieur, certains talents avaient de la réputation à bon marché. Quand la nation n’était pas physicienne, celui qui savait une mauvaise physique avait de la réputation à bon marché ; celui qui disait que les comètes présageaient de grands malheurs, et qui se faisait croire, avait de la réputation à bon marché. Ceux qui dans leurs tableaux ne savaient pas distinguer les sexes, ceux qui ne savaient pas varier la position des têtes, ceux qui ne savaient pas faire des plis, des muscles, des articulations, etc., et qui étaient célèbres : tous ces habiles gens avaient de la réputation à bon marché. Notez que c’est Pline qui les appelle célèbres. Celebres in ea arte. »

  59. « Il est dans l’ordre qu’un fantôme disparaisse, et que des observations restent quand elles sont justes, et si justes, que vous n’avez démontré la fausseté de pas une. »
  60. « Ô ! mon ami je ne suis pas le seul qui pense autrement ; mais comment faire ? Si on est seul, on a une opinion particulière qui ne fera pas fortune. Si on est beaucoup, c’est la multitude des âmes serviles… À propos, le premier qui imagina de pétrir entre ses doigts un morceau de terre et d’en faire l’image d’un homme mi d’un animal, savez-vous ce qu’il faisait ? Un modèle. Vous accordez le génie à bien bon compte ; pourriez-vous me dire si ce pauvre pétrisseur inventait la figure d’un homme ou d’un animal ? Car, à moins d’inventer, point de génie. »
  61. « Ou cela n’est pas honnête, ou je ne l’entends pas. Si j’avais eu la besogne de Pline à faire concernant mon art, j’aurais très-assurément mieux jugé et j’aurais mal écrit. Votre question est plaisante. Si au lieu de relever mon petit radoteur, vous eussiez dit : C’est principalement à Pline que nous devons la connaissance des artiste anciens et de leurs ouvrages ; passons-lui les fautes indispensables que tout littérateur aurait faites à sa place ; je me serais bien gardé d’aller plus loin. Mais, Diderot, c’est toi qui l’as voulu. »
  62. « Si vous êtes indulgent sur une erreur littéraire, c’est que je n’ai aucune prétention à ce talent ; je veux bien ne pas m’y connaître, surtout à la latinité. Mais de vous, cher seigneur, il n’en est pas ainsi pour la peinture et la sculpture. Quant à l’amitié, disputez-en si c’est votre caractère ; mais je vous préviens que je céderai encore moins de mon côté que de celui de la postérité. Eh ! Diderot le sait bien. »
  63. « Je crois que vous vous trompez ici deux fois. 1° Sans faire un traité de peinture, Pline pouvait parler juste, au moins il le devait : je vous l’ai dit plus haut. 2° La plupart des ouvrages dont il parle étaient détruits de son temps. Ne l’étaient-ils pas ? raison de plus pour en mieux juger, s’il eût pu le faire. »
  64. Horat., de Arte poetica, v. 349 et seq. Le premier vers doit se lire ainsi :

    Verum ubi plura nitent, in carmine, non ego paucis
    .

  65. « Quand il sera question d’un poëte, j’espère que vous me rapporterez une autorité qui recommande l’exactitude à un historien ; puisqu’ici, où il s’agit d’un historien, vous m’objectez l’indulgence d’Horace pour les poëtes. Est-ce que deux mots de plus étaient une affaire ? Pourquoi avez-vous fait disparaître in carmine de votre citation d’Horace ? Eh bien ! voyez, ce trait ne me rend point vos citations plus suspectes ; je suis accoutumé à les vérifier et à les rectifier toutes. »
  66. « Voltaire fera ce qu’il voudra. J’aime et j’admire ses talents supérieurs. J’honore sa personne et je ne crains pas sa férule. S’il me corrige avec raison, je serai plus sage une autre fois, et je l’en remercierai. S’il le fait à tort, on l’en blâmera. Il sait, d’ailleurs, que si j’ai relevé quelques erreurs sur la peinture et la sculpture, c’est que je suis sacristain de cette église. Si quelque chose en est dérangé, et que je le remette à sa place, personne n’a droit de le trouver mauvais, pas même celui qui l’aurait dérangé ; à moins qu’il n’en soit plus que le sacristain. »
  67. Siècle de Louis XIV. art. Le brun.
  68. « J’ai tort s’il a bien jugé : j’en demande pardon à vous à Voltaire et à la logique. Bien entendu que c’est si j’ai tort. Voyez mieux ce que je vous en ai dit. »
  69. « Oui, je conçois que vous avez raison… Mais pourtant, si en physique, en morale, etc., le premier littérateur de son siècle n’en entendait pas la voix, n’y aurait-il aucun inconvénient parce que mille autres s’élèveraient qui en seraient des garants plus fidèles ? Non, non, vous avez tort ; je le vois bien à présent ; car si les plus habiles gens se trompaient ainsi sur différents objets, l’un sur une partie, l’autre sur une autre, comment les siècles à venir connaîtraient-ils l’histoire du nôtre ? Voyez l’obscurité que Pline et Pausanias répandent sur l’art des anciens en nous le transmettant. Voyez qu’à plus de mille ans ils font battre deux bons amis qui cherchent la voix du siècle à travers la fumée de deux flambeaux mal allumés. Ils ont eu quelques contradicteurs contemporains. Eh bien, ces contemporains ont jeté plus d’obscurité encore par l’embarras où nous sommes de choisir entre le contradicteur et le contredit. Tenez, mon ami, la vraie lumière en cela comme en tout, ce sont les ouvrages qui nous restent : ils sont sous nos yeux. Mettez-vous entre l’Iphigénie de C. Vanloo et la critique et l’éloge qu’on en a faits ; vous verrez lequel des trois vous fera mieux connaître le tableau. »
  70. « Vous ne reviendrez pas sur la manière jaune de Jouvenet ; je vous approuve fort et vous en fais compliment de tout mon cœur. »
  71. « 1° Je ne serais pas revenu à, la question, si mes philosophes ne m’y avaient ramené. 2° Je n’ai besoin ni de physique, ni de métaphysique, ni d’optique, lorsque mon œil voit deux corps qui lui paraissent de même couleur. 3° Je ne vous gronderai pas ; d’autres en prendront la peine, si j’ai raison. Eh bien ! et je ne suis pas votre doux ami? »
  72. « Il ne tiendrait qu’à vous de vous rappeler nos entretiens sur la peinture, où je vous faisais de ces explications qui n’étaient ni locales, ni individuelles. Jouvenet avait de plus une cause pour peindre jaune qui lui était particulière, je vous l’ai dit ; elle ne vous convient pas, j’en suis fâché. »
  73. Horat., Sat. iv, lib. I.
  74. « Vous vous trompez, mon ami, je n’ai pas dit une belle page, quoiqu’elle le soit assurément. J’ai dit que vous aviez fait une bonne page ; parce qu’elle rentre assez bien dans mon système, malgré ce que vous dites ici de contraire. À quoi je pense qu’il est de bon sens de ne pas répondre encore. »
  75. « Qu’on le lise avec plus d’attention, qu’on le juge selon ses principes ; qu’on lui permette de dire que la pensée de la postérité est douce, même utile ; et en même temps, que c’est une chimère ; parce qu’il y a des chimères douces et souvent utiles. En un mot, qu’on lui permette de badiner quelquefois, et quelquefois aussi qu’on lui suppose assez de politesse pour se prêter au langage de son ami : bien entendu que c’est toujours modus loquendi. »
  76. « C’est qu’en qualité d’homme faible et méchant il aurait craint la punition : ainsi que ces autres messieurs marqués à l’f. Oderunt peccare mali formidine pœnæ. Peut-être s’ils avaient tenu à des parents auraient-ils eu l’inconséquence honnête de votre ami. »
  77. « Je me suis relu ; j’ai trouvé l’endroit assez fort, assez sérieux et point plaisant, pour vous surtout ; aussi y répondez-vous sérieusement, si c’est répondre que de dire : l’une et l’autre courtoisie a soi-même pour objet. Je l’avais dit, ce me semble, assez nettement, aussi bien que vous. »
  78. « Je n’ai aucun intérêt à vous citer des actions répréhensibles faites en vue de la postérité ; ce n’est pas de cela dont il s’agit entre nous. Mais puisque vous en voulez voir quelques-unes faites sans intention de la braver, on peut vous satisfaire. Nabonassar détruisit toutes les antiquités babyloniennes, afin que l’histoire ne datât plus que de son ère et par son nom.

    « Ghi-Hoangti, empereur de la Chine, fit dans la même vue brûler tous les livres qu’il put découvrir. Voilà deux hommes qui ont de la folie, de la sotte vanité, et nul mépris pour la postérité qu’ils font dépositaire de leur nom. La mémoire du Chinois fut exécrée sans doute. Mais qu’est-ce que cela fait à l’opinion qu’il avait de la postérité ? Lui et Nabonassar disaient : postérité, ne m’abandonne jamais ! Ils étaient inconséquents et ne s’en apercevaient pas. Omar, qui chauffa pendant six mois les bains publics avec la bibliothèque d’Alexandrie, ne méprisait pas la postérité. C’était un dévot politique, enthousiaste et barbare qui feignait de sacrifier à Dieu les œuvres du diable. Cet acte répréhensible lui valait l’applaudissement des croyants contemporains ; il goûtait d’avance celui des croyants à venir. Pourquoi n’aurait-il pas dit tous les matins : Ô postérité sainte et sacrée, ne m’abandonne jamais ! Et ce vil sénat qui ordonna le magnifique tombeau de l’insolent esclave de Claude, ce vil sénat, ne s’adressait-il pas à la postérité ; disait-il : je m’en f… en gravant sur l’airain son impertinent décret, et le plaçant à côté de la statue de César ?

    « Si vous n’êtes pas content de ces acteurs, voici un rôle de femme. Vous connaissez Thaïs, une des maîtresses d’Alexandre. La postérité seule, oui, mon ami, le respect pour la postérité lui fit brûler la ville de Persépolis*. Elle y mit elle-même le feu en présence et devant les yeux d’un tel prince comme Alexandre, à cette fin qu’on pût dire au temps à venir que les femmes suivant son camp avaient plus magnifiquement vengé la Grèce des maux que les Perses lui avaient faits par le passé que n’avaient jamais fait tous les capitaines grecs qui furent oncques ni par mer, ni par terre.

    « Si jamais une mauvaise action s’est faite par le désir de la gloire et par le respect de la postérité, c’est assurément celle-ci. Je n’y pensais pas, pourquoi m’avez-vous défié ? »

    * Plutarque, Vie d’Alexandre, chap. lii.
  79. Quint. Curt., L. IX.
  80. « Eh ! mon ami, ne vous ai-je pas dit : Nourrissez le génie de tout ce qu’il vous plaira. Que me demandez-vous encore ? »
  81. « Pour le coup, vous êtes à cent lieues, mon maître. En vous demandant si Catilina, scélérat, n’avait pas autant d’énergie que Cicéron, honnête homme, je fais bien moins pour ma cause que si je mettais l’un à la place de l’autre, ou tous deux dans les mêmes circonstances. Un homme, sans penser qu’il y a une postérité, emploie autant de ressources et d’activité qu’un autre qui, tous les jours, présente un cierge à cette divinité ; je n’en veux pas davantage. Que m’importe ici la scélératesse ou la probité ? Parbleu, vous me la donnez belle ! mon coquin de Catilina, à la place de Cicéron, eût été un géant effroyable sans doute. Mais, plus mal chaussé que le consul, dans un chemin plus difficile, il court aussi vite ; il est donc meilleur coureur. Eh ! ne vous y trompez pas sans cesse ; la bonne cause (de votre aveu) et non pas la postérité, eût produit cent fois plus d’énergie chez Catilina qu’il n’en a montré. Que faut-il de plus pour être un grand homme ? Il me reste à vous demander en quel endroit j’ai dit ou insinué que Cicéron était une espèce de coquin. C’est Démosthène qu’il fallait dire. »
  82. « Prenez courage, mon ami ; d’autres l’ont entendu. Votre jour d’entendre aussi viendra sans doute. »
  83. « Êtes-vous bien le Diderot qui reçoit mes lettres ? Le Diderot qui les lit ? Le Diderot qui me donne des leçons de logique ? »
  84. Essais, liv. II, chap. xvi.
  85. « Il faut convenir qu’ici vous êtes beau joueur ; en citant Montaigne vous me prévenez qu’il est souvent mauvais raisonneur. On n’est pas plus honnête ; mais on peut être plus conséquent. Si le seigneur Michel est mauvais raisonneur, si même, comme vous auriez pu dire encore, il pense au jour la journée et selon le sentiment actuel qui l’affecte, pourquoi le citer ? Si j’avais voulu de son autorité au prix que vous vous en contentez, je m’en serais paré tout aussi bien que vous. Je vous ai dit à propos de Fontenelle pourquoi les imprécations de la postérité me feraient de la peine ; je ne le répète pas.

    « Je n’exige pas que vous ayez le même nez que moi, mais j’exige que vous n’ayez pas un nez de cire. »

  86. « Si deux béquilles m’embarrassent, j’en jette une ; si j’ai bonnes jambes je les jette toutes deux, je n’en marche que mieux après. »
  87. « Quoi ! vous avez peur ! vous vous sauvez dans les distinctions ! Il fallait répondre simplement : vous le pouviez sans doute ; je sais le reste ; je ne vous le demandais pas. Le bien qu’une nation dit et pense de vous aujourd’hui ne vous touche-t-il pas un peu plus que le même bien que la même nation en dira et en pensera demain ? Ce n’est pas là un individu. »
  88. « Vous êtes de mon avis sur la liberté qu’on doit laisser au génie, mais n’y aurait-il pas un cas particulier où vous feriez bien de n’en pas être ? S’il se trouvait des artistes, soit peintres, soit sculpteurs, ou tout ce qu’il vous plaira (pourquoi ne s’en trouverait-il pas ?) qui eussent la main excellente et trop peu de tête pour de grandes idées, il conviendrait alors que quelque bon penseur présidât à l’ouvrage et conduisît la main de l’ouvrier. »
  89. La Fontaine, liv. XI, fable viii.
  90. Racine, Iphigénie, acte I, scène ii.
  91. Sectaires qui prétendaient que Jésus-Christ devait régner sur la terre pendant mille ans, et que, pendant ce temps, les saints jouiraient de tous les plaisirs du corps.
  92. « Vous vous trompez, le dernier Slodtz a fait un catafalque qu’il savait bien ne devoir durer qu’un instant ; il l’a fait aussi beau qu’un monument éternel. »
  93. « Je le crois bien : son âme forte et désintéressée les fit rougir tous. Avec de la pudeur et des torts, on ne regarde pas volontiers ceux qui nous humilient. »
  94. « Jusqu’ici vos idées disent très-bien que l’homme qui ne fait rien pour les autres est un lâche. Ajoutons qu’il travaille, autant qu’il est en lui, à détruire la philosophie, les mœurs, les sciences, les arts, la société, tout en un mot. Mais comme il ne s’agit pas entre nous de cet homme lâche, quelques invectives échappées par endroits dans vos observations ne me regardent pas plus que quelques compliments exagérés que je dois à votre amitié. Ce que vous dites, d’ailleurs, rentre dans vos autres lettres. J’y ai répondu. »
  95. Ces mots ont été ajoutés par Falconet.
  96. « Oui, du bronze passe à la postérité. Si vous ne disiez que cela, je sourirais. Mais vous me parlez des amis dont je m’éloigne. Diderot ! vous qui me l’avez conseillé ! Pouvez-vous rappeler ces heures d’intimité si douces ! Mais qui verra votre czar ? Si vous étiez à Saint-Pétersbourg ; si vous saviez quel prix S. M. I. met à son suffrage, vous diriez : Catherine verra votre czar ; et la dispute sur la postérité serait finie. Eh ! disputeur éternel, vous le verrez vous-même aussi si vous voulez.

    « L’exécution du monument sera simple. La barbarie, l’amour des peuples et le symbole de la nation n’y seront point. Ces figures eussent peut-être jeté plus de poésie dans l’ouvrage ; mais dans mon métier, quand on a cinquante ans, il faut simplifier la pièce si on veut aller jusqu’au dernier acte. Ajoutez que Pierre le Grand est lui-même son sujet et son attribut ; il n’y a qu’à le montrer. Je m’en tiens donc à la statue de ce héros, que je n’envisage ni comme grand capitaine, ni comme conquérant, quoiqu’il le fût sans doute. Une plus belle image à montrer aux hommes est celle du créateur, du législateur, du bienfaiteur de son pays.

    « Que le sculpteur, d’intelligence avec les souverains qui ont bien mérité de leurs peuples, n’en montre l’image que de manière à rappeler leurs vertus, et fixer, pour ainsi dire, à un seul point de ralliement les hommages de la reconnaissance. Mon czar ne tient point un bâton ; il étend sa main droite bienfaisante sur son pays qu’il parcourt. Il franchit ce rocher qui lui sert de base ; emblème des difficultés qu’il surmonta. Ainsi cette main paternelle, ce galop sur cette roche escarpée, voilà le sujet que Pierre le Grand me donne. La nature et les hommes lui opposaient les difficultés les plus rebutantes ; la force et la ténacité de son génie les surmontèrent, il fit promptement le bien qu’on ne voulait pas.

    « Point de grille autour de Pierre le Grand ; pourquoi le mettre en cage ? S’il faut garantir le marbre et le bronze des fous et des enfants, il y a des sentinelles dans l’empire. Vous savez que je ne l’habille pas plus à la romaine que je n’habillerais Jules César ou Scipion à la russe. Voilà, ce me semble, une belle complaisance pour votre chère amie la postérité. En attendant son remerciement, je serai content si j’ai mérité le vôtre et celui des contemporains qui vous ressemblent.

    « Pour le mériter, je me livre entièrement à mon objet, et ma grande inquiétude est de répondre aux bontés inattendues que Sa Majesté daigne avoir pour moi. Diderot, vous n’ignorez pas comment cette femme singulière sait élever le mérite et les talents. Je travaille, je suis tranquille, rien de ce qui m’environne n’est disposé à me causer du découragement. Les beaux-arts ne sont pas encore assez avancés en Russie pour y trouver toutes prêtes de ces ressources qui traversent avec bonne intention une idée simple et grande. Le goût usé et maniéré de certains merveilleux mal instruits bourdonne ailleurs, autour de l’homme qui s’élève. Je n’ai trouve ici qu’un ou deux Français gens d’esprit, qui aient cherché à me faire de ces observations ineptes sur la statue de Pierre le Grand. La souveraine est bien loin de penser comme un ou deux de ces Français-là.

    « Il se peut que dans un pays qui n’était, il y a soixante-quatre ans, que forêts et déserts marécageux, chez une nation alors prodigieusement ignorante et barbare, il y ait des cerveaux encore fermes aux productions du génie et de l’imagination. Il se peut même qu’il y ait déjà quelques goûts blasés. Mais ces derniers sont la très-petite exception ; ailleurs l’exception est le contraire.

    « Pour l’inconstance, la finesse et quelques autres qualités qui, dit-on, caractérisent cette nation, je puis bien les entrevoir ; mais je parviendrai difficilement à les connaître ; l’ignorance de la langue, mes occupations sédentaires et mon peu de besoin de vivre avec les Russes, m’en empêcheront toujours. Si j’avais pris mes degrés sous l’arbre de Cracovie, j’userais du beau et universel privilège d’assurer ce que je ne sais pas. Je vous dirais de belles choses sur la foi d’autrui.

    « Le sol produit encore du sauvageon sans doute, mais vaut-il moins que l’arbre dont la sève usée se tourne en gomme, en quelque fruit de mauvais goût, et qui ne forme plus un beau couvert ? Si je rencontrais des automates qui ne m’aperçussent pas, je les laisserais passer, ou plutôt je passerais sans chercher vainement à déranger leurs ressorts. S’il se trouvait de ces cerveaux mal timbrés qui ne laissent pas volontiers les gens en repos, je regarderais la lune et je dirais : Le bruit que certains individus lui adressent n’interrompt point son cours : suivons le nôtre. Jamais vérité ne s’est dite, jamais rien de grand ne s’est fait sans plus ou moins d’opposition ; Pierre en est une preuve. Ce soleil ne s’est point élevé sans que beaucoup de vapeurs n’aient tâché d’obscurcir sa lumière. Mais, mon ami, vous supposez bien que j’admets toujours la liberté de donner des avis, l’honnêteté de les écouter tous, et la judicieuse docilité de suivre les bons autant qu’il est possible. » .

  97. Horat., od. xix, lib. III.
  98. Lib. III, od. xxx.
  99. P. Ovid., Metamorph., lib. XV, 126-131.
  100. Virg., Æneid., lib. IX.
  101. Seneca.
  102. Cic, Tuscul. quæst.. lib. I, 14-15.
  103. « Un moment, s’il vous plaît : avant de vous retirer il faut, mon ami, que je me serve pour vous de la même mesure dont vous vous servez pour moi. Après des raisons vous donnez des autorités, c’est la marche des bons disputeurs : les mauvais s’en tiennent au dernier parti ; je vous dirai donc aussi ce que d’autres ont pensé ; cela délasse.

    « Mais avant, j’ai une petite affaire à démêler avec vous, qui en vaut la peine.

    « Vous êtes-vous fié à mon ignorance presque entière de la langue de Cicéron,