Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 324-325).


XXIX


Ces diables de gens qui s’en vont à Pétersbourg ont tant d’affaires dans ce pays qu’on ne les aperçoit jamais qu’un moment avant leur départ. Je me hâte donc de vous griffonner quelques lignes que M. Weynacht vous remettra de la main à la main, et quand ? il n’en sait rien, ni moi non plus.

Premièrement, j’ai reçu les derniers plâtres que vous m’avez envoyés. Je vous en remercie tous les deux, et vous transmets, non mon éloge, dont vous ne feriez pas grand cas, mais celui des maîtres de l’art qui me les ont enlevés. Ordinairement on ne sollicite pas, on n’enlève pas, on ne suspend pas dans son atelier les choses qu’on n’estime pas. Mlle Collot à son clou chez Le Moyne, chez Guiart, chez Houdon, etc… Continuez, bonne amie, faites toujours de belles choses, et soyez sûre que si vous revenez jamais ici, et que le titre d’académicienne vous tente, il faudra bien qu’on vous l’accorde.

Nous vous aimons tous très-tendrement, et vous êtes aussi présent à notre souvenir que si nous en étions au moment douloureux de notre séparation.

J’ai vu, mon ami, trois brochures de vous[1], une lettre à moi, une facétie intitulée les Lunettes, et un Antidote aux menteries de l’abbé Chappe. M. Weynacht ne me laisse pas le temps de vous parler à mon aise de ces productions de votre loisir. Seulement, il n’est pas trop mal de savoir s’exprimer ainsi de la plume quand on a déposé l’ébauchoir.

Mademoiselle Gollot, votre frère est un bon diable, bien honnête, bien simple, bien épais, bien borné ; mais il fait son devoir ; mais il a des mœurs ; mais il est assidu à ses devoirs ; mais il entend son métier ; mais il commence à employer utilement son temps, et il ne tardera pas à se passer de tout secours.

J’ai remis à M. Weynacht un paquet de livres pour Sa Majesté Impériale. On ne produit rien ici d’un peu important dont on ne soit tenté de lui faire hommage. Elle est l’idole de tous ceux qui pensent. On nous déteste ; mais on se tait en notre présence. On souffre de notre admiration et de nos éloges ; mais on n’ose les contredire.

Les deux ouvrages contenus dans le paquet de M. Weynacht ont été accompagnés d’une lettre que je joins à celle-ci, afin que vous jugiez par vous-même jusqu’où l’auteur mérite la protection de Sa Majesté Impériale. En voilà deux autres que je vous prie de faire tenir à leurs adresses. Si vous aviez à Saint-Pétersbourg quelqu’un qui eût besoin d’un bon instituteur, marquez-le-moi. J’ai sous la main un jeune homme qui partirait avec la recommandation de Marmontel, de d’Alembert et la mienne. Ne perdez pas tout à fait cette commission de vue.

Je jouis de la haine publique la mieux décidée, et savez-vous pourquoi ? Parce que je vous envoie des tableaux. Les amateurs crient, les artistes crient, les riches crient. Malgré tous ces cris et tous ces criards, je vais toujours mon train, et le diable s’en mêlera, ou incessamment je vous expédierai toute la galerie Thiers. En attendant, vous aurez deux Claude Lorrain, un Vanderwerf, deux Guide, un Lemoine, et une copie de l’Io, du Corrége, par le même Lemoine. C’est ce qu’on peut avoir de mieux, l’original ayant été dépecé par cet imbécile, barbare, goth, vandale duc d’Orléans. L’impératrice va acquérir le cabinet de Thiers au milieu d’une guerre dispendieuse ; voilà ce qui les humilie et les confond.

À Paris, ce 20 mars 1771.



  1. Les Lunettes ne sont pas de Falconet ; du moins elles ne figurent pas dans ses oeuvres. Auguis attribue l’Antidote ou Examen du mauvais livre superbement imprimé… par l’abbé Chappe, à la collaboration de Falconet et de la princesse Dashkof, qui n’en parle point dans ses Mémoires.