Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 307-310).


XX


Je vous écris à la hâte pour la seconde fois, mes amis ; Dieu m’envoie tous ceux qui partent pour Pétersbourg ; mais le diable, plus fin que lui, comme c’est l’ordinaire, ne leur permet d’arriver à mon étage qu’un quart d’heure avant leur départ. Je n’ai pas le temps de vérifier si j’ai reçu ou non les lettres dont vous me parlez. Tout ce que je puis vous dire, c’est que cinq ou six réponses que je vous ai faites ont été interceptées, et que j’en suis enragé, parce qu’elles contenaient des choses que je ne retrouverai plus et que vous auriez eu du plaisir à lire. Je vous disais, en cent façons différentes, tantôt en vous cajolant, tantôt en vous brusquant, que je vous aimais à la folie. Vous savez que M. Collin fait son séjour habituel à la campagne ; il faut le saisir au vol pour lui parler à la ville. Cela sera fait incessamment. M. Poissart a reçu et m’a montré la lettre de Mlle Collot. Nous avons fait apprendre à lire et à écrire à son frère, et je l’ai placé apprenti imprimeur chez Le Breton qui en est très-satisfait. C’est un état honnête, mademoiselle. Vos morceaux de sculpture me sont enfin parvenus, mais dans un état pitoyable ; malgré cela, les gens de l’art en font le plus grand cas, et conviennent tous, d’une voix unanime, qu’on a admis bon nombre d’artistes aux honneurs académiques sur des ouvrages qui ne les valaient pas. Servez M. de Cotensky auprès de l’Impératrice. C’est un galant homme, circonspect, exact, mais dont les dépêches ont subi le même sort que les miennes.

Ah ! mon ami, combien on nous a fait de vilenies ! Le prince de Galitzin, qui s’achemine vers sa souveraine et ses amis, vous expliquera tout cela. J’ai vu le moment où j’allais me trouver au Fort-Lévêque avec la jolie Mme Casanove, elle pour ses dettes, moi pour mes engagements. C’est une manœuvre du diable, dont je ne vous rendrais pas compte en quatre pages. Imaginez qu’ils s’étaient mis dans la tête de ruiner le crédit de Sa Majesté Impériale par une avanie bien publique, bien éclatante, faite à l’homme qu’elle a comblé de ses grâces ; de persuader qu’elle était au bout de ses ressources dès le commencement d’une guerre ; de me forcer à revendre les tableaux que j’avais acquis pour elle, et par conséquent d’interrompre ma correspondance avec le général et avec vous. Ils en auront un pied de nez, les plats bougres qu’ils sont. Tout est payé, et payé avec générosité, et déjà nos artistes sont aux genoux de Sa Majesté pour obtenir de faire des pendants à leurs tableaux[1]. Ah ! mon ami, le beau Murillo que je vous envoie, les beaux Gérard Dow, j’entends beaux comme les ouvrages de ce maître. J’espère que le Machy, le Casanove,le Casanove surtout, le Vien et le Van Loo vous feront plaisir. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils y ont mis tout leur talent. Ils sont désespérés que ces morceaux ne puissent être exposés au Salon. C’était une espèce de dédommagement qui les consolait un peu du retard de leur payement. Je joins à cet envoi un J.-B. Van Loo, beau sujet, d’excellente couleur et d’un dessin très-correct. C’est une trouvaille ; car cet artiste a peu fait de tableaux de chevalet. Deux nouvelles qui ne vous déplairont pas : l’une, c’est qu’enfin nous avons découvert que Mlle Collot était orpheline. Je joins ici l’extrait mortuaire de son père. L’autre que ce M. de La Live, menacé d’imbécillité depuis si longtemps, est devenu fou. Je voudrais, par maintes raisons que vous devinerez de suite, que Sa Majesté Impériale achetât son cabinet et le payât sur-le-champ. J’espère que monsieur le général vous en parlera. Je lui envoie le catalogue à tout hasard. Je suis charmé que votre santé et votre tranquillité se soutiennent. Je reçois vos amitiés et celles de Mlle Collot, comme vous recevrez les miennes quand je vous les porterai. Ah ! quel moment, mon ami ! Si nous avons la force de parler, c’est que nous ne nous aimons pas autant que nous le croyons. Tu peux compter que je te resterai un an tout entier. Travaille, mon ami, travaille de toute ta force. Surtout fais un beau cheval : car ils ont dit que tu le raterais[2]. Tu fais donc quelque cas de mon admiration ; eh bien, tu n’en seras pas privé ! J’irai t’admirer, j’irai m’acquitter aux pieds de la grande souveraine. Puisse-t-elle assommer incessamment ces maudits circoncis, et puissent ses envieux en crever de dépit ! J’aurais cru qu’on aurait plus d’indulgence pour le mérite relégué sous le pôle. Je me suis trompé ; mais elle a toujours les honnêtes gens pour elle. Ma femme a été très-malade. Ma fille est un enfant charmant qui aime toutes bonnes choses. C’est presque une virtuose en musique, et je te réponds que ce n’est pas ce que j’en estime le plus. Quelque jour que je serai plus à mon aise, je te dirai quelques mots de la balbutie de cette enfance. On va se mettre au manuscrit et tu l’auras incessamment.

Mon ami, tâchez de pardonner à un pauvre diable accablé de besogne de toutes couleurs. Je vous ai remercié de la petite maison. Lorsque vous me l’avez offerte, elle était louée, et elle ne l’aurait pas été que je ne l’aurais pas acceptée. Ne sais-je pas que vous en faites une rente assez forte à votre fils ? Mais vous ne m’avez pas encore dit un mot de lui. Est-ce qu’il vous tient pour mort ? Je vous préviens, mon ami, que je laverai un peu la tête à M. King. Quand on loue un homme, il importe peu que l’éloge soit amené ou non ; mais rien n’est plus ridiculement hargneux que de se détourner de son chemin pour aller donner un coup de pied à un passant. Qu’a de commun le Père de Famille avec la peinture allégorique ? Sans compter que son incartade n’a pas le sens commun, comme vous le verrez. Mon, parbleu, je ne serai pas mécontent de l’ami Falconet, lorsqu’il sera content de lui, car il se traite sévèrement ; et quand il se dit un mot doux, il est bien sûr de l’avoir mérité. Demain, sans plus tarder, j’aurai vu M. Lempereur, et je me serai pourvu des volumes de l’Encyclopédie qui vous manquent. Que Mlle Collot, n’ait aucune inquiétude sur son frère ; s’il suit un peu les conseils que je lui ai donnés, avant qu’il soit trois mois son entretien ne coûtera rien. Il a affaire à un bourgeois raisonnable. Mme Diderot est tout au service de la bonne amie ; elle n’a qu’à parler. Adieu, mon ami. Adieu, bonne amie. Conservez-moi toute votre affection, car la mienne ne cessera pas. Dites-moi que vous êtes souverainement heureux, elle par vous, vous par elle. Ah ! que je suis fâché de mes lettres perdues ! Tous vos amis se souviennent de vous ; car ils continuent de m’en parler et de m’en parler avec intérêt ; mais à condition toutefois que tu feras un mauvais cheval[3]. J’ai écrit un petit mot à monsieur le général, que je ne serais pas fâché que vous vissiez. Je prétends que les plis en godets, se remplissant d’eau, doivent faire éclater le marbre, fendre le bronze dans les grandes gelées, Voyez, mon ami, si le climat n’exige pas des précautions pour la conservation des statues[4], et plus encore pour celle des tableaux. Je n’entends pas comment ceux-ci peuvent résister vingt ans aux vicissitudes de l’atmosphère chaud, froid, humide, et tout cela à l’extrême. Je ne vous jette qu’un mot là-dessus, parce qu’il n’en faut pas davantage à un penseur. Adieu, encore une fois, mes amis, aimez-vous comme de petits enfants, et apprenez-moi incessamment le massacre de cinquante ou soixante mille Turcs, si vous voulez me faire sauter de joie. Je vous chéris de toute mon âme et vous embrasse de tout mon cœur.


Ce 20 mai 1709.



  1. Je le crois bien. (Note de Falconet.)
  2. Sotte conjecture, bâtie sur l’envie et sur le petit modèle mal vu. (Note de Falconet.)
  3. Quels amis ! (Note de Falconet.)
  4. On ne devinerait pas que Diderot parle à un statuaire actuellement en Russie. (Note de Falconet.)