Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 224-226).


XII


Non, mon ami, je ne laisserai pas partir M. Simon sans vous écrire un mot. Mais il me faut un peu plus de temps qu’il ne m’en accorde pour répondre à mon aise à deux ou trois de vos précédentes lettres. Il y a quelques articles importants qui demandent de la réflexion : ce sera pour le premier moment où j’aurai le courage de fermer ma porte à la multitude des distractions infinies qui viennent m’assaillir tout au sortir de mon lit… Il me semble, à la forme de mon papier et au ton de mon billet, que vous soyez toujours à quatre pas de chez moi… Vous êtes cependant bien loin, bien loin ; mais ce n’est ni de mon cœur ni de ma pensée… Que ma paresse et mon silence ne vous découragent point. Vous connaissez bien quelle est la sorte de bonheur dont nous jouissons dans ce pays-ci, et vous êtes bien sûr que nous n’en pouvons être privés que par des événements très extraordinaires. Ce n’est pas là tout à fait votre position par rapport à nous. Vous avez changé de climat, de vie, de mœurs, de connaissances, d’aliments, d’air, d’eau, de société ; nous avons besoin sans cesse d’être rassurés. Continuez donc de nous parler de votre santé, de vos travaux, des attentions qu’on a pour vous, des agréments dont vous jouissez. Que nous sachions qu’il y a sous le pôle, indépendamment de la souveraine, des hommes sensibles à l’esprit, à la probité, aux talents, et que vous avez trouvé en Russie tout ce que vous deviez naturellement vous promettre d’avantages, en quelque lieu du monde que vous fussiez allé, avec les qualités personnelles infiniment estimables que vous y auriez portées ; ces qualités qui m’attachèrent à vous au premier moment où je vous vis, qui, mieux connues de jour en jour, me firent ambitionner le nom de votre ami, et qui, également appréciées de loin et de près, me font sentir à l’instant où je vous écris tout le regret de votre perte. Mais je dis mal : est-ce que vous êtes perdu pour moi ? est-ce que je suis perdu pour vous ? Non, ami, je vous recouvrerai. Je vous reverrai. Je n’y tiendrai pas. L’amitié, le sentiment de la reconnaissance la plus vive, m’enlèveront un jour de vive force et me porteront entre les bras de mon ami, aux pieds de mon auguste bienfaitrice. Je la voudrai voir cette femme despote qui s’avise de dire un jour à ses sujets : « Nous sommes nés pour vivre sous des lois, les lois sont faites pour rendre les hommes heureux ; personne ne sait mieux que vous à quelles conditions vous pouvez être heureux. Venez donc me l’apprendre. » Voilà, mon ami, le trait qu’il faudrait transmettre à la postérité la plus reculée parce qu’il est unique, parce que le passé n’en offre point d’exemple chez aucune nation, et que les maîtres du monde sont trop jaloux de leur autorité pour que l’avenir en offre un second. Montrez-la-moi donc, mon ami, elle debout et le Russe son sujet, un autel entre deux ; sur cet autel le rouleau de la loi à demi déplié, et sur ce rouleau, le souverain et l’esclave jurant tous les deux également d’observer la loi… Mais j’entame malgré moi la lettre qui doit succéder à celle-ci. Nous nous entretenons sans cesse de vous. Nous buvons sans cesse à votre santé. Je suis sans cesse assailli de gens qui viennent m’interroger sur votre sort. Je ne compte pas ceux-là au nombre des importuns. Ils me font parler de vous. Ils me font sentir que votre bonheur est le mien, et ils s’en retournent affligés ou satisfaits, selon le motif qui les amenait. J’attends avec impatience une réponse à ma dernière lettre à Son Exc. M. le général Betzky. Je voudrais bien qu’elle fût telle que je la désire. Avec quelle ardeur je me mettrais à l’ouvrage ! La belle chose que je ferais ! Et avec quelle célérité ! Chaque ligne me paraîtrait un pas fait vers la contrée qu’habite mon ami. Bonjour, mon ami, bonjour, tendre ami. Bonjour, mademoiselle Victoire. Je vous chéris toujours également. Conservez-moi les sentiments que vous m’avez accordés. Vous vous doutez bien que votre nom se trouve souvent mêlé ici avec celui de Falconet ; vous l’avouerai-je ? c’est avec tant d’intérêt, une si douce émotion qu’il est prononcé, qu’on est quelquefois tenté de croire que vous m’êtes plus chère encore qu’une fille ne l’est à son père, et j’ai quelquefois senti qu’il fallait toute la force de l’honnêteté pour écarter des esprits une idée dont j’étais vain. Je vous reverrai aussi et ce sera moi qui ferai les avances. Comme de raison, recevez toutes les amitiés de la mère et de la fille. Je vous réponds de leur sincérité ; c’est avec le plus grand plaisir que la mère s’est chargée de votre commission ; si elle est aussi bien faite qu’on l’a souhaitée, vous ne serez pas mécontente… Embrassez-le pour moi. Embrassez-la pour nous tous et songez que nous sommes trois… Vous n’avez donc pas pu souffrir qu’un M. Berard se plaignît de moi en votre présence. Je pardonne à M. Berard de ne m’avoir pas connu ; si vous le revoyez, dites-lui que j’ai risqué d’aller à la Bastille pour avoir voulu lui tenir la parole que je lui avais donnée.

Adieu, mes amis, mes bons amis. Sous quelques jours, nous causerons plus longtemps ensemble.