Lettre sur les panégyriques/Édition Garnier


Lettre sur les panégyriques



LETTRE

SUR LES PANÉGYRIQUES

PAR IRÉNÉE ALETHÈS,

professeur en droit dans le canton d’Uri

(1767[1])

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Vous avez raison, monsieur, de vous défier des panégyriques : ils sont presque tous composés par des sujets qui flattent un maître, ou, ce qui est pis encore, par des petits qui présentent à un grand un encens prodigué avec bassesse et reçu avec dédain.

Je suis toujours étonné que le consul Pline, digne ami de Trajan, ait eu la patience de le louer pendant trois heures, et Trajan celle de l’entendre. On dit, pour excuser l’un et l’autre, que Pline supprima, pour la commodité des auditeurs, une grande partie de son énorme discours ; mais s’il en épargna la moitié à l’audience, il était encore trop long d’un quart.

Une seule chose me réconcilie avec ce panégyrique, c’est qu’étant prononcé devant le sénat et devant les principaux chevaliers romains, en l’honneur d’un prince qui regardait leurs suffrages comme sa plus noble récompense, ce discours était devenu une espèce de traité entre la république et l’empereur. Pline, en louant Trajan d’avoir été laborieux, équitable, humain, bienfaisant, l’engageait à l’être toujours, et Trajan justifia Pline le reste de sa vie.

Eusèbe de Césarée voulut, deux siècles après, faire dans une église, en faveur de Constantin, ce que Pline avait fait en faveur de Trajan dans le Capitole. Je ne sais si le héros d’Eusèbe est comparable en rien à celui de Pline ; mais je sais que l’éloquence de l’évêque est un peu différente de celle du consul :

« Dieu, dit-il, a donné des qualités à la matière ; d’abord il l’a embellie par le nombre de deux, ensuite il l’a perfectionnée par le nombre de trois, en lui donnant la longueur, la largeur et la profondeur ; puis, ayant doublé le nombre de deux, il s’en est formé les quatre éléments. Ce nombre de quatre a produit celui de dix ; trois fois dix ont fait un mois, etc. ; la lune, ainsi parée de trois fois dix unités, qui font trente, reparaît toujours avec un éclat nouveau : il est donc évident que notre grand empereur Constantin est le digne favori de Dieu, puisqu’il a régné trente années. »

C’est ainsi que raisonne l’évêque, auteur de la Préparation évangélique, dans un discours pour le moins aussi long que celui de Pline le Jeune.

En général, nous ne louons aujourd’hui les grands en face que très-rarement, et encore ce n’est que dans des épîtres dédicatoires qui ne sont lues de personne, pas même de ceux à qui elles sont adressées.

La méthode des oraisons funèbres eut un grand cours dans le beau siècle de Louis XIV. Il s’éleva un homme éloquent[2], né pour ce genre d’écrire, qui fit non-seulement supporter ses déclamations, mais qui les fit admirer. Il avait l’art de peindre avec la parole. Il savait tirer de grandes beautés d’un sujet aride. Il imitait ce Simonide qui célébrait les dieux quand il avait à louer des personnages médiocres.

Il est vrai qu’on voit trop souvent un étrange contraste entre les couleurs vraies de l’histoire et le vernis brillant des oraisons funèbres. Lisez l’éloge de Michel Le Tellier, chancelier de France, dans Bossuet : c’est un sage, c’est un juste ; voyez ses actions dans les Lettres de madame de Sévigné : c’est un courtisan intrigant et dur, qui trahit la cour dans le temps de la Fronde, et ensuite ses amis pour la cour ; qui traita Fouquet, dans sa prison, avec la cruauté d’un geôlier, qui le jugea avec barbarie, et qui mendia des voix pour le condamner à la mort. Il n’ouvrait jamais dans le conseil que des avis tyranniques. Le comte de Grammont, en le voyant sortir du cabinet du roi, le comparait à une fouine qui sort d’une basse-cour en se léchant le museau teint du sang des animaux qu’elle a égorgés.

Ce contraste a d’abord jeté quelque ridicule sur les oraisons funèbres ; ensuite la multiplicité de ces déclamations a fait naître le dégoût. On les a regardées comme de vaines cérémonies, comme la partie la plus ennuyeuse d’une pompe funéraire, comme un fatigant hommage qu’on rend à la place, et non au mérite.

Qui n’a rien fait doit être oublié. L’épouse de Louis XIV n’était que la fille d’un roi puissant et la femme d’un grand homme. Son oraison funèbre est l’une des plus médiocres que Bossuet ait composées. Celles de Condé[3] et de Turenne[4] ont immortalisé leurs auteurs. Mais qu’avait fait Anne de Gonzague, comtesse palatine du Rhin, que Bossuet voulut aussi rendre immortelle[5]. Retirée dans Paris, elle eut des amants et des amis. Femme d’esprit, elle étala des sentiments hardis tant qu’elle jouit de la santé et de la beauté ; vieille et infirme, elle fut dévote. Il importe peut-être assez peu aux nations qu’Anne de Gonzague se soit convertie pour avoir vu un aveugle, une poule et un chien, en songe[6], et qu’elle soit morte entre les mains d’un directeur.

Louis XIV, longtemps vainqueur et pacificateur, plus grand dans les revers que modeste dans la prospérité, protecteur des rois malheureux, bienfaiteur des arts, législateur, méritait sans doute, malgré ses grandes fautes, que sa mémoire fût consacrée ; mais il ne fut pas si heureusement loué après sa mort que de son vivant, soit que les malheurs de la fin de son règne eussent glacé les orateurs et indisposé le public, soit que son Panégyrique, prononcé en 1671 publiquement par Pellisson à l’Académie, fût en effet plus éloquent que toutes les oraisons composées après sa mort ; soit plutôt que les beaux jours de son règne, l’éclat de sa gloire, se répandît sur l’ouvrage de Pellisson même. Mais ce qui fut honorable à Louis XIV, c’est que, de son vivant, on prononça douze éloges de ce monarque dans douze villes d’Italie[7]. Ils lui furent envoyés par le marquis Zampieri, dans une reliure d’or. Cet hommage singulier et unanime rendu par des étrangers, sans crainte et sans espérance, était le prix de l’encouragement que Louis XIV avait donné dans l’Europe aux beaux-arts, dont il était alors l’unique protecteur.

Un académicien français[8] fit, en 1748, le panégyrique de Louis XV. Cette pièce a cela de singulier que l’on n’y voit aucune adulation, pas une seule phrase qui sente le déclamateur ou le faiseur de dédicace. L’auteur ne loue que par les faits. Le roi de France venait de finir une guerre dans laquelle il avait gagné deux batailles en personne, et de conclure une paix dans laquelle il ne voulut jamais stipuler pour lui le moindre avantage. Cette conduite, supérieure à la politique ordinaire, n’eût pas été célébrée par Machiavel ; mais elle le fut par un citoyen philosophe. Ce citoyen étant sujet du monarque auquel il rendait justice, craignit que sa qualité de sujet ne le fît passer pour flatteur ; il ne se nomma pas : l’ouvrage fut traduit en latin, en espagnol, en italien, en anglais[9]. On ignora longtemps en quelle langue il avait d’abord été écrit ; l’auteur fut inconnu, et probablement le prince ignore encore quel fut l’homme obscur qui fit cet éloge désintéressé.

Vous voulez, monsieur, prononcer dans votre Académie le panégyrique de l’impératrice de Russie ; vous le pouvez avec d’autant plus de bienséance et de dignité que, n’étant point son sujet, vous lui rendrez librement les mêmes honneurs que le marquis Zampieri rendit à Louis XIV.

Elle se signale précisément comme ce monarque, par la protection qu’elle donne aux arts, par les bienfaits qu’elle a répandus hors de son empire, et surtout par les nobles secours dont elle a honoré l’innocence des Calas et des Sirven, dans des pays qui n’étaient pas connus de ses anciens prédécesseurs.

Je remplis mon devoir, monsieur, en vous fournissant quelques couleurs que vos pinceaux mettront en œuvre ; et si c’est une indiscrétion, je commets une faute dont l’impératrice seule pourra me savoir mauvais gré, et dont l’Europe m’applaudira. Vous verrez que si Pierre le Grand fut le vrai fondateur de son empire, s’il fit des soldats et des matelots, si l’on peut dire qu’il créa des hommes, on pourra dire que Catherine II a formé leurs âmes.

Elle a introduit dans sa cour les beaux-arts et le goût, ces marques certaines de la splendeur d’un empire ; elle en assure la durée sur le fondement des lois. Elle est la seule de tous les monarques du monde qui ait rassemblé des députés de toutes les villes d’Europe et d’Asie pour former avec elle un corps de jurisprudence universelle et uniforme. Justinien ne confia qu’à quelques jurisconsultes le soin de rédiger un code ; elle confie ce grand intérêt de la nation à la nation même, jugeant avec autant d’équité que de grandeur qu’on ne doit donner aux hommes que les lois qu’ils approuvent, et prévoyant qu’ils chériront à jamais un établissement qui sera leur ouvrage.

C’est dans ce code qu’elle rappelle les hommes à la compassion, à l’humanité que la nature inspire et que la tyrannie étouffe ; c’est là qu’elle abolit ces supplices si cruels, si recherchés, si disproportionnés aux délits ; c’est là qu’elle rend les peines des coupables utiles à la société ; c’est là qu’elle interdit l’affreux usage de la question, invention odieuse à toutes les âmes honnêtes, contraire à la raison humaine et à la miséricorde recommandée par Dieu même ; barbarie inconnue aux Grecs, exercée par les Romains contre les seuls esclaves, en horreur aux braves Anglais, proscrite dans d’autres États, mitigée enfin quelquefois chez ces nations qui sont esclaves de leurs anciens préjugés, et qui reviennent toujours les dernières à la nature et à la vérité en tout genre.

Souveraine absolue, elle gémit sur l’esclavage, et elle l’abhorre. Ses lumières lui font aisément discerner combien ces lois de servitude, apportées autrefois du Nord dans une si grande partie de la terre, avilissent la nature humaine ; dans quelle misère une nation croupit quand l’agriculture n’est que le partage des esclaves ; à quel point les hommes ont été barbares, quand le gouvernement des Huns, des Goths, des Vandales, des Francs, des Bourguignons, a dégradé le genre humain.

Elle a senti que le grand nombre, qui ne travaille jamais pour lui-même, et qui se croit né pour servir le plus petit nombre, ne peut se tirer de cet abîme si on ne lui tend une main favorable. Mille talents périssent étouffés, nul art ne peut être exercé ; une immense multitude est inutile à elle-même et à ses maîtres. Les premiers de l’État, mal servis par des esclaves ineptes, sont eux-mêmes les esclaves de l’ignorance commune. Ils ne jouissent d’aucune consolation de la vie ; ils sont sans secours au milieu de l’opulence. Tels étaient autrefois les rois francs et tous ces vassaux grossiers de leur couronne, lorsqu’ils étaient obligés de faire venir un médecin, un astronome arabe, un musicien d’Italie, une horloge de Perse, et que les courtiers juifs fournissaient la grossière magnificence de leurs cours plénières.

L’âme de Catherine a conçu le dessein d’être la libératrice du genre humain dans l’espace de plus de onze cent mille de nos grandes lieues carrées. Elle n’entreprend point tout ce grand ouvrage par la force, mais par la seule raison ; elle invite les grands seigneurs de son empire à devenir plus grands en commandant à des hommes libres ; elle en donne l’exemple, elle affranchit des serfs de ses domaines ; elle arrache plus de cinq cent mille esclaves à l’Église sans la faire murmurer et en la dédommageant ; elle la rend respectable en la sauvant du reproche que la terre entière lui faisait d’asservir les hommes qu’elle devait instruire et soulager.

« Les sujets de l’Église, dit-elle dans une de ses lettres[10], souffrant des vexations souvent tyranniques auxquelles les fréquents changements des maîtres contribuaient beaucoup, se révoltèrent vers la fin du règne de l’impératrice Élisabeth, et ils étaient à mon avènement plus de cent mille en armes. C’est ce qui fit qu’en 1762 j’exécutai le projet de changer entièrement l’administration des biens du clergé, et de fixer ses revenus. Arsène, évêque de Rostou, s’y opposa, poussé par quelques-uns de ses confrères, qui ne trouvèrent pas à propos de se nommer. Il envoya deux mémoires où il voulait établir le principe absurde des deux puissances. Il avait déjà fait cette tentative du temps de l’impératrice Élisabeth : on s’était contenté de lui imposer silence ; mais son insolence et sa folie redoublant, il fut jugé par le métropolitain de Novogorod et par le synode entier, condamné comme fanatique, coupable d’une entreprise contraire à la foi orthodoxe autant qu’au pouvoir souverain, déchu de sa dignité et de la prêtrise, et livré au bras séculier. Je lui fis grâce, et je me contentai de le réduire à la condition de moine. »

Telles sont, monsieur, ses propres paroles. Il en résulte qu’elle sait soutenir l’Église et la contenir ; qu’elle respecte l’humanité autant que la religion ; qu’elle protège le laboureur autant que le prêtre ; que tous les ordres de l’État doivent la bénir.

J’aurai encore l’indiscrétion de transcrire ici un passage d’une de ses lettres[11].

« La tolérance est établie chez nous ; elle fait loi de l’État, et il est défendu de persécuter. Nous avons, il est vrai, des fanatiques qui, faute de persécution, se brûlent eux-mêmes ; mais, si ceux des autres pays en faisaient autant, il n’y aurait pas grand mal : le monde n’en serait que plus tranquille, et Calas n’aurait pas été roué. »

Ne croyez pas qu’elle écrive ainsi par un enthousiasme passager et vain qu’on désavoue ensuite dans la pratique, ni même par le désir louable d’obtenir dans l’Europe les suffrages des hommes qui pensent et qui enseignent à penser. Elle pose ces principes pour base de son gouvernement. Elle a écrit de sa main, dans le conseil de législation, ces paroles, qu’il faut graver aux portes de toutes les villes :

«[12] Dans un grand empire, qui étend sa domination sur autant de peuples divers qu’il y a de différentes croyances parmi les hommes, la faute la plus nuisible serait l’intolérance. » Remarquez qu’elle n’hésite pas de mettre l’intolérance au rang des fautes, j’ai presque dit des délits. Ainsi une impératrice despotique détruit dans le fond du Nord la persécution et l’esclavage, tandis que dans le Midi…

Jugez après cela, monsieur, s’il se trouvera un honnête homme dans l’Europe qui ne sera pas prêt à signer le panégyrique que vous méditez. Non-seulement cette princesse est tolérante, mais elle veut que ses voisins le soient[13]. Voilà la première fois qu’on a déployé le pouvoir suprême pour établir la liberté de conscience. C’est la plus grande époque que je connaisse dans l’histoire moderne.

C’est à peu près ainsi que les Syracusains défendirent aux Carthaginois d’immoler des hommes.

Plût à Dieu qu’au lieu des barbares qui fondirent autrefois des plaines de la Scythie et des montagnes de l’Immaüs et du Caucase vers les Alpes et les Pyrénées pour tout ravager, on vît descendre aujourd’hui des armées pour renverser le tribunal de l’Inquisition, tribunal plus horrible que les sacrifices de sang humain tant reprochés à nos pères !

Enfin ce génie supérieur veut faire entendre à ses voisins ce que l’on commence à comprendre en Europe, que des opinions métaphysiques inintelligibles, qui sont les filles de l’absurdité, sont les mères de la discorde ; et que l’Église, au lieu de dire : « Je viens apporter le glaive et non la paix[14], » doit dire hautement : « J’apporte la paix et non le glaive. » Aussi l’impératrice ne veut-elle tirer l’épée que contre ceux qui veulent opprimer les dissidents.

J’ignore quelles suites aura la querelle qui divise la Pologne ; mais je n’ignore pas que tous les esprits doivent être un jour unis dans l’amour de cette liberté précieuse qui enseigne aux hommes à regarder Dieu comme leur père commun, et à le servir en paix, sans inquiéter, sans avilir, sans haïr ceux qui l’adorent avec des cérémonies différentes des nôtres.

Je sais encore que le roi de Pologne[15] est un prince philosophe digne d’être l’ami de l’impératrice de Russie ; un prince fait pour rendre les Polonais heureux, si jamais ils consentent à l’être. Je ne me mêle point de politique ; ma seule étude est celle du bonheur du genre humain, etc., etc.

FIN DE LA LETTRE.

  1. Cette pièce est d’avril ou mai 1767. Mme du Deffant en parle dans sa lettre à M. Walpole, du 23 mai. Le même jour, d’Alembert en accusait réception à Voltaire. Catherine II en remercia l’auteur dans sa lettre du 18-29 mai. (B.)
  2. Bossuet.
  3. Par Bossuet.
  4. Par Fléchier.
  5. Voyez tome XVII, page 335.
  6. N. B. « Ce fut par cette vision qu’elle comprit, dit Bossuet, qu’il manque un sens aux incrédules. Trois mois entiers furent employés à repasser avec larmes ses ans écoulés dans les illusions, et à préparer sa confession. Dans l’approche du jour désiré où elle espérait de la faire, elle tomba dans une syncope qui ne lui laissait ni couleur, ni pouls, ni respiration. Revenue d’une si étrange défaillance, elle se vit replongée dans un plus grand mal ; et, après les approches de la mort, elle ressentit toutes les horreurs de l’enfer. Digne effet des sacrements de l’Église ! etc. » (Édit. de 1749, p. 315 et 316.)

    « Elle vit aussi une poule qui arrachait un de ses poussins de la gueule d’un chien, et elle entendit cette poule qui disait : Non, je ne le rendrai jamais. » (Voyez page 319 de la même édition.)

    C’est donc là ce que rapporte cet illustre Bossuet, qui s’élevait, dans le même temps, avec un acharnement si impitoyable contre les visions de l’élégant et sensible archevêque de Cambrai. Démosthéne et Sophocle ! ô Cicéron et Virgile ! qu’eussiez-vous dit si, dans votre temps, des hommes, d’ailleurs éloquents, avaient débité sérieusement de pareilles pauvretés ? (Note de Voltaire.)

  7. Voyez tome XIV, page 444.
  8. Voltaire lui-même ; voyez tome XXIII, page 263.
  9. Voyez la note, tome XXIII, page 264.
  10. Du 11-22 auguste 1765. Voltaire reproduisit presque toute la fin de cette pièce dans ses Questions sur l’Encyclopédie, au mot Puissance ; voyez tome XX, page 302.
  11. Du 28 novembre 1765.
  12. Lettre du 9 juillet 1766.
  13. Voyez, plus loin, l’Essai sur les dissensions des églises de Pologne.
  14. Matthieu, x, 34.
  15. Voyez la note 5, tome XXI, page 405.