LETTRES
SUR LE CLERGÉ.

II.
Y A-T-IL ENCORE DES JÉSUITES ?

Savez-vous, monsieur, la grande nouvelle ? Depuis la publication de ma première lettre, les jésuites ont disparu. Auparavant on les rencontrait partout ; ils marchaient fièrement, et ils regardaient les gens avec un air adorable de supériorité. Actuellement on n’en voit plus un seul. Si vous parlez de ces bons pères, on vous répond que ce sont là des fantômes, qu’il n’y a plus de jésuites, et qu’il ne faut pas se battre contre des moulins à vent. S’effacer et attendre, voilà, à ce qu’on assure, le mot d’ordre venu du dehors. Aussi, pendant quelques jours, les rôles ont été intervertis. Tandis que M. de Larochejaquelein déclarait à la chambre des députés qu’il ne croyait plus aux jésuites, dont il n’avait craint l’influence que sous une dynastie qu’il voulait conserver, les chefs du parti légitimiste, à la chambre des pairs, déploraient d’un ton doucereux certaines imprudences de leurs adhérens. On prêchait partout la paix et l’oubli, comme si l’attaque ne fût pas venue de la congrégation. Tant que l’Univers, la Gazette du Midi et vingt autres journaux ont insulté et calomnié les hommes les plus considérables de la France ; tant que M. l’évêque de Chartres et M. l’évêque de Belley ont lancé des mandemens contre l’Université, on n’a rien dit ; mais quand, depuis les Débats jusqu’au National, la presse s’est émue, quand on a senti que le pays était prêt à s’indigner, on a compris la faute que l’on avait commise, et l’on s’est donné l’air de victimes qui allaient être égorgées sur l’autel de la philosophie et de l’Université. Pauvres et innocentes brebis que les auteurs du Monopole universitaire, et de bien d’autres libelles semblables ! C’est toujours la fable du loup et de l’agneau. Pendant des années entières, la congrégation a dirigé ses violentes diatribes contre des gens qui ne s’occupaient point d’elle, et lorsqu’enfin quelques réponses fermes, mais polies, sont arrivées à ses oreilles, elle s’est mise à crier à la calomnie et à la persécution. Oh ! la bonne et plaisante invention ! Pends-toi, brave Escobar, tu n’étais pas là !

Que n’a-t-on pas dit contre les leçons que M. Michelet et M. Quinet ont données récemment au collége de France ! C’était vraiment l’abomination de la désolation ! On demandait la suppression ou tout au moins la suspension de ces cours où l’on avait la hardiesse de démasquer les jésuites. Le gouvernement a résisté à ces perfides conseils, et il a bien fait. Les néo-catholiques ont essayé d’étouffer violemment la voix des professeurs ; mais, quand ils ont vu que le gouvernement ne cédait pas, ils ont renoncé à un projet qui aurait pu amener de vives représailles, et l’agitation s’est apaisée. Comment, en effet, M. le ministre de l’instruction publique serait-il intervenu dans cette affaire, lorsque M. le ministre de la justice et des cultes n’a pas cru devoir intervenir dans les prédications qui, depuis plusieurs années, se font, dans tant d’églises de provinces et jusque dans Paris, contre plusieurs professeurs et contre l’Université tout entière ?

N’importe, il faut admettre que c’est l’Université qui persécute ses adversaires. Cela est si vrai, que le dernier dimanche de mai, dans une église située au centre de Paris, le prédicateur a demandé charitablement qu’on priât pour les jésuites persécutés et même pour leurs persécuteurs. À ce mot, monsieur, je m’aperçois de ma bévue. J’avais commencé par vous dire qu’il n’y avait plus de jésuites, et voilà que maintenant il faut prier pour leur succès ! Ils existent donc ? Je ne sais pas comment il s’est fait qu’en retraçant leur marche je me suis égaré avec eux. Voyez un peu ce que c’est de ne pas suivre l’omnium brevissima et d’oublier un instant la géométrie ! Parlons sérieusement ; on a perdu bien vite le souvenir du mot d’ordre. Pendant que M. de Larochejaquelein disait à la chambre qu’il n’y avait plus de jésuites, l’Ami de la Religion, mieux informé ou plus hardi qu’on ne pouvait l’être devant les représentans du pays, déclarait que les jésuites existaient chez nous, et que tout le monde le savait[1]. Cette déclaration officielle suffirait ; d’ailleurs les preuves sont tellement nombreuses qu’un tel aveu devient presque superflu.

Que veut-on dire lorsqu’on affirme qu’il y a des jésuites ? Non-seulement on entend par là qu’il existe à Lyon, à Paris et dans beaucoup d’autres villes de France des établissemens où se réunissent des ecclésiastiques soumis aux lois de saint Ignace, et qui reconnaissent pour leur supérieur le général des jésuites à Rome, non-seulement on entend que ce soit là les successeurs directs et immédiats de ces jésuites repoussés deux fois de France par les rois très chrétiens, et dont l’ordre fut aboli par Clément XIV aux applaudissemens de toute l’Europe ; mais on veut exprimer surtout que les jésuites actuels ont les mêmes maximes et la même conduite que les anciens, qu’ils commettent les mêmes fautes et qu’ils présentent les mêmes dangers : de sorte que, si l’on ne connaissait en aucune manière l’ordre auquel appartiennent les ecclésiastiques dont il s’agit, il serait facile de prouver que ce sont là des jésuites, par leurs maximes, par leur conduite, par les discussions qu’ils amènent, par l’oppression qu’ils font peser sur le clergé, par la violence de leur polémique et par les symptômes d’une agitation que leur présence a toujours produite. D’ailleurs, d’où partent ces attaques continuelles contre les libertés de l’église gallicane, si ce n’est de la congrégation ? Permettez, monsieur, que j’entre dans quelques détails au sujet de cette démonstration à posteriori de l’existence des jésuites.

Considérée dans ses rapports avec la société, toute religion doit avoir principalement pour objet de répandre chez les hommes les idées morales et la pratique de la vertu. C’est, disait Turgot, parce qu’elle est utile, et non parce qu’elle est vraie, qu’une religion est adoptée par l’état. À cet égard, l’utilité du catholicisme bien entendu ne saurait être niée par personne, et l’on a dû généralement reconnaître que les maximes de l’Évangile, si elles étaient rigoureusement pratiquées, nous feraient tous vivre en frères. Si donc, à certaines époques, on voit les peuples chrétiens, agités par des passions religieuses, oublier cet esprit de charité évangélique, si surtout ce sont les chefs, les pasteurs, qui donnent l’exemple de la violence et de l’emportement, il faut penser que la morale de l’Évangile a reçu quelque grave atteinte, et qu’un nouveau principe s’est introduit dans la société. Or, l’histoire est là pour attester que depuis trois siècles la plupart des troubles religieux, des discussions intestines qui ont eu lieu entre catholiques et catholiques, au sujet de la foi, furent suscités par les jésuites. Sans aller chercher au Paraguay ou au Japon le souvenir des batailles livrées par les disciples de saint Ignace, il suffira de jeter un coup d’œil sur l’histoire religieuse de la France, à partir du XVIe siècle. Deux livres qui ont paru récemment, et que le fond et la forme recommandent également au public, font mieux connaître que tout ce qu’on avait écrit jusqu’ici l’action funeste des jésuites sur la société française.

Dans les Prédicateurs de la Ligue, M. Labitte a présenté un tableau fidèle des maux incalculables que l’influence des jésuites répandit à cette époque sur la France. Ce livre, rédigé sans passion, mais avec liberté, nous montre la chaire sacrée envahie alors par des énergumènes qui dénonçaient hardiment dans les églises ceux qu’ils ne cessaient d’attaquer dans leurs pamphlets. Port-Royal de M. Sainte-Beuve, écrit avec tant de vérité et de finesse, nous montre ces mêmes jésuites, au XVIIe siècle, poursuivant avec un incroyable acharnement des hommes pieux et respectables, s’attaquant à toutes les gloires de la France pour enlever l’enseignement aux solitaires de Port-Royal ; car, il ne faut pas l’oublier, ce n’est pas d’aujourd’hui que datent les querelles qu’on suscite à l’Université. Les reproches qu’on adresse à la philosophie spiritualiste ne sont qu’un prétexte, et plusieurs siècles avant qu’il fût question de M. Cousin et de M. Jouffroy, les ordres religieux avaient toujours tenté de s’emparer de l’instruction publique, même lorsque l’Université était ecclésiastique et ne pouvait donner lieu à aucune critique en matière de foi. On connaît, au XIIIe siècle, la grande querelle des ordres mendians avec l’Université. Plus tard, ce furent les jésuites qui, s’attaquant à ce grand corps, s’efforcèrent, par tous les moyens et sans pouvoir prétexter l’intérêt de la religion, d’accaparer l’instruction. Ce qu’ils avaient obtenu par ruse et par violence, ils se gardèrent bien de vouloir l’accorder à d’autres, et ils firent défendre aux illustres disciples de Saint-Cyran d’enseigner une morale qui ne leur paraissait pure et sublime que dans les livres de Sanchez et d’Escobar. Mais je ne veux pas ici anticiper sur un sujet que je réserve pour une autre occasion. En vous rappelant des faits si connus, je n’ai eu d’autre but, monsieur, que de vous fournir un moyen de constater l’existence des jésuites en France par l’observation des mêmes symptômes qu’on avait remarqués dans les siècles passés. Si des ministres de Dieu, oubliant la charité évangélique et le respect que l’on doit aux églises, abusent de la chaire pour calomnier et pour insulter des hommes honorables, pour dénigrer l’Université tout entière ; si des ecclésiastiques, si des évêques accumulent dans des pamphlets ou dans des mandemems toutes les invectives, toutes les injures contre des professeurs que la France aime et respecte, ne reconnaissez-vous pas à ces marques le même esprit qui anima les prédicateurs de la ligue et qui inspira leurs successeurs ? Voilà les jésuites : je les reconnais à leurs œuvres, à l’abus qu’ils font de la parole de Dieu, à leurs violences, au trouble qu’ils jettent dans la société. Et il ne faut pas croire qu’il s’agisse ici de faits déjà oubliés, ni que les partisans de la congrégation aient cru devoir modifier leurs allures. Les faits actuels abondent, et l’on n’a que l’embarras du choix.

Lorsqu’après les mandemens des prélats les plus fougueux de France, après les injures quotidiennes dont les journaux ultrà-catholiques étaient remplis, parut le Monopole universitaire, du chanoine Desgarets, toute la presse s’émut des injures et des calomnies renfermées dans cet ouvrage, dont le style rappelle ce que les plumes jésuitiques ont jamais produit de plus déplorable. Pour atténuer l’effet que produisait ce livre, on commença d’abord par répandre tout doucement que c’était là une saillie individuelle ; on déplora partout le zèle aveugle qui avait animé l’auteur. À la chambre des pairs, les chefs du parti légitimiste firent allusion à cet ouvrage, et l’archevêque de Paris lui-même, allant visiter un de nos grands établissemens universitaires, prononça des paroles que les journaux ont répétées, et qui contenaient un blâme indirect des violences jésuitiques. Or, comme les réponses à ces attaques arrivaient précisément au milieu de ces demi-désaveux, et que d’ailleurs il y avait un nombre incroyable de personnes qui, sans savoir au juste ce qu’elles faisaient ni quels étaient les fils qui les dirigeaient, s’appliquaient à prêcher l’oubli des injures, il en résulta que les gens qu’on avait battus à outrance, et qu’on forçait à se défendre, eurent l’air d’agresseurs. Cependant cette espèce de paix de l’église ne fut pas de longue durée. Ceux qui demandent à tout propos la liberté de l’enseignement voulurent étouffer les libres paroles que des hommes de talent et de cœur prononçaient au collége de France : se voyant en trop petit nombre pour en imposer à un immense auditoire, ils battirent en retraite, et les violences recommencèrent de plus belle dans les journaux. L’Ami de la Religion, l’Univers, la Gazette du Midi, reprirent le cours de leurs invectives habituelles ; M. l’évêque de Chartres recommença la série de ses mandemens et de ses lettres, et, comme si tout cela était insuffisant, la congrégation vient de faire paraître à Lyon un second pamphlet beaucoup plus virulent que le premier. Ce sont probablement les lauriers cueillis par M. Desgarets qui ont porté l’auteur de ce nouvel écrit à attaquer avec une ardeur sans égale tous ceux qui ne fléchissent pas le genou devant les jésuites. Pour montrer l’excès de l’aveuglement dans lequel l’auteur de ce libelle est tombé, il suffira de dire qu’il poursuit de ses injures un homme que la France entière a entouré de sa vénération, et qui possède la plus solide piété. En s’attaquant à M. Royer-Collard, qu’on avait toujours respecté, ce nouvel athlète a prouvé qu’il voulait se faire distinguer dans son parti par l’étrangeté et la bizarrerie de ses emportemens.

Ce n’est pas seulement par leurs actes que les partisans de la congrégation se font reconnaître ; se mettant en révolte ouverte contre l’Évangile, ils foulent aux pieds la charité, et, au lieu de reconnaître leurs erreurs, ils prêchent la persécution, ils veulent légitimer l’emploi de l’injure. Il faut lire à cet égard l’Univers du 25 mai dernier, où se trouvent à la fois un grand article sur le zèle et la modération, et une lettre du respectable auteur du Monopole universitaire. Dans l’article, les rédacteurs de l’Univers répondent à leurs amis, « qui s’accrochent à leurs vêtemens pour les retenir, criant qu’ils les compromettent, » que le zèle doit tout excuser. À ceux qui leur recommandent la modération, ils conseillent le zèle, et ils répètent le serment prêté par les chevaliers du Temple, de combattre à outrance les infidèles : exemple admirablement choisi pour des gens qui font profession d’humilité et de foi ; car on sait bien que les templiers furent des modèles de piété, de charité, et de toutes les vertus chrétiennes. Aussi, animé par le souvenir de ces illustres guerriers, l’Univers a déclaré, il y a huit jours, qu’il n’accepterait ni paix ni trêve. Quant à M. Desgarets, il dit dans sa lettre, que s’il y a des injures dans son livre, elles sont une conséquence immédiate et nécessaire des blasphèmes qu’il attribue aux professeurs de l’Université. « D’ailleurs, ajoute-t-il, les mots propres m’ont toujours paru préférables aux périphrases, et, dès ma jeunesse, j’ai fort goûté ce vers de Boileau :

« J’appelle un chat un chat, et Rollet un fripon. »

Certes, Boileau est un auteur très estimable, mais il me semble qu’il existe un livre qui, pour M. le chanoine Desgarets, devrait avoir encore plus d’autorité que les vers de l’auteur du Lutrin. Dans cet autre livre, que nous pourrions au besoin faire connaître à l’auteur du Monopole universitaire, il est écrit qu’on ne doit pas appeler raca son prochain. L’Évangile prêche la charité ; les néo-catholiques ne veulent pas respecter ce précepte fondamental : ce ne sont donc pas de véritables chrétiens. Que sont-ils alors ? Lisez les œuvres du père Garasse, monsieur, et vous le saurez.

Mais nos adversaires ne peuvent-ils pas se reconnaître à d’autres signes ? S’ils voulaient modérer leur zèle, s’ils pouvaient, par hypothèse, cesser d’injurier et de calomnier les gens avec lesquels ils sont en discussion, n’y aurait-il plus aucun moyen de les démasquer ? Si fait, monsieur ; à moins qu’on ne veuille fermer les yeux à la lumière, il est impossible de se laisser tromper. Quand on voit les doctrines décriées du probabilisme et des restrictions mentales se relever en France, quand on rencontre, dans des ouvrages destinés à l’instruction d’une jeunesse qu’il faudrait toujours garantir de la moindre souillure, toutes les infamies, toutes les turpitudes qui donnèrent une si triste célébrité à l’ouvrage de Sanchez, il faut se rendre à l’évidence, et reconnaître que les jésuites sont parmi nous.

Vous connaissez déjà probablement, monsieur, la morale de ces nouveaux casuistes, par des extraits qui ont paru dans les Débats et dans d’autres journaux. On y retrouve la plupart des maximes que Pascal avait si victorieusement réfutées dans les Provinciales. Ce sont deux ouvrages destinés à l’enseignement dans les séminaires, et dénoncés à la France dans un opuscule publié récemment à Strasbourg sous le titre de Découvertes d’un Bibliophile, qui ont fait ouvrir les yeux aux hommes qui ne veulent pas que la véritable morale soit enlacée et étouffée dans des distinctions subtiles et dangereuses. Il faut des lumières surnaturelles, et dont je me trouve absolument privé, pour se purifier à la source du père Moullet ou de l’abbé Rousselot. Dans un Compendium de théologie morale qu’on a adopté dans les séminaires de l’Alsace, l’abbé Moullet énonce les propositions les plus pernicieuses. L’obéissance passive y est prêchée comme un devoir rigoureux. « Le subordonné obéissant dans une « bonne intention à son chef, dit l’auteur de ce livre, agit méritoirement, quoique, par le fait, il agisse contre la loi de Dieu. » De cette manière, un supérieur criminel ou dépravé sera certain de plonger dans le crime ou dans la débauche ses subordonnés, qui lui obéiront en toute sûreté de conscience. La théorie du probabilisme, telle qu’elle est enseignée dans cet ouvrage, est subversive de toute société ; elle tend à établir que lorsqu’un homme, croit à peu près également probable que la loi est bonne ou mauvaise, il peut enfreindre la loi, « car une loi douteuse et incertaine ne saurait donner lieu à aucune obligation. » — D’où il résulte que, si un voleur n’était pas excessivement persuadé de la justice de la loi qui lui défend d’enlever le bien d’autrui (et le cas pourrait arriver), il ne serait nullement tenu à être honnête homme. C’est probablement pour des motifs semblables que M. Moullet déclare que les contre-bandiers sont exempts de péché et ne sont tenus à aucune restitution. La théorie des restrictions mentales est exposée par ce théologien dans toute sa pureté. Aussi, après avoir demandé à quoi est tenu un homme qui a prêté serment d’une manière fictive et pour tromper, l’auteur répond que « il n’est tenu à rien en vertu de la religion. »

On ne finirait pas, monsieur, si l’on voulait citer toutes les énormités qui se lisent dans le livre de l’abbé Moullet. Si nous devions nous enfoncer dans cette voie de turpitudes où l’auteur du Compendium s’était déjà beaucoup trop avancé, et où l’abbé Rousselot s’est égaré tout-à-fait, la recette pour commettre un adultère sans se damner mériterait une mention particulière. M. Rousselot, qui est professeur au séminaire de Grenoble, a tiré de la théologie de Saettler tout ce qui est relatif au sixième commandement, en y ajoutant des questions nouvelles et des notes. On croit rêver en lisant ce livre destiné à des jeunes gens (in gratiam neo-confessariorum et discipulorum), et dans lequel les questions les plus hideuses sur la bestialité, sur le vice qu’on ne nomme pas, sont traitées avec un calme, avec une sérénité de conscience, qui étonneraient dans un libertin des plus dépravés. Que dire d’un ouvrage imprimé en 1840 et répandu à profusion par toute la France, dans lequel on traite gravement et sérieusement la question des incubes et des succubes ? Que penser d’un théologien qui, par des attamen et des distinctions subtiles, s’efforce d’excuser ou d’atténuer les péchés les plus honteux ? L’avortement, action si horrible, est réduit à de telles proportions, que, si la morale de M. Rousselot était adoptée, il se commettrait des milliers de ces crimes tous les jours. Que diraient les mères de famille, si on leur faisait savoir que certains confesseurs apprendront à leurs filles qu’elles sont absolument maîtresses de leur corps, et que personne n’a le droit de les empêcher d’en disposer comme bon leur semble ? Voilà pourtant les maximes qu’inculque le professeur de Grenoble, qui s’arrête à discuter si c’est un péché que de porter perruque, et qui croit qu’une femme allant au bal masqué commet une faute presque aussi grave que si elle violait la foi conjugale

Comme je veux éviter le scandale, je n’entrerai point dans des détails qui seraient révoltans. Je me bornerai à déclarer que c’est là le plus mauvais livre que j’aie jamais lu, et que, si de telles maximes pouvaient être adoptées et pratiquées généralement chez nous, le peuple français, si souvent calomnié dans les feuilles ultra-catholiques, deviendrait la nation la plus corrompue du monde. Il est impossible de ne pas reconnaître à cet enseignement une compagnie qui, il y a déjà deux siècles, avait confondu toutes les notions du bien et du mal. En voyant reparaître les principes de Sanchez, de Molina, d’Escobar, on peut dire hardiment : Voilà les jésuites !

Aujourd’hui ces maximes sont encore plus dangereuses qu’elles ne l’étaient il y a deux siècles ; car, si alors elles trouvaient un correctif dans cette partie du clergé qui combattait les jésuites, actuellement, loin de repousser de tels livres, on déclare qu’ils sont adoptés partout. M. l’évêque de Chartres en prendra la défense, et l’abbé Rousselot, au lieu de se cacher, comme il aurait dû le faire, se pose fièrement dans les journaux, et parle (hypothétiquement il est vrai) de donner des soufflets aux rédacteurs du journal des Débats. C’est toujours la même morale et la même charité.

Si quelque chose pouvait faire mieux comprendre la nécessité impérieuse de placer par une loi tous les établissemens d’instruction sous la surveillance de l’Université, c’est l’effet produit par les extraits insérés dans les journaux de ces deux ouvrages adoptés dans les séminaires. Malgré l’immense danger que l’emploi de ces livres présente, le gouvernement se trouve dénué de moyens pour faire cesser ce scandale. Les évêques, comme de raison, ont pris parti pour le probabilisme, et la théorie des restrictions mentales continue d’être enseignée. Il ne restait au ministère qu’à citer l’abbé Rousselot devant les tribunaux pour outrage aux mœurs ; mais ce moyen extrême était, il faut le reconnaître, d’un emploi fort délicat, car, en admettant même une condamnation, le livre flétri par les tribunaux aurait très probablement servi toujours de texte dans l’intérieur des établissemens ecclésiastiques où l’autorité civile ne saurait exercer aucune espèce de contrôle, et M. Rousselot, admis aux honneurs du martyre, n’aurait fait que grandir dans l’opinion de ses collègues. Pourtant le gouvernement aurait trouvé dans le verdict du jury une force immense pour demander aux chambres un moyen de pénétrer dans les séminaires et d’en arracher ces catéchismes d’impureté.

Si les preuves alléguées pour démontrer l’existence des jésuites en France n’étaient pas suffisantes, l’ultra-montanisme qui fait tous les jours de nouveaux progrès dans le clergé, l’horreur profonde que l’on témoigne dans les journaux ultra-catholiques pour les libertés de l’église gallicane et pour la célèbre déclaration de 1682, œuvre immortelle de Bossuet, prouveraient seuls la présence des jésuites au milieu de nous. Pourquoi faut-il que la congrégation fasse oublier au clergé français ses glorieux précédens ? Et pourtant, qu’il le sache bien, c’est uniquement en restant gallican, c’est en repoussant toute suggestion étrangère qu’il pourra reprendre son autorité.

À présent, monsieur, nous avons de quoi convaincre les plus incrédules. Oui, les jésuites sont en France : non-seulement cela résulte de leurs aveux répétés, mais on les reconnaît à leurs œuvres, à la violence de leur polémique, à l’agitation qu’ils répandent dans le pays, à l’oppression qu’ils font peser sur le clergé, à leur morale tant de fois flétrie et qu’ils n’abandonnent jamais, au probabilisme, à leurs célèbres restrictions mentales, à leur aversion contre les libertés de l’église gallicane. Oui, ils sont au milieu de nous, autour de nous ; ce sont toujours les mêmes hommes, ils ont les mêmes doctrines, et ils amènent les mêmes dangers. Ceux qui douteraient encore auraient des raisons pour ne pas vouloir se rendre à l’évidence.

Ce ne serait pas assez d’avoir prouvé l’existence des jésuites, si l’on ne pouvait donner aussi quelques renseignemens sur leurs forces, sur leurs moyens d’action, et sur leurs projets ultérieurs. À cet égard, monsieur, je puis vous communiquer quelques faits que j’ai puisés à des sources sûres et dont je crois pouvoir répondre. Le nombre total des jésuites en France, qui, sous la restauration, s’élevait à peine au-delà de quatre cents, est aujourd’hui de neuf cents environ. Ils ont presque doublé depuis treize ans. Ils sont établis dans la plupart des diocèses, par petites communautés qui ordinairement se composent d’une vingtaine d’individus au plus. Les maisons de Paris et de Lyon en contiennent seules un plus grand nombre. Voici comment ils procèdent pour s’établir dans une ville. Un beau jour arrive un ecclésiastique, doux, souple, insinuant, et muni de bonnes recommandations. Bientôt il offre de prêcher gratuitement dans l’église principale. Le conseil de fabrique ne demande pas mieux naturellement que d’avoir un prédicateur sans bourse délier. L’offre est acceptée, elle se renouvelle, et le jésuite prolonge son séjour au grand contentement des douairières de l’endroit. Au bout d’un certain temps arrive un camarade, puis un second, puis un troisième ; alors on ne peut plus vivre isolément, et l’on demande à l’évêque la permission de se réunir et d’avoir une église. À ce moment, la maison est fondée, elle s’accroît rapidement, et rien ne saurait l’ébranler.

Les maisons de province correspondent avec celles de Paris ; elles sont aussi en relation directe avec le général, qui est à Rome. La correspondance des jésuites est organisée d’une manière merveilleuse, et, chaque jour, le général reçoit une foule de rapports qui se contrôlent mutuellement. Cette correspondance, si active, si variée, a pour objet de fournir aux chefs tous les renseignemens dont ils peuvent avoir besoin. Il existe dans la maison centrale, à Rome, d’immenses registres où sont inscrits les noms de tous les jésuites, de leurs affiliés et de tous les gens, amis ou ennemis, à qui ils ont affaire. Dans ces registres sont rapportés, sans altération, sans haine, sans passion, les faits relatifs à la vie de chaque individu. C’est là le plus gigantesque recueil biographique qui ait été jamais formé depuis que le monde existe. La conduite d’une femme légère, les fautes cachées d’un homme d’état, sont racontées dans ce livre avec une froide impartialité. Ces biographies sont véritables, parce qu’elles doivent être utiles. Quand on a besoin d’agir sur un individu, on ouvre le livre, et l’on connaît immédiatement sa vie, son caractère, ses qualités, ses défauts, ses projets, sa famille, ses amis, ses liaisons les plus cachées. Concevez-vous, monsieur, toute la supériorité d’action que donne à une compagnie cet immense livre de police qui embrasse le monde entier ? Je ne vous parle pas légèrement de ces registres : c’est de quelqu’un qui l’a vu et qui connaît parfaitement les jésuites que je tiens ce fait. Il y a là matière à réflexions pour les familles qui admettent facilement dans leur sein des membres d’une communauté où l’étude de la biographie est si habilement exploitée.

Il y a peu de temps qu’un journal quotidien, ayant parlé de la maison que les jésuites ont à Lyon, s’attira quelques plaisanteries au sujet d’une découverte dont, au reste, on ne contestait pas la vérité. Si les jésuites voulaient se tenir dans l’ombre, je m’abstiendrais de les désigner plus particulièrement ; mais, puisque nous avons vu qu’ils déclarent n’avoir aucune raison pour se cacher, je serai plus explicite, car ici, chose singulière, il ne s’agit pas d’obtenir un aveu des jésuites, qui s’annoncent dans les journaux, dans les églises, partout : il s’agit de démontrer leur existence à des gens qui n’auraient qu’à ouvrir les yeux pour voir. Que les jésuites soient utiles ou dangereux, que leur doctrine soit bonne ou mauvaise, cela peut à la rigueur être sujet à contestation, et puisqu’il y a des évêques qui repoussent les Provinciales, il peut y avoir des gens qui défendent les jésuites ; mais, quant à nier leur existence, cela n’est pas soutenable. Ceux qui, sans sortir de Paris, voudraient s’assurer de visu de leur existence n’auraient qu’à se rendre près du Panthéon, dans la rue des Postes, et là demander au premier passant la maison des jésuites. Tout le monde la leur indiquera. C’est un grand établissement : il y a une magnifique bibliothèque, un beau cabinet de physique, un laboratoire de chimie très bien garni. Ils ont des professeurs pris dans les sommités de la science, et l’on rencontre parmi ces pères des hommes fort instruits. Ce sont en général des gens de bonne compagnie, liés avec tout le faubourg Saint-Germain, et dirigeant la conscience des plus jolies femmes de Paris. Cette rue des Postes, qui était si déserte autrefois, est devenue le rendez-vous des équipages les plus élégans, depuis que les disciples de saint Ignace ont quitté la rue du Regard pour aller s’installer sur la montagne Sainte-Geneviève.

C’est par les donations surtout que les jésuites se procurent l’argent nécessaire à leurs établissemens. Ils ont un grand nombre de prête-noms qui, moyennant quelques indulgences, reçoivent ces donations et les transmettent scrupuleusement à d’autres individus qui ont la confiance de la congrégation ; des contre-lettres mettent les jésuites à l’abri de tous les évènemens. Les biens qu’ils ont amassés de cette manière sont fort considérables, mais parfois ce n’est pas sans protestation de la part des parens, qu’ils accaparent les dons des personnes pieuses. On parle beaucoup depuis quelque temps d’un très riche héritage qu’ils auraient recueilli à Lyon. Il paraît, du reste, qu’ils aiment mieux les rentes sur l’état que les immeubles. Les dames du Sacré-Cœur sont pour eux une autre source de revenus abondans, par les aumônes qu’elles savent se procurer dans le monde. Lors de la fondation de l’ordre, saint Ignace, impatienté par les tracasseries que lui suscitaient certaines dames espagnoles dont il avait eu la direction, obtint du pape une bulle portant que jamais les jésuites ne se chargeraient de la direction d’aucune communauté de femmes. Cette règle a été enfreinte dans ces derniers temps par une dérogation expresse, et les dames du Sacré-Cœur, dont les constitutions furent presque calquées sur celles des jésuites, sont dirigées par ces bons pères, qui ont trouvé en elles un utile auxiliaire, et un puissant moyen d’action sur toutes les classes de la société.

Quant au but que se proposent les jésuites, c’est toujours la même chimère : savoir la domination universelle. Établissant d’abord que la gloire de la compagnie est la gloire de Dieu, et vice versa, ils arrivent à ne plus voir dans le monde qu’eux seuls et à tout sacrifier à leur gloire, à leur pouvoir. Le bien et le mal n’existent plus d’une manière absolue : ce qui est utile à la compagnie est bien ; ce qui lui nuit est mal. C’est de la meilleure foi du monde qu’ils se sont faits ainsi le centre de toutes choses, et qu’ils se considèrent comme les seuls représentans de Dieu sur la terre. En France, ces idées ne peuvent pas encore se produire au grand jour, mais, dans d’autres pays, où leur domination est plus assurée, ils avouent des prétentions qui nous reportent au siècle de Grégoire VII. Ainsi, il n’y a pas long-temps qu’en Belgique l’archevêque de Malines, créature des jésuites, a demandé sérieusement qu’à l’église le trône du roi Léopold fût abaissé, afin que le chef du clergé se trouvât placé plus haut que le chef de l’état.

Mais je dois m’arrêter, monsieur, car je n’ai pas la prétention d’esquisser un tableau de la situation actuelle des jésuites. Nous savons maintenant, à n’en plus douter, qu’ils existent. Soyons tous sur nos gardes, le peuple, pour repousser, sans colère, mais avec fermeté, des hommes que déjà, à deux reprises, la France a expulsés de son sein ; le clergé, pour résister à des tendances qui le compromettraient gravement, et qui amèneraient infailliblement une réaction déplorable ; le gouvernement, pour maintenir envers et contre tous la liberté illimitée de conscience et pour prévenir les causes d’agitation. En définitive, les emportemens du parti jésuitique auront profité au pays, et le gouvernement trouvera maintenant plus de facilité pour faire adopter par les chambres une bonne loi sur l’enseignement. M. Villemain nous l’a promise pour l’année prochaine ; le moment est favorable, et il faut savoir en profiter. Chacun veut la conservation de la religion, chacun veut que les idées morales soient répandues dans le peuple ; mais, tout en désirant la liberté de l’enseignement, la France entière entend que l’éducation se fasse sous la surveillance de l’état, et qu’aucun parti, aucune congrégation ne puisse tenter, sous un prétexte quelconque, de former dans l’ombre des ennemis au pays.

Je vous avais annoncé, monsieur, que dans cette lettre je traiterais de la liberté de l’enseignement. Avant d’entreprendre cette grave question, j’ai dû m’arrêter un instant sur un point incident qu’il était nécessaire d’éclaircir. Délivré de ce soin, je pourrai désormais remplir plus aisément la promesse que je vous avais faite ! On verra alors qui, de l’Université ou du clergé, veut le monopole et repousse la liberté.


G. Libri.
  1. « La présence des jésuites parmi nous n’a jamais été un mystère pour personne, attendu qu’ils ne se cachent point, et qu’ils n’ont aucune raison pour se « cacher. » (L’Ami de la Religion du 18 mai 1843.)