LETTRES
SUR LE CLERGÉ.

I.
DE LA LIBERTÉ DE CONSCIENCE.

Vous me prenez, monsieur, à l’improviste : la question est plus embarrassante que vous ne le pensez, et il me serait impossible de répondre par oui ou par non. Mieux vaut peut-être étudier les faits ensemble ; après cet examen, la réponse deviendra moins difficile.

En me demandant s’il y a maintenant en France plus de tolérance religieuse qu’il n’y en avait avant 1789, ne craignez-vous pas de faire crier au paradoxe ? S’ils pouvaient vous entendre, ceux qui se contentent de l’apparence en toutes choses hausseraient les épaules, ils vous répondraient en citant la charte, qui abolit la religion de l’état et qui garantit la liberté des cultes. Mais quand on va plus au fond, quand croit qu’un principe qui est gravé dans les mœurs d’un peuple est mieux établi que s’il était écrit dans ses lois, on tombe dans une grande perplexité. L’histoire peut-être nous donnera le moyen de dissiper cette incertitude ; souffrez que j’entre à cet égard dans quelques détails. Lorsqu’on suit l’affaiblissement graduel de l’influence du clergé français, si puissant, si vénéré dans les anciens temps de la monarchie, on ne saurait s’empêcher de reconnaître que c’est surtout pour avoir à plusieurs reprises blessé le sentiment national, pour avoir trop souvent reçu des inspirations ultramontaines, qu’il a vu décliner son autorité. Dans la grande lutte de la France contre l’Angleterre, le clergé assista avec froideur à la délivrance de la patrie ; parfois même il prit parti pour l’étranger. Dirigé au XVIe siècle par la cour de Rome, après avoir chanté des hymnes de grace pour la Saint-Barthélemi, il fit la ligue et bouleversa la France pour servir les projets de Philippe II. Vaincu d’abord par Henri IV, le parti ultramontain reparut bientôt ; il s’allia avec la royauté pour abattre Port-Royal, et pour établir que les maximes de Sanchez et de Molina étaient préférables à la morale d’Arnauld et de Pascal. Les mœurs du cardinal Dubois, les turpitudes des abbés du temps de Louis XV, ne tardèrent pas à venger dans l’opinion de la France ces illustres victimes, et le fouet sanglant de Voltaire livra leurs persécuteurs à la risée du monde entier.

À cette époque, l’Europe suivait avec un intérêt croissant les efforts de la France pour l’émancipation de la pensée : en adoptant les idées de nos grands écrivains, les peuples devenaient nos alliés et presque nos tributaires. Le gouvernement tentait en vain de sévir contre les ouvrages les plus audacieux ; à l’arrêt qui livrait l’Émile au bourreau, la France répondait en entourant Rousseau d’admiration, et le pape lui-même, entraîné par l’enthousiasme universel, recevait la dédicace de la plus hardie des tragédies de Voltaire. Si l’intolérance était encore dans les lois, les mœurs, plus fortes qu’elles, protégeaient efficacement la liberté des écrivains.

Malgré l’appui qu’il avait pu donner dans des temps de troubles à l’Angleterre ou à l’Espagne, le clergé aurait rétabli son autorité, s’il avait montré un sincère attachement pour les anciennes libertés de l’église gallicane, et s’il avait prouvé que, tout en respectant le chef de la religion, il savait rester Français. Mais les concessions que, depuis surtout l’établissement des jésuites en France, le clergé ne cessa de faire à la cour de Rome, éloignèrent de lui des hommes sincèrement religieux, qui s’en prirent d’abord aux disciples de saint Ignace, et qui, sans le vouloir peut-être, portèrent en même temps de rudes coups à leurs alliés ; car vous le savez, monsieur, ce furent des hommes pieux qui, craignant pour la religion, dont certaines maximes leur paraissaient altérer la pureté, obtinrent une première fois l’expulsion des Jésuites. Protégé par les noms de Bossuet et de Fénelon, appuyé sur la célèbre déclaration de 1682, le clergé, au XVIIe siècle, releva son autorité ; mais bientôt les jésuites reprirent tout leur empire. En cédant, à leur instigation, sur les points les plus essentiels, l’église gallicane compromit ses plus chers intérêts, et lorsqu’enfin, après une banqueroute prouvée judiciairement, les jésuites furent chassés de France aux applaudissemens universels, la nation confondit dans son jugement la congrégation dirigeante et les membres du clergé qui, sans trop de résistance, avaient suivi une si funeste impulsion.

Au commencement de la révolution, le sentiment religieux s’était tellement affaibli, que, malgré la persécution dirigée contre le clergé, il n’y eut dans la masse de la nation, aucune réaction en sa faveur. Apres la terreur, quand les esprits, trop long-temps comprimés, se relâchèrent, on rechercha les plaisirs et le luxe ; les arts, les lettres et les sciences reprirent faveur, toutes les anciennes idées reparurent un instant, mais l’opinion publique resta muette à l’égard du clergé. Ce fut seulement lorsque Napoléon songea à se faire oindre par le pape, que le culte fut rétabli ; cependant, quoique l’empereur se fût appliqué à donner au clergé une organisation nationale à l’aide du concordat, il fallut toute sa volonté pour faire accepter au peuple et à l’armée les cérémonies religieuses. Bien que soumis en apparence, le clergé, excité par la cour de Rome, ne tarda pas à s’insurger contre Napoléon. Si cette lutte n’eut pas de plus graves suites, l’indifférence publique en matière de religion y contribua au moins autant que la main ferme du maître. Les esprits alors n’étaient nullement préparés à recevoir les lumières de la foi. La philosophie de Condillac, soutenue par Cabanis et par M. de Tracy, était généralement reçue par le petit nombre de personnes qui s’occupaient encore de ces matières, et il était difficile de faire adopter la révélation par des hommes qui ne croyaient pas à la spiritualité et à l’immortalité de l’ame. C’est à la réforme de la philosophie, aux travaux de M. de Bonald et de Maine de Biran, et principalement à l’enseignement de M. Royer-Collard, que le clergé a dû d’abord la possibilité de faire entendre sa voix. Sous la restauration, il se fit un grand mouvement philosophique dans la jeunesse, par l’influence surtout de M. Cousin ; et comme toute nouveauté réussit en France quand elle est appuyée sur le talent, la philosophie spiritualiste, enseignée par un maître éloquent, prônée par des amis dévoués et par des disciples enthousiastes, ne tarda pas à prendre un développement considérable. Cette philosophie devait conduire au sentiment religieux pris dans l’acception la plus large du mot. Aux progrès de ce sentiment contribuaient à la même époque le cours de M. Guizot et les leçons de M. Villemain ; car, en traitant sous différens aspects l’histoire de la civilisation, ces deux illustres professeurs avaient soin de donner toujours un caractère moral à leur enseignement. Toutefois, ce ne fut pas d’abord au profit du christianisme que s’opéra ce premier mouvement des esprits. Ces brillantes leçons remontent à une époque où le clergé, faisant cause commune avec un pouvoir pour lequel la nation éprouvait peu de sympathie, s’opposait au progrès des idées libérales, et, par sa position officielle comme par ses tendances, excitait les méfiances du pays. Il fut donc délaissé, et le sentiment religieux dont il ne savait pas s’emparer se manifesta par diverses tentatives : la plus célèbre fut dirigée par les saint-simoniens. La révolution de 1830 amena un grand changement dans l’état des idées. Après avoir aidé par des conseils irréfléchis à la chute de la branche aînée, le clergé, qui d’abord avait été l’objet de la plus vive animosité populaire, s’effaça peu à peu, et sans se décourager il sut attendre : chose si utile pour quiconque a des projets. Il y eut d’abord quelques hésitations, quelques grandes apostasies, mais bientôt il se forma un parti ultra-religieux, qui adopta une double marche, dont tout le monde a pu observer le progrès. Profitant des divisions du pays, et sentant qu’il ne pouvait se fortifier et prendre racine qu’en s’appuyant à la fois sur le gouvernement et sur l’opposition, il se montra aux conservateurs comme le seul dépositaire de l’ordre et de la discipline, et il leur fit croire que la foi seule pouvait assurer la stabilité du gouvernement de juillet. En même temps, comme toute la protection dont il jouissait sous la restauration n’avait abouti qu’à susciter contre lui l’animadversion universelle, le clergé, naturellement appuyé sur les légitimistes, comprit qu’il pouvait tirer un grand parti de l’opposition en faisant cause commune avec elle, et que ses regrets pour la famille déchue devaient lui mériter les honneurs de la popularité. Il fallait beaucoup de souplesse pour remplir ce double rôle, mais les hommes qui dirigeaient la conduite du clergé n’en étaient pas à leur coup d’essai. Tandis que des ecclésiastiques fort connus proclamaient dans quatre journaux le vote universel, et, sans cacher leurs sympathies pour la branche aînée, s’alliaient publiquement avec les radicaux, d’autres, placés au sommet de la hiérarchie sacerdotale, déclaraient dans leurs mandemens que tout était perdu, si l’on n’allait pas à la messe, et que les incrédules préparaient à la France un nouveau 93 plus sanglant et plus affreux que le premier. En poussant aux réformes extrêmes, on parvenait à s’assurer le concours des journaux radicaux, à se ménager même à la chambre l’appui tacite et un peu honteux de quelques députés voltairiens dont l’élection avait été décidée par les voix du clergé, tandis que l’on savait imposer sans cesse de nouveaux sacrifices au gouvernement, en montrant la religion et le clergé comme les seuls moyens capables de consolider et d’assurer sa durée.

Dans ce dessein si habilement conçu, ne reconnaissez-vous pas, monsieur, une direction supérieure, peu scrupuleuse dans les moyens, mais allant droit au but, une de ces pensées qui, par un miracle d’astuce, ont pu captiver la confiance de Henri IV après avoir armé d’un poignard la main de Jean Châtel ? Ce n’est pas le véritable clergé français, ferme dans ses croyances, et qui a su si noblement souffrir le martyre pendant la révolution ; ce n’est pas ce clergé qu’on a souvent taxé d’une excessive opiniâtreté, que l’on doit accuser de cette duplicité. Ce ne sont pas les défenseurs des libertés de l’église gallicane qui ont imaginé cette conduite tortueuse ; on doit chercher la source ailleurs. Ce sont, il faut le dire, ce sont les jésuites qui ont formé un tel plan, et qui en dirigent et surveillent l’exécution.

À ce mot, vous allez peut-être vous écrier, monsieur, que je cède à une étrange préoccupation, qu’il n’y a plus de jésuites en France, et que depuis 1830 ils ne se trouvent que dans l’imagination du Constitutionnel. Détrompez-vous, les jésuites existent chez nous, nombreux, puissans, et plus fortement organisés que jamais. Par leurs manœuvres, ils séduisent le clergé, et, quand il fait mine de s’arrêter, ils l’effraient et ils l’entraînent par leurs journaux. S’appuyant d’un côté sur la Belgique, où ils sont tout puissans et qui est leur centre d’action ; en relation suivie avec la Suisse, où ils ont porté le trouble et le désordre ; liés avec le Piémont, où ils dominent ; ne rendant à Rome qu’un hommage apparent, non-seulement ils dirigent les affaires ecclésiastiques de la France, mais ils s’immiscent en toutes choses. Rien ne se fait à Paris sans qu’ils y prennent part : ils cherchent des créatures dans toutes les classes de la société ; tandis qu’ils savent se ménager de très hautes protections, ils descendent dans le peuple, et tentent de s’affilier les ouvriers ; ils s’insinuent dans le boudoir des jolies femmes, et les font quêter pour eux[1]. Ils augmentent tous les jours leurs biens, et, dans l’espoir d’accaparer l’instruction publique, ils fondent des établissemens magnifiques. Ils ont dans la presse périodique des organes qui se distinguent par leur violence. Enfin, ils osent avouer leur existence et s’annoncer fièrement !

Ceux qui douteraient encore de la présence des jésuites n’ont qu’à lire les journaux qui s’intitulent religieux ; ils y trouveront à cet égard les aveux les plus complets et les plus naïfs. Autrefois, on niait l’existence de la congrégation ; ceux qui la signalaient au public calomniaient, disait-on, le clergé, et l’on sait combien de démentis, sous la restauration, ont été donnés à cet égard à M. de Montlosier. Maintenant, les règles ont changé : les jésuites marchent la tête haute, ils s’applaudissent de s’être établis de nouveau dans cette France d’où, sous l’ancien régime, on les avait deux fois expulsés. « Des carmes, des franciscains, des capucins (dit un journal[2] qui défend les doctrines ultramontaines et que je devrai citer à plusieurs reprises), il y en a en France, et même des bénédictins, et même des jésuites. Bien mieux, l’année dernière, le Constitutionnel a fait l’éIoge d’un éloquent prédicateur, qu’il ne savait pas être… un révérend père jésuite. »

Hâtons-nous d’ajouter que ce n’est pas là une assertion isolée. La présence des jésuites en France est avouée par toutes les feuilles catholiques, qui répètent à l’envi l’apologie de ces bons pères. Dans un ouvrage très récent, qui résume et appuie leurs doctrines, et sur lequel je reviendrai tout à l’heure, les disciples de saint Ignace sont représentés comme les plus simples, les plus modérés des mortels, ne s’occupant que de la direction des ames et de l’éducation chrétienne, avec défense partout répétée de s’immiscer en quoi que ce soit, par ces différens ministères, dans la direction politique des cours et dans les raisons d’état[3] ! Or, comme M. Guizot avait remarqué que partout où les jésuites sont intervenus avec quelque étendue, ils ont porté malheur à la cause qu’ils défendaient, et que M. Villemain a déclaré devant l’Académie française que l’esprit de gouvernement et l’esprit de liberté repoussent avec une égale méfiance cette société remuante et impérieuse, on leur a répondu, avec une parfaite urbanité, que leurs paroles ne sont que « de sottes calomnies… de la mauvaise comédie de carrefours et de tréteaux[4] ! »

Ces aveux imprudens, ces étranges colères, ne doivent pas vous surprendre, monsieur ; ce sont là, dans l’état actuel de la société, les inconvéniens et les défauts inévitables du plan qu’on avait adopté. En reconnaissant tout à l’heure l’habileté des jésuites, je n’ai voulu parler que de cette adresse secondaire, de cette ruse qui fait réussir un moment l’intrigue, mais qui ne produit jamais de grandes choses, parce qu’elle manque à la fois d’élévation et de droiture ; car le ciel n’a pas voulu livrer le monde aux hommes qui ne possèdent que des qualités subalternes. Le projet de s’appuyer à la fois sur le gouvernement et sur l’opposition ne pouvait réussir qu’à la condition que le public ne pénétrerait pas ce dessein, et que toute cette affaire serait conduite avec le secret impénétrable qui pendant si long-temps présida aux délibérations de la compagnie de Jésus ; mais nous ne sommes plus au moyen-âge, et les temps où l’obéissance passive donnait une si grande force à l’église sont à jamais passés. Pour agir sur des peuples émancipés, sur des hommes accoutumés à la libre discussion, il faut écrire, il faut parler. Sous Louis XIV, les jésuites, qui, de tout temps, ont eu l’instinct du pouvoir, savaient, pour se consolider, flatter les maîtresses du grand roi ; actuellement, qu’ils veulent renverser, ils ont compris que le plus redoutable moyen de démolition, c’est la presse, et ils n’ont pas hésité à employer cet instrument de damnation.

L’organisation de la presse religieuse en France ne saurait être exposée ici ; pour le moment, je me bornerai à vous faire remarquer, monsieur, que les organes périodiques des opinions du clergé sont fort nombreux, et qu’ils ont adopté une forme de polémique qui rappelle les plus mauvais jours de la révolution. Tout en se dévouant pour les jésuites, ces journaux n’ont pas su éviter les dangers de la publicité. La presse, on le sait, a les qualités et les défauts de toutes les institutions démocratiques ; ce qui lui manque essentiellement, c’est l’ordre et la discipline. Or, ce qui n’admet pas d’obéissance passive sera toujours nuisible et opposé aux véritables intérêts du clergé, dont la discipline a fait toute la force. La presse vit d’indiscrétion et le clergé, qui promet le secret, a besoin de faire croire qu’il sait le garder ; elle vit de liberté, elle ne se trouve à l’aise que là où elle peut se donner des airs de licence et le clergé a besoin de cette obéissance résignée et silencieuse qui, sur un ordre du gardien, conduisait un moine à pied à cinq cents lieues de sa patrie sans qu’il osât demander le motif du voyage. Aussi qu’est-il arrivé par suite de l’intervention des journaux dans les affaires du clergé ? Ne pouvant pas se laisser guider, la presse religieuse s’est partagée sur les questions les plus graves. La Gazette de France a tonné contre la Quotidienne, l’Univers contre la Gazette ; toutes ces feuilles se sont déchirées à belles dents. L’anarchie s’est déclarée partout, le pape lui-même n’a pas été respecté dans ces discussions si passionnées. Lorsque la Gazette de France fut prohibée dans les états romains, au lieu de se soumettre, les journaux catholiques et légitimistes ne tardèrent pas à déclarer que le pape avait reçu un million du gouvernement français pour interdire la Gazette dans ses états[5]. Que penser, d’après cela, de l’infaillibilité du pape ? Évidemment, monsieur, le clergé ne sait pas user d’une liberté dont il n’a pas l’habitude. À plusieurs reprises, il a été parfaitement libre, et toujours il a prouvé que, lorsque les liens de la discipline venaient, chez lui, à se relâcher, il se livrait aux excès les moins pardonnables. On connaît sa conduite du temps de la ligue et l’usage que, dirigé par les jésuites, il fit alors de la liberté de la presse et de la chaire. La fougue et les emportemens des prédicateurs de cette époque ne furent qu’imparfaitement imités en 1793 par les orateurs des clubs, et, d’après le portrait tracé par les historiens contemporains, Jean Boucher ne fut pas même surpassé par Marat. Rose, évêque de Senlis, qui osa dire en chaire que la palme céleste était réservée à tous les membres de la sainte ligue, quand même ils auraient tué père, mère, frères, sœurs, et commis toutes sortes d’atrocités, faisait des plans de campagne en débitant ses sermons, et il demandait à grands cris une autre saignée de Saint-Barthélemi. La prison et le pillage punissaient quiconque s’abstenait d’aller entendre ces horreurs. Le curé Aubry dénonçait alors du haut de la chaire les modérés, qu’un autre curé, Hamilton, livrait de sa main au bourreau, et il déclarait qu’il marcherait le premier pour égorger les politiques, c’es-à-dire les modérés. Rien ne ressemble plus à la terreur que l’état de la France sous le despotisme de ces prédicateurs. Les visites domiciliaires et les suspects sont des inventions de la ligue, renouvelées deux siècles après par la convention. Seulement, et ici la distinction est essentielle, les ligueurs recevaient des pensions des Espagnols auxquels ils livraient la France, tandis que c’est dans la vue de défendre l’indépendance nationale que la convention commit les crimes qu’on lui a justement reprochés. Si je me suis arrêté sur ce point, monsieur, ce n’est pas pour en faire la base d’une accusation contre le clergé en général, car c’est là de l’histoire ancienne, et je ne me sens pas disposé à perpétuer les rancunes. D’ailleurs, il y eut aussi à cette époque des ecclésiastiques qui surent repousser ces violences, et qui même, comme le curé Prévost, bravèrent, dans l’intérêt de la charité, le poignard des assassins. J’ai voulu seulement prouver que le clergé, appelé, par sa nature et par sa consitution, à vivre loin du monde et à ne pas prendre part aux luttes mondaines, sait bien difficilement garder la mesure dès qu’il se livre aux passions populaires. Or, la publicité, les luttes enfantées par une libre discussion, offrent un danger inévitable à des hommes qui, en toute occasion, doivent se distinguer par la modération, et dont les actions devraient toujours avoir pour guide la charité. Les succès de la chaire, d’une chaire qui devient si facilement une arène politique, la vivacité de la polémique des journaux, contrastent singulièrement avec les habitudes et les besoins du clergé. Il est vrai qu’on ne prêche plus le meurtre et le pillage : on se borne à prôner le passé ; mais en louant cette sainte et glorieuse ligue, comme naguère encore l’a fait, dans la première église de Paris, un prédicateur fort à la mode, le clergé ne montre pas une assez grande répulsion pour les moyens employés à cette époque.

Si la ligue ne doit pas devenir le sujet d’un réquisitoire contre le clergé actuel, elle doit au moins servir d’exemple et d’avertissement pour tout le monde. L’histoire de cette époque doit prouver à la nation que l’influence du clergé n’est pas toujours, comme on l’assure, une condition de stabilité, et que les désordres les plus affligeans, les actions les plus abodminables, peuvent être la conséquence funeste des passions et de l’intolérance, soit qu’elles exercent leur empire sur les prédicateurs du XVIe siècle, soit qu’elles aveuglent les membres du comité de salut public. Elle doit montrer au clergé le danger de quitter la vie contemplative pour se jeter dans le tourbillon du monde, et pour chercher la publicité. La presse est pour lui le fruit défendu : s’il en mange, il s’enivre. Il l’avait déjà prouvé au XVIe siècle, où la liberté de la presse produisit de si déplorables résultats. Les livres publiés alors par les ecclésiastiques étaient à la hauteur des prédications du temps. Ce que le clergé doit voir avant tout dans l’histoire de la ligue, c’est qu’il s’exposerait aux plus grands dangers et à une ruine inévitable, si, cessant d’être gallican, il se soumettait aux jésuites.

Mais, dira-t-on, qu’importent les excès commis au XVIe siècle ? Peut-on jamais supposer qu’ils se renouvellent aujourd’hui ? Ne sommes-nous pas les enfans de la révolution, et la France régénérée par les efforts victorieux des philosophes du XVIIIe siècle doit-elle craindre de nouveau d’entendre ces voix furibondes ? Malheureusement, on voudrait en vain le cacher, tous ces emportemens se reproduisent aujourd’hui par l’influence des jésuites. Rien n’est plus affligeant, monsieur, que ces écarts. Ce ne sont plus des enfans perdus, de pauvres jeunes gens, qui, à la sortie d’un séminaire, taillent leur plume et se jettent dans la mêlée ; ce sont les membres les plus graves du clergé, des évêques, des archevêques, en communication habituelle avec les journaux, écrivant sans cesse des diatribes violentes contre les institutions de notre pays, calomniant notre siècle, calomniant et insultant les individus. Il semble qu’en touchant aux journaux, ils aient été saisis de vertige. Écrire dans les feuilles quotidiennes est devenu pour eux un besoin de tous les instans ; ils ont la soif du journalisme, et leurs écrits se signalent par une véhémence qui dépasse toutes les bornes. L’attaque a provoqué naturellement la réponse, et l’on s’est moqué tout doucement de leurs fureurs. Ces railleries, fort innocentes, les ont excités à un point extraordinaire, et cela devait arriver chez des hommes qui ne connaissent pas la vie réelle, et qui ne sont pas accoutumés à ce genre de luttes. Ils croyaient lancer la foudre, et il s’est trouvé qu’ils avaient fait un article de journal. Vraiment il en coûte beaucoup d’aller chercher des évêques pour les prendre à partie ; mais, si on les arrache à leur retraite, c’est qu’ils l’ont bien voulu. Au lieu de prier et de travailler à répandre les préceptes de la morale dans le peuple, ils se sont jetés dans l’arène, ils ont distribué des coups de droite et de gauche. Souvent on s’est écarté pour laisser passer ces lutteurs à cheveux blancs qu’on pouvait prendre pour des martyrs ; mais, enfin, le doute n’a plus été possible, car les coups pleuvaient, et il a fallu se défendre. Le clergé aura-t-il à s’applaudir de ses provocations ? Nous ne le pensons pas. Quelque chose qui arrive, il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même, car il a commencé, et, pendant long-temps, il a continué seul les hostilités. Jamais le pays n’avait montré autant de tolérance et de modération.

Si l’on devait peindre l’esprit français, si l’on voulait exprimer par un mot le caractère national, il suffirait de citer le messieurs, tirez les premiers, de Fontenoy. C’est là, à mon avis, le mot le plus éminemment français qui ait été jamais prononcé. Le mépris de la mort et l’exaltation chevaleresque du moyen-âge, la politesse exquise de la cour de Versailles, se résument dans ce mot, que les Grecs, si connaisseurs en beauté morale, nous auraient envié. Si au milieu de nos luttes politiques cette urbanité avait pu recevoir quelque atteinte, ne devait-on pas penser que les bonnes traditions se conserveraient chez des personnes qui, par leurs regrets opiniâtres, s’efforcent de rappeler un passé qui est déjà éloigné de nous ? Malheureusement il n’en est pas ainsi, et tout le monde a pu remarquer que les journaux légitimistes se dont distingués entre tous par la violence des attaques comme par la crudité de l’expression, et que, parmi ces journaux, les plus emportés sont ceux qui se donnent spécialement pour les soutiens de la religion. Personne n’a été épargné : il aurait été pourtant de bon goût de montrer de la modération et de l’urbanité, car on n’ignorait pas qu’à l’occasion les jésuites savaient dire de grosses injures aux gens, et l’on aurait aimé, au moins pour la nouveauté du fait, à les entendre discuter avec calme et politesse les argumens de leurs adversaires. Loin de là, ils ont jeté les hauts cris, ils ont redoublé de colère, et, ne pouvant pas obtenir d’une génération fort indifférente à tout qu’elle s’intéressât à des questions sur lesquelles l’opinion est fixée depuis long-temps, ils se sont livrés aux personnalités les plus étranges, espérant troubler ainsi le sommeil des gens qu’ils attaquaient. La France connaît à peine ces publications, qui sont pourtant bonnes à lire, car elles manifestent les tendances des gens qui dirigent actuellement le clergé. Permettez-moi, monsieur, de vous en donner ici quelques morceaux.

Dans le nombre presque infini de ces écrits, dans cet amas incroyable d’injures et de calomnies, je dois choisir, et me restreindre pour ne pas lasser votre patience. Je vous ai déjà fait remarquer les services que la nouvelle philosophie avait rendus à la religion, et pourtant c’est contre la philosophie spiritualiste que l’on s’est surtout acharné. À mon avis c’était là, de la part du clergé, une ingratitude et une maladresse : une ingratitude, parce que, si l’on n’avait pas essayé, il y a trente ans, d’établir que, sans être un bigot, on pouvait croire à l’immortalité de l’ame, le clergé, dans la génération actuelle, n’aurait trouvé presque personne qui voulût l’écouter ; une maladresse, car il pourrait bien se faire que, dans quelque temps, l’église, pour se défendre contre le scepticisme, eût besoin d’emprunter à la philosophie spiritualiste les argumens les plus utiles. Du reste, ce ne serait pas là un fait nouveau. Vous n’ignorez pas, monsieur, qu’au commencement du XIIIe siècle la philosophie d’Aristote, qui commençait à pénétrer chez nous, fut condamnée par un concile assemblé à Paris, et que, quelques années plus tard, l’église se faisait des œuvres d’Aristote un rempart contre ses propres ennemis. On sait quel a été au XVIIe siècle le sort du cartésianisme. Défendu par arrêt du parlement, persécuté par les jésuites qui voulaient l’anéantir, il fut, dans le siècle suivant, relevé par ces mêmes jésuites auxquels il fournissait des armes pour combattre la philosophie sensualiste. Quoi qu’il en soit, actuellement le spiritualisme se trouve rudement attaqué. Parmi les plus fougueux antagonistes, il faut citer d’abord M. l’évêque de Chartres, qui a lancé contre cette philosophie des traits innombrables. L’activité de ce prélat est vraiment infatigable. Aux mandemens qui se succèdent sans interruption, aux lettres qu’il adresse aux journaux, à l’ardeur de sa polémique, on croirait en vérité que M. l’évêque de Chartres n’a absolument autre chose à faire dans son diocèse qu’à s’occuper de M. Cousin et de M. Jouffroy. Il s’empare des ouvrages de ses adversaires, il y cherche avec une ardeur extrême quelques phrases hétérodoxes, et, à l’aide de certains mots qu’il interprète à sa manière et dont habituellement il dénature le sens, il accuse les philosophes de prêcher tous les crimes. De pareilles invectives ont lieu d’étonner dans la bouche d’un membre du haut clergé. Une citation fera mieux comprendre la méthode critique de M. l’évêque de Chartres[6].

« Si l’on demande, dit ce prélat en parlant de M. Jouffroy : Puis-je en conscience enlever le bien d’autrui, piller des héritages dont je jouirais avec délices dans ce monde, sans craindre d’ailleurs aucun pouvoir humain ? — Appelez le professeur de l’Université, il vous dira : Je ne veux pas vous donner de vains scrupules, car c’est une question prématurée. — Puis-je me plonger dans les voluptés les plus infâmes que je goûterai en pleine sécurité ? — Même réponse. — Puis-je bouleverser la société pour m’élever sur ses ruines ? Il coulera bien du sang, mais tout me répond du succès… — Question prématurée. — Enfin, dépouillant toute affection de famille, étouffant le cri de la nature, puis-je égorger mon vieux père, dont les jours retardent la félicité des miens ? m’est-il permis de le regarder comme une machine inutile et usée qu’on peut innocemment briser ?… — Eh ! ne l’avez-vous pas entendu ? c’est une question prématurée. »

Je ferais injure à la mémoire de M. Jouffroy ainsi qu’à votre bon sens, monsieur, si je croyais nécessaire de prouver que le savant professeur dont l’Université déplore la perte n’a jamais rien dit, rien écrit qui pût le faire soupçonner de légitimer le vol ou le parricide, et qu’il n’a jamais hésité un instant à flétrir les crimes dont on le fait le soutien. Dans l’écrit qu’on a cité, les mots question prématurée ne s’appliquent qu’à des points fort scabreux de métaphysique. C’est par des inductions injustes et violentes, et par l’emploi d’un procédé qui n’est pas nouveau dans les annales du clergé, que M. l’évêque de Chartres, oubliant que la calomnie est plus qu’un péché, a cru pouvoir lancer contre M. Jouffroy ces accusations, qui seraient abominables, si elles n’avaient le bonheur d’être parfaitement ridicules. Maintenant, doit-on penser que l’auteur de ce mandement ait voulu calomnier M. Jouffroy dans cette circonstance, comme il aurait, au dire de beaucoup de personnes, calomnié ailleurs M. Cousin, en affirmant, avec tout aussi peu de fondement, que le chef de l’éclectisme consacre le suicide, et qu’il a souillé le code entier de la morale[7] ? Nous aimons mieux croire que ce fougueux prélat n’a pas examiné avec tout le calme et toute l’impartialité nécessaires des expressions qui n’étaient pas bien claires pour lui, et que, dans le doute, au lieu de s’abstenir, comme cela aurait été plus prudent, il a choisi l’interprétation la plus défavorable. Chez un membre de l’épiscopat, cette préoccupation a lieu de surprendre, car en supposant qu’il eût oublié les sentimens de charité et de bienveillance dont un chrétien, un prêtre, devrait être toujours pénétré, il ne pouvait ignorer combien les interprétations les plus naturelles en apparence étaient parfois fausses et pernicieuses. Il savait que la Bible elle-même, lorsqu’on s’en tient au sens qui paraît le plus simple et le plus clair, contient une foule de faits et de récits capables de blesser vivement les oreilles les plus aguerries, et que c’est pour cela que depuis long-temps l’église a défendu la lecture de la Bible en langue vulgaire, de crainte que cette lecture ne devînt un sujet de scandale.

Je me propose, monsieur, de repousser prochainement les attaques si vives, si injustes du clergé contre l’Université, qu’en style biblique M. l’évêque de Belley, dans son mandement sur le dernier carême, appelle une école de pestilence, et à laquelle M. l’évêque de Chartres prodigue charitablement tous les superlatifs de l’injure. Je reprendrai alors l’examen de certaines questions qui intéressent grandement le pays, et je prouverai, par un grand nombre de citations, qu’on a employé envers beaucoup d’autres personnes le procédé à l’aide duquel on a su calomnier les intentions de M. Cousin et de M. Jouffroy. Aujourd’hui, je dois me borner à exposer généralement les tendances du clergé, et à rechercher comment il entend la liberté des cultes et la tolérance religieuse.

Ce qui paraît avoir causé le plus d’émotion au clergé, c’est une assertion souvent répétée par des hommes graves, par des écrivains distingués. Voyant la décadence du christianisme, ils ont avancé qu’à leurs yeux cette religion n’avait plus une action morale suffisante sur la société. C’est là une opinion que l’étude de l’histoire avait fait naître dans certains esprits, et que l’examen de ce qui se passe de notre temps devait nécessairement consolider. — Comment ! s’écrient avec colère les défenseurs du clergé, vous osez dire que le christianisme s’affaiblit ! Vous mentez : il se relève, il prospère, il est victorieux. Voyez les jésuites, les dominicains, les trappistes, qui nous apportent de nouveau la foi et les lumières ! Voyez ces néo-chrétiens qui surgissent de toutes parts ! — Je reviendrai, monsieur, sur les néo-chrétiens ; pour le moment, il faut remarquer qu’en ceci, comme dans sa politique générale, le clergé français a suivi simultanément deux directions fort différentes. Pendant qu’on annonçait à grand bruit au public les magnifiques succès du christianisme, on déclarait au gouvernement que la religion était gravement compromise, si l’on exigeait que les professeurs des séminaires fussent bacheliers ès-lettres. Les vocations sont rares, dit M. l’évêque de Versailles dans la fameuse Protestation de l’épiscopat français[8]. Si vous demandez le diplôme de bachelier, nous ne trouverons plus de maîtres ! L’épiscopat français déclare ainsi que cette religion triomphante et victorieuse n’inspire plus une vocation semblable à celle qu’éprouve le moindre étudiant en médecine ou en droit ! Quoi qu’il en soit de la sincérité de cette objection, il est bon de s’arrêter un instant à l’examen de ce mouvement catholique dont on nous vante sans cesse la force et l’intensité. Ce néo-christianisme, que chacun entend et pratique à sa manière, devait, à ce qu’on disait il y a dix ans, assurer les destinées de la France et prendre sous sa protection toutes les gloires nationales. Il devait réaliser l’alliance si rare de la religion avec la tolérance et avec la liberté ; rétablir l’ordre et la discipline, raffermir l’édifice social ébranlé, en lui donnant pour base la morale religieuse. Ce beau programme a-t-il été exécuté ? Malheureusement, monsieur, il faut répondre non.

Pour comprendre comment le clergé respecte les gloires nationales, on n’a qu’à jeter les yeux au hasard sur les écrits qui émanent de cette source. On verra que ce n’est pas seulement à cause de la rareté des vocations que les évêques repoussent l’examen du baccalauréat : c’est aussi, disent-ils, parce que les Provinciales de Pascal[9] sont indiquées parmi les livres sur lesquels peut rouler l’examen. Ainsi, parce que Rome a défendu un livre qui honore notre littérature et que nos lois protégent un livre universellement admiré et dont Bossuet aurait voulu être l’auteur, il ne sera plus permis de le désigner à l’attention de la jeunesse studieuse. Voilà bien l’effet du funeste ascendant des jésuites. On reconnaît là leur haine profonde contre Pascal. Nous verrons, monsieur, à chaque instant se reproduire cette prétention qu’a le clergé de se soustraire à la loi commune, et de nous courber sous le joug de la cour de Rome. Si j’avais l’honneur de connaître personnellement l’évêque qui s’est élevé si vivement contre les Provinciales, je prendrais la liberté de lui demander s’il a jamais entendu parler d’un ouvrage intitulé les Proverbes de Fabbrizj, qui fut dédié à Clément VII, et imprimé avec l’approbation et le privilége de ce pape. Ce savant prélat pourrait-il nous dire si une telle approbation le porterait à mettre entre les mains des élèves, de préférence aux Provinciales, le livre de Fabbrizj, qui renferme plus d’ordures et d’obscénités qu’il n’y en a dans l’Arétin. Repousser les Provinciales parce qu’elles sont condamnées à Rome, ce n’est pas seulement insulter aux gloires nationales ; c’est s’insurger contre la loi et vouloir actuellement forcer la France à reconnaître cette suprématie du pape, que l’église gallicane a toujours repoussée. Puisque l’on était en si bon chemin, pourquoi n’a-t-on pas déclaré qu’il fallait aussi délivrer l’examen du baccalauréat de la notion du mouvement de la terre, condamné à Rome dans la personne de Galilée, et aussi antipathique que les Provinciales aux jésuites du XVIIe siècle[10] ? Au reste, ce n’est pas seulement Pascal qu’on repousse ainsi : on est actuellement parvenu à ce degré d’intolérance, que tous les écrivains du XVIIIe siècle[11], de ce siècle qui préparait l’affranchissement du monde, et qui assurait la suprématie intellectuelle de la France, sont proscrits en masse avec un acharnement inconcevable. « Que nous importe, dit l’Univers[12] dans un de ses accès d’urbanité, que Montesquieu débite de pitoyables bouffonneries… des gambades déplacées… sur cette grave matière ? » — Cet échantillon, monsieur, peut vous faire juger du reste. Je suis convaincu qu’en annonçant un beau matin que Buffon avait de la grandeur dans le style et dans les idées, que d’Alembert était un bon géomètre, que Rousseau ne manquait pas d’une certaine éloquence, que Montesquieu n’était pas un penseur vulgaire, et enfin que Voltaire avait quelque esprit et savait assez bien le français, on produirait une grande sensation parmi les néo-chrétiens par la nouveauté et par la hardiesse de ces découvertes. Et à propos de Voltaire, qui est, comme de raison, le bouc émissaire, je vous avouerai que je me sens tout aussi disposé que personne à l’accuser d’avoir abusé de la plaisanterie, et que je lui reprocherai toujours d’avoir jeté dans un poème libertin l’admirable et pieuse figure de Jeanne d’Arc ; mais d’abord il faut remarquer que peut-être Voltaire aurait montré plus de respect pour cette femme héroïque, si le clergé lui en avait donné l’exemple, et s’il n’avait vu l’évêque de Beauvais, s’associant aux rancunes des étrangers, employer les moyens les plus odieux pour la faire périr sur un bûcher. D’ailleurs, si Voltaire a pu rire beaucoup, on ne doit pas oublier qu’il sut aussi parler sérieusement, et qu’il honora sa vieillesse en élevant courageusement la voix en faveur de Calas, de Sirven, et d’autres victimes du fanatisme. De son temps, on punissait encore par d’affreux supplices le crime d’irréligion… les temps ont bien changé, mais les intentions sont les mêmes, et il n’y a pas vingt ans que le parti jésuitique arrachait à la chambre cette loi funeste qui livrait au bourreau l’homme qui avait commis un sacrilége.

Le néo-christianisme, disait-on, devait vivre et prospérer au milieu de nos lois ; il devait être le gardien de l’ordre et assurer le développement de la liberté. On sait maintenant à quoi s’en tenir au sujet de ces promesses. Lisez, monsieur, les écrits qui émanent du clergé, vous verrez que tout en usant largement des droits que lui accordent nos lois, et même de cette liberté de la presse qu’il appelle un poison[13], il ne cesse de protester contre le droit commun. On dirait que la charte n’existe que pour assurer son impunité : quand il s’agit d’étendre ses priviléges, le clergé cite sans cesse le droit divin[14], les canons et le concile de Trente[15] ; il cite même des autorités moins respectables, et, pour donner une leçon à M. Villemain, M. l’évêque de Chartres n’a pas craint d’invoquer l’exemple des Goths et celui d’Attila[16]. Ce sont, par le temps qu’il court, d’étranges autorités que le concile de Trente et Attila ! M. Villemain n’aurait qu’à présenter une loi sur la liberté de l’enseignement en s’appuyant sur de semblables considérans, pour être certain de réunir toutes les opinions… contre lui.

Non-seulement le clergé ne reconnaît pas que notre droit commun date de 1789, mais il essaie de remonter encore plus haut, et il élève des prétentions auxquelles personne n’aurait sérieusement songé il y a soixante ans. Il demande qu’on oblige tous les marchands à fermer leurs magasins les dimanches, et il veut, ce qui n’est pas moins singulier, qu’on force tous les employés sans exception à aller à la messe chaque jour. Si la loi du sacrilége n’eût pas été abolie après 1830, il en demanderait aussi la stricte exécution.

On ne sait en vérité ce qu’est devenue cette liberté, cette tolérance qui, suivant des promesses si souvent renouvelées, devait s’allier à la religion. Ce n’est pas en provoquant des révolutions, c’est en respectant d’abord les lois existantes, que le clergé assurera la liberté. La tolérance, c’est la charité, et à cet égard vous ne sauriez imaginer, monsieur, comment le parti jésuitique définit la charité. Lorsque des écrivains que, suivant l’usage, on avait injuriés et taxés d’immoralité ont répondu : Quoi ! vous êtes dévots, et vous vous emportez ! les champions du clergé ont répliqué que sans doute, dans les affaires personnelles, la charité prescrivait le pardon des injures, mais que, quand il s’agissait des intérêts de la religion, la charité[17] commandait la violence et la persécution. Vous voyez que les distinguo, si plaisamment signalés par l’incomparable auteur des Provinciales, se sont perpétués jusqu’à nous, et que, si Pascal revenait au monde, il saurait encore exciter la gaieté aux dépens des modernes Escobar. Cette distinction est bien subtile et bien peu rassurante, car les personnes qui l’emploient paraissent voir partout les intérêts de la religion, et il est impossible de ne pas supposer que cette charité persécutrice s’exerce aussi parfois dans un intérêt mondain, lorsqu’on voit des journaux qui prétendent tous défendre également les droits de l’autel échanger les injures les plus grossières, et la Gazette de France[18], dirigée par un ecclésiastique, menacer l’Univers de le traîner pour calomnie en police correctionnelle. Il faut avouer qu’entre gens si pieux le procédé est assez violent. Il vous étonnera moins, si vous vous rappelez ce que j’ai dit plus haut au sujet de la prohibition de la Gazette de France dans les états romains, et des injures dont le chef du catholicisme fut accablé à ce propos dans les journaux catholiques.

Vous pouvez imaginer par là, monsieur, ce que doivent dire ces feuilles de certaines gens qui sont un peu moins orthodoxes que le pape. Je vous ai donné un échantillon de la polémique de M. l’évêque de Chartres : il faut s’empresser d’ajouter que ces attaques si vives, si amères, n’approchent guère des formules employées par d’autres écrivains qui font l’éloge de l’inquisition, et qui paraissent appeler de tous leurs vœux le retour de cette sainte institution. Permettez-moi de vous donner ici la définition des inquisiteurs, telle que les organes du parti jésuitique l’ont formulée : elle est fort curieuse et très significative… Les inquisiteurs, répètent à l’envi[19] les feuilles catholiques, étaient des hommes de compréhension, de dévouement et d’amour… qui n’apportaient dans le monde qu’un ardent désir d’éclairer ceux qui avaient besoin de flambeau. — Cela est-il clair ? Voilà l’avenir que rêve le parti jésuitique, voilà ce que sont pour lui l’amour et la charité ! Il est nécessaire que le public soit averti de ce qui se passe ; car les journaux de la congrégation, destinés à une classe restreinte de lecteurs, ne sont pas connus assez généralement. Dès qu’on réhabilite l’inquisition, dès qu’on s’attaque même au pape, vous pouvez penser ce qui est réservé à tous ceux qui ne font pas profession de molinisme. L’Université surtout est frappée violemment dans tous ses membres. Le moindre doute, la plus simple remarque historique, quand elle n’est pas favorable à l’église, devient l’occasion d’injures grossières. On se fait un vocabulaire à part : les mots immoralité, imposture, pestilence, infâme, brutal, frénétique, imbécile, exécrable, sont ceux qu’on emploie le plus fréquemment. Les allusions surtout sont touchantes et délicates ; si M. Laroque, recteur de l’Académie de Cahors, manifeste quelques doutes sur l’éternité des peines dans l’autre monde, on lui fait entendre que ce sont là les principes de l’assassin Lacenaire[20]. Si M. Villemain parle et d’enthousiasme à propos du christianisme, on a soin de lui rappeler que ses opinions sont conformes à celles d’un homme que Capiton voulait écarteler et que Calvin fit brûler tout vif[21] ! Ces injures, ces calomnies répétées mille fois dans les journaux ont été réunies et reproduites avec additions et corrections dans un livre de plus de six cents pages, qui vient de paraître à Lyon sous le titre de Monopole universitaire, et que j’ai déjà cité. Cet écrit anonyme, qui est l’œuvre collective de la congrégation, mais dont, à ce qu’on assure, un chanoine de Lyon, ancien officier, est l’éditeur responsable, fournit une nouvelle preuve à l’appui de cette double assertion, que les jésuites compromettent gravement le clergé, et que, malgré leurs ruses habituelles, ils manquent de l’habileté qui fait réussir les grandes entreprises. Comment ont-ils pu supposer qu’en insultant avec rage tout le monde, qu’en jetant la boue à pleines mains sur tous les hommes dont la France apprécie le talent, qu’en accusant de tous les crimes, de toutes les bassesses, des gens dont la conduite est connue du public, et qui vivent au milieu de la société, ils pourraient produire un effet favorable à leur cause ? Est-ce là de la charité évangélique ? Est-ce là la voix majestueuse d’un dieu irrité ? Non, c’est le cri de la haine impuissante aux abois. La France subira-t-elle encore le joug de ces hommes qui nous font à tous l’honneur de nous injurier comme ils ont injurié Pascal ? Est-ce en disant que M. Cousin ajoute à l’insolente grossièreté du cocher la plate hypocrisie du valet[22], ou en traitant de misérable un homme aussi généralement estimé que M. Quinet[23] ; est-ce en appelant M. Bonnechose un fou furieux[24], qu’on veut inspirer de la confiance et ramener à un culte soutenu par de tels moyens ? Personne n’a pu échapper à la fureur de ces singuliers apologistes de la religion chrétienne. On a dit de M. Fauriel, dont toute la France connaît le savoir et l’aimable impartialité, que sa haine pour le clergé catholique est de la prétrophobie[25]. M. Ampère, qui, dans son Histoire littéraire de la France, avait eu le malheur de montrer quelque penchant pour les libertés de l’église gallicane, est un don Quichotte, un impie[26], et M. Matter, dont on critique amèrement les productions, est appelé un libertin[27]. M. Michelet, qui a su toujours donner à son enseignement un caractère particulier d’élévation, est, dit le Monopole universitaire, un impur blasphémateur… L’immoralité dans ses cours marche de pair avec l’impureté, et l’on ajoute, à propos de quelques opinions historiques du savant professeur, cette phrase si remplie de modération : « Voilà donc l’inceste épuré par ses résultats, un diplôme de mauvais lieu ou de déshonneur et de poignant chagrin pour la famille donné au nom de l’Université à tous les professeurs-élèves de l’École normale ou du Collége de France, et par eux à tous les jeunes gens du royaume[28] ! »

On ne finirait pas, monsieur, si l’on voulait citer toutes les personnes honorables contre lesquelles les auteurs du Monopole universitaire lancent leur venin. Il serait difficile de nommer un écrivain de quelque valeur, un homme connu dans les lettres, qui ne soit éclaboussé ; M. Damiron, M. Dubois, M. Nisard, M. Jules Simon, M. Charles Labitte, M. de Wailly, M. Philarète Chasles, M. Magendie, M. Michel Chevalier, M. Cuvilier-Fleury, M. Caïx, M. Rossi, M. Letronne, M. Gerusez, M. Charles Magnin, M. de Lacretelle, tout le monde enfin est attaqué dans ce livre. Des professeurs qui ont su toujours se distinguer par leur respect pour la religion sont, avec une insigne maladresse, aussi maltraités que les autres, et l’on dit par exemple de M. Saint-Marc Girardin que « son cours est un composé de toutes choses, d’erreurs, de passions, de protestantisme, de philosophie, d’incrédulité, d’aversion pour l’église et pour les rois[29]. »

Les hommes politiques ne sont guère plus épargnés que les simples mortels. Je vous ai cité une des phrases les plus polies qu’on ait employées à l’égard de M. Cousin. M. Thiers, M. de Rémusat, M. de Salvandy, reçoivent par-ci par-là quelques bonnes égratignures. Quant à M. Villemain, depuis surtout qu’il a publié son rapport sur l’instruction publique, qui contient une si complète apologie de l’Université, il semble exciter au plus haut point la bile du clergé. Le jugement si nettement formulé par M. Guizot, dans son Histoire de la Civilisation, sur les malheurs qu’a causés partout la compagnie de Jésus, le désignait naturellement aux attaques de la congrégation : aussi n’a-t-il pas été épargné. Oubliant l’histoire, oubliant que cet ordre a été aboli par un pape, le Monopole universitaire répond que les jésuites étaient le bouclier des rois, et que, par leur chute, les catastrophes les plus effroyables ont été précipitées. « Les jésuites, dit ce livre, ont été condamnés, égorgés sans preuves, sans témoins, sans défense… » et il conclut en disant avec son atticisme ordinaire que M. Guizot ne fait que du gâchis, qu’on ne comprendrait pas comment il aurait l’impudence de parler ainsi si « l’impiété, la haine de Jésus-Christ et de son église, et la lâcheté… n’expliquaient tout… Il n’y a rien à répondre, ajoute-t-on, à une ignorance ou à une mauvaise foi de cette force-là[30] ! »

Je ne puis vous donner ici qu’une idée fort imparfaite de ce livre, où tant de noms sont inscrits. Dans cette longue liste de proscription, vous devez penser, monsieur, que la Revue des deux Mondes n’a pas été oubliée. Les rédacteurs anciens et nouveaux de ce recueil sont traités suivant leurs mérites. M. Lerminier, M. George Sand, M. de Musset, M. Gustave Planche, qu’on confond avec l’auteur d’un dictionnaire fort connu, sont plus spécialement désignés. M. Sainte-Beuve, chargé du crime irrémissible d’avoir su nous intéresser si vivement au sort de Port-Royal, a été particulièrement attaqué par la faction jésuitique. On a eu aussi la bonté de s’occuper de moi. Je suis, si l’on en croit les auteurs de cet ouvrage, un impie furieux, un fanatique d’irréligion et de haine anti-chrétienne, anti-monarchique, anti-sociale ;… il paraît que ma spécialité, c’est la haine, la haine qui verse sa bile, haine menteuse, ignorante, et un besoin d’insulter qui tient de la rage et de la folie[31] ! et tout cela pour avoir cru que les Arabes avaient aidé à la renaissance des lettres en Occident ! À la bonne heure ; on serait vraiment fâché de ne pas se trouver avec tant d’hommes recommandables ; malgré soi, on est porté à s’écrier avec Voltaire :

Juste Aristide et vertueux Solon,
Tous malheureux morts sans confession !

Si le Monopole universitaire n’est pas encore arrivé chez vous, vous pourriez, monsieur, vous en faire une idée en relisant le Père Duchêne ; c’est le même style et presque le même langage. On y rencontre la même violence, un peu plus de haine, et les mêmes fautes de grammaire. À plusieurs égards, c’est un livre très instructif qui mérite d’être lu. Si j’avais l’honneur d’être grand-maître de l’Université, je le ferais réimprimer à dix mille exemplaires et distribuer dans toute la France. Ce serait là, à mon avis, la meilleure réponse qu’on pût donner aux gens qui, dans l’intérêt du clergé, demandent la liberté illimitée de l’enseignement Toutefois, on pourrait déclarer dans un avertissement que, malgré les guillemets et l’italique employés à profusion dans ce livre, les citations sont presque toujours altérées ou falsifiées[32]. Au reste, un tel avertissement ne serait nécessaire que pour un très petit nombre de personnes, car, en lisant ce français qu’on nous donne pour du Voltaire et du Rousseau, il est impossible de ne pas s’apercevoir de la falsification.

Cet ouvrage est fort divertissant ; mais ce qui l’est moins, monsieur, c’est de voir quelles sont les gens qui se posent aujourd’hui comme les organes du clergé français, et qu’il n’ose pas désavouer. Non-seulement la congrégation n’a pas désavoué le Monopole universitaire, mais on l’a prôné partout, et l’on a trouvé excellentes les plaisanteries qu’il contient. Rira bien qui rira le dernier ! On dit que M. l’archevêque de Lyon aurait préféré que cet ouvrage fût publié dans une autre ville. Ces regrets sont prudens, mais tardifs : il aurait fallu arrêter la première édition de cet écrit lorsqu’on l’insérait par partie dans les journaux religieux. Le clergé tout entier est compromis par cette publication, qu’il a prise sous son patronage, et qui est du reste parfaitement conforme à l’esprit de tous les mandemens dont la France est inondée.

Du temps de Louis XIV, on pouvait se consoler des intrigues de jésuites en reportant les yeux sur le véritable clergé français. Aujourd’hui, où trouver des Bossuet, des Fénelon, des Massillon, des Huet, des Mabillon, capables de nous faire oublier les pères Le Tellier de notre siècle ? À la place d’ouvrages immortels, on ne nous donne plus que des libelles remplis de solécismes, et pourquoi ? C’est parce qu’il n’y a plus de véritable église gallicane et qu’il n’y a que des jésuites. Dès que l’on fait la moindre allusion aux libertés de l’église gallicane, les journaux catholiques s’irritent ; ils crient à l’anathème, ils demandent l’oubli de ces questions[33]. Et encore si toutes ces colères, toutes ces injures partaient du cœur ! si elles étaient véritables et sincères ! Mais, sauf quelques exceptions, on ne sait que trop à quoi s’en tenir à ce sujet. Des voltairiens, des apôtres fougueux du saint-simonisme, se brouillent un beau jour avec un journal philosophique où l’on n’aura pas voulu chanter leurs louanges, et comme avant tout il faut avoir un journal, une tribune, on se jette tout à coup dans la presse religieuse, et l’on y porte la même fougue, le même emportement que l’on avait dans le camp opposé. Il n’est besoin de nommer personne ; toute la France reconnaîtra ces portraits.

Dès que l’on marche avec la congrégation, on appartient à l’opposition, et, à ce titre, on se ménage des appuis dans la presse ; d’autre part, comme on prétend représenter le principe de l’ordre, on est accepté par le gouvernement, et l’on s’impose aux ministres. À force d’injures et de calomnies, on se fait craindre, on devient un homme important, et l’on fait ses affaires tout en parlant de celles du ciel. C’est là ce qui a fait dire dernièrement à une femme d’esprit ce mot qui a été répété : Autrefois on servait Dieu ; actuellement on s’en sert. On fait profession de christianisme à propos de tout. L’architecture gothique, les vitraux du moyen-âge, le plain-chant, les manuscrits à miniatures, sont autant de sources où l’on va puiser l’inspiration religieuse. On devient chrétien par mode et par imitation, et comme le clergé s’efforce de rendre commodes et agréables les églises, qu’il les chauffe, qu’il y fait jouer des airs de valse, qu’il y appelle de jolies dames et de bons chanteurs, il parvient à réunir les dimanches, dans les églises les plus à la mode, deux ou trois cents personnes qui se donnent là rendez-vous pour se rendre ensuite, suivant la saison, au Conservatoire ou à Longchamp. On a déjà vu le même spectacle, il y a quelques années, dans l’église saint-simonienne. Ne croyez pas, monsieur, que j’exagère ; ces remarques ont déjà été faites par M. Lemoinne, jeune et spirituel écrivain, qui, ayant raconté dans les Débats ce qu’il avait vu dans les églises de ces néo-chrétiens qui attaquaient si violemment les épicuriens et les sceptiques, s’attira cette singulière réponse qui parut dans l’Univers : « Ces griefs, disait ce journal, sont autant de calomnies ; il y a, nous le savons, dans Paris, deux ou trois églises dorées, chauffées, tapissées : ce sont, à ce qu’il paraît, les seules où vous alliez, probablement, dans le dessein d’y admirer les actrices dont vous chantez les louanges. Il y a dans ces églises, deux ou trois fois par an, des solennités vraiment sacriléges, les seules, à ce qu’il paraît, que vous daigniez honorer de votre présence, parce qu’on y entend la belle voix de vos chanteurs ; il y a deux ou trois prêtres qui, comptant parmi vous des parens ou des amis, ont la faiblesse de souffrir, sans réclamation, vos impertinentes réclames[34], et ce sont aussi les seuls, à ce qu’il paraît, dont la parole ait la vertu de vous attirer ; il y a aussi, nous en convenons, quelques jeunes gens néo-chrétiens comme vous qui parlent de philosophie, de morale et de religion en hommes du monde. »

Il ne manque ici que le nom de ces églises dont parle l’Univers ; car, comme il y a dans Paris à peu près une église pour trente mille habitans, il est en vérité fort peu charitable d’exposer une centaine de mille personnes à aller se damner ainsi dans ces deux ou trois églises où il se commet de tels sacriléges. Du reste, l’Univers se trompe : ce ne sont pas seulement deux ou trois églises qu’on chauffe et qu’on pare ainsi de fleurs et de jeunes femmes. Excepté un très petit nombre de curés, le clergé, qui veut attirer du monde, se précipite en masse dans la même voie ; mais souvent l’argent manque et voilà ce qui arrête le bon vouloir qu’on aurait : d’ailleurs, il ne serait pas bien facile de chauffer des églises comme Notre-Dame. Les églises les mieux parées et les plus coquettes se trouvent dans les quartiers les plus riches et les plus élégans, dans ces quartiers « où (ce sont les paroles aimables des journaux de la congrégation) les engraissés du jeu, de la fraude et de la débauche établissent de préférence leur séjour. » Avec de telles églises et de si excellens paroissiens, on ne comprend pas, en vérité, comment le feu du ciel n’est pas encore descendu sur la Chaussée-d’Antin.

Le clergé déplore sans cesse le relâchement de la morale. Ses journaux reproduisent avec une singulière affectation les nouvelles de tous les crimes, de tous les scandales, vrais ou supposés, qui se commettent en France. Là-dessus grandes déclamations sur les calamités du temps ! À quoi bon se plaindre ? Pourquoi le clergé ne montre-t-il pas cette puissance qu’il s’attribue en amenant tout à coup une grande diminution dans le nombre de ces crimes ? Il y a de mauvaises actions contre lesquelles les lois ne peuvent rien : c’est à la religion de les empêcher, si elle conserve encore quelque empire. Le mois dernier, deux malheureux ont expié à la barrière Saint-Jacques les crimes qu’ils avaient commis. C’était le lendemain de la mi-carême, jour où les masques se montrent de nouveau dans Paris. Cette année, par un beau soleil, les masques avaient abondé. Eh bien ! dans la foule qui assistait à cette exécution, il y avait deux ou trois cents individus masqués, hommes, femmes et enfans ! C’est là sans doute le spectacle le plus hideux que l’on puisse imaginer ; mais que peut-on faire pour empêcher le retour de telles énormités ? Le gouvernement présentera-t-il une loi aux chambres pour défendre désormais aux masques d’aller voir exécuter les assassins ? Si la religion n’a pas d’action là où les lois se taisent, si elle est réduite à l’impuissance, on ne doit plus appeler infamies et calomniateurs ceux qui pensent, avec Jouffroy, qu’elle n’a plus d’ascendant moral sur la société. D’ailleurs, cette religion a-t-elle empêché le peuple de démolir l’archevêché et Saint-Germain l’Auxerrois ? Nous repoussons avec horreur toutes les dévastations ; mais, qu’on y prenne garde, ces manifestations populaires ne furent qu’une réaction naturelle et fatale contre l’intolérance du clergé pendant la restauration.

Je sais bien que, pour rendre à la religion toute son action, tout son prestige, le clergé demande de nouvelles lois répressives, et que les jésuites prétendent qu’ils ne sont tombés au XVIIIe siècle que parce qu’ils ont manqué d’appui et de protection. C’est là l’idée fixe de tous les pouvoirs déchus. Cependant à qui pourra-t-on faire croire un seul instant que les gens qui ont renversé Port-Royal et qui ont dirigé les dragonnades soient tombés par excès de modération ? C’est l’abus de la force qui les a perdus ; ce sont leurs emportemens, leurs colères, non moins que leur morale suspecte et leur hypocrisie proverbiale, qui deux fois déjà ont soulevé le pays contre eux, et qui produiraient nécessairement des effets analogues, si, par suite de quelque démonstration inconsidérée, la liberté de conscience paraissait de nouveau en péril.

Actuellement, monsieur, il n’est peut-être pas impossible de répondre à votre question. Oui, la tolérance religieuse, cette grande conquête de la révolution, est écrite dans nos lois, oui, les besoins de notre siècle en font une nécessité pour tout le monde. ; mais il existe un parti qui la repousse, et qui marche en aveugle à sa ruine avec une violence irrésistible. Ce parti tente de nous faire rétrograder au-delà de 1789 ; il dit à la France : « Craignez l’enfer, ou du moins craignez nos journaux. » C’est par la peur qu’il voudrait s’imposer. Le pays est sur ses gardes, et les jésuites auraient tort de croire que l’indifférence qu’on a montrée jusqu’ici est une marque d’assentiment.

Dans tout ceci, monsieur, je vous ai parlé du clergé français, et pourtant je sens bien que le véritable clergé n’écrit pas ainsi, et qu’il ne fait pas de l’agitation dans les journaux. C’est une faction qui parle en son nom, qui l’opprime et l’entraîne. Des ecclésiastiques respectables blâment ces violences, mais, craignant d’être attaqués dans les journaux de la congrégation, ils n’osent pas s’y opposer. Et cependant, que le clergé le sache bien, s’il n’a pas la force de se séparer des jésuites, il se perdra avec eux. Qu’il ne se fie pas à leur réputation d’habileté. En formant Voltaire et Diderot, ils ont prouvé à l’église que cette réputation était complètement usurpée. Si, brisant avec courage les indignes liens qui le retiennent, il sait reconquérir sa liberté, le clergé retrouvera une force nouvelle. Qu’il se montre donc sincèrement attaché à nos institutions et à nos lois, qu’il repousse les suggestions étrangères, qu’enfin il redevienne gallican, et il obtiendra l’assentiment du pays. Les tentatives sérieuses qu’il fera pour rétablir la morale sans toucher à la liberté de conscience seront appuyées par les hommes de tous les partis, car la morale n’est pas l’apanage exclusif d’une religion, et il serait éminemment injuste de confondre le scepticisme avec l’immoralité. S’il le fallait, l’histoire de l’église avant et après Alexandre VI fournirait des argumens irrésistibles à l’appui de cette assertion.

Mais si les jésuites devaient prendre encore un plus grand empire sur le clergé, s’ils devaient poursuivre le même système d’insulte et de calomnie, sans que le clergé en masse les désavouât, une réaction ne se ferait pas attendre long-temps. Le pays commence à être attentif, et il ne tardera pas à montrer de l’inquiétude. Le jour où l’opinion publique forcerait le gouvernement à prendre quelques mesures de précaution, il serait difficile d’empêcher que tout l’édifice religieux ne fût ébranlé. Il faut donc s’appliquer sérieusement à éviter cette secousse. Le clergé n’y est pas seul intéressé, car une telle réaction ne s’effectuerait que sous l’influence des partis extrêmes. Le gouvernement, qui peut-être ne se préoccupe pas assez de la gravité de cette question, sentira, il faut l’espérer, la nécessité de prévenir, par sa fermeté, une agitation qu’il ne pourrait que difficilement apaiser.

Il y a trois siècles qu’après avoir raconté l’infâme attentat commis par le fils d’un pape sur un évêque revêtu de ses habits pontificaux, un historien italien ajoutait :

« Bien que je sache que ce que je viens d’écrire puisse un jour m’être nuisible, je sais aussi ce que dit Tacite, qu’un historien doit toujours préférer la vérité à toute autre chose, même lorsqu’il s’expose à quelque danger. »

Actuellement ces paroles de Varchi ne sauraient avoir d’application, et il ne faut pas un grand courage pour dire la vérité. Tout au plus peut-on être atteint par quelques injures ou par quelques calomnies ; mais vous savez, monsieur, qu’il y a des hommes qui ne s’arrêtent pas devant un mandement, et qui n’ont pas peur d’un article de journal. Dans ma prochaine lettre, je vous parlerai des luttes du clergé contre l’Université.


G. Libri.
  1. Des personnes bien informées affirment que ces quêtes ont produit pendant l’année dernière des sommes très considérables. On parle de plusieurs millions que le clergé se serait procurés de cette manière. Qu’en a-t-il fait ? On ne le sait pas, mais il ne serait pas impossible que ce fussent là des fonds secrets destinés par la congrégation à encourager ses partisans. Quand on sait qu’une association charitable, dirigée par la reine des Français, publie tous les ans le compte-rendu, très détaillé, de ses travaux, on est étonné de voir que le clergé ne songe pas à instruire le public de l’emploi des sommes qu’il reçoit. Un tel silence, contraire à toutes les règles de comptabilité, a déjà refroidi le zèle de plusieurs donateurs.
  2. L’Univers du 7 novembre 1841.
  3. Le Monopole universitaire, Lyon 1843, in-12, p. 77.
  4. Ibid., p. 86.
  5. Voyez un article de la Gazette du Languedoc reproduit par l’Univers le 26 octobre 1841.
  6. Voyez la Seconde Lettre de M. l’évêque de Chartres sur l’enseignement universitaire, datée du 17 mars 1842, et insérée dans les journaux.
  7. Lettre de M. l’évêque de Chartres sur les doctrines philosophiques de l’Université, insérée dans l’Univers (4 janvier 1843).
  8. Protestation de l’épiscopat français contre le projet de loi sur l’instruction secondaire, Paris, 1841, in-8o, p. 31.
  9. Protestation de l’épiscopat français, p. 59. (Lettre de M. l’évêque de Nantes.) — Dans le Monopole universitaire (p. 582), les Provinciales sont placées parmi les livres athées.
  10. Cela viendra. Déjà M. l’évêque de Chartres déclare (l’Univers du 5 janv. 1843) que, quand on dit en sa présence : « Le soleil se lève à l’orient et finit sa course à l’occident, il sent dans son ame une impression profonde et invincible qui exclut tout doute de son esprit. » Dans le Monopole universitaire, on lit (p. 291) qu’il serait nécessaire de prouver que le système de Copernic n’est pas une hypothèse. Enfin, il y a peu de temps qu’à la porte d’une des paroisses les plus considérables de Paris on distribuait, au sortir de la messe, une brochure dont le titre était l’Anti-Copernic, et qui était rédigée par un ecclésiastique attaché à cette église.
  11. On n’épargne pas non plus les plus illustres écrivains de notre époque. Dans une ville considérable, fort peu éloignée de Paris, nous avons vu les ouvrages de M. de Châteaubriand mutilés par un ecclésiastique chargé de la conservation de la bibliothèque où ils se trouvaient.
  12. 2 novembre 1841.
  13. On peut voir à cet égard un article de l’Espérance de Nancy, reproduit le 25 décembre 1841 par l’Univers. Il est très curieux d’entendre des hommes qui ne font autre chose qu’écrire avec violence dans les journaux, déclamer contre la liberté de la presse.
  14. « Quelle part, dit le Monopole universitaire, p. 13, donne-t-elle (cette présentation) aux évêques dans l’institution elle-même ? la révocation, la suspension ou l’enseignement des professeurs ? toutes choses pourtant qui leur appartiennent de droit divin, qu’on ne peut leur enlever, et dont ils ne peuvent se départir. »
  15. Voyez la Protestation de l’épiscopat français, p. 69, 110, 111, etc.
  16. Ibid., p. 43. Quant à l’archevêque d’Avignon, il cite (p. 112) le shah de Perse et le Grand Turc à l’appui des méthodes employées dans les petits séminaires et des garanties qu’offrent les évêques !
  17. Voyez à ce propos, dans l’Univers du 21 décembre 1841, un article où le rédacteur, parodiant la fraternité chrétienne, appelle son adversaire frère reptile.
  18. Lisez l’Univers du 8 décembre 1841.
  19. C’est dans l’Espérance de Nancy que parut d’abord cette singulière définition, reproduite avec empressement par l’Univers (23 novembre 1841) et par d’autres journaux.
  20. Lisez à ce sujet l’Univers du 16 novembre 1842. Le 28 décembre 1842, le même journal a comparé nos philosophes à des escrocs.
  21. Le monopole universitaire, pag. 457.
  22. Ibid., pag. 237. Ces délicatesses de langage reviennent souvent dans ce livre ; en voici un exemple : « Voilà pourquoi Brutus, Marat et leurs bouchers ont toute la tendresse de M. Cousin, et qu’ils sont placés parmi les grands hommes, avec Voltaire et Rousseau, en attendant Vidocq, Espartero, etc. » (Ibid., pag. 483.)
  23. Ibid., pag. 26. On dit plus loin (pag. 357), à propos de l’opinion de M. Quinet sur la création : « L’univers se compose de matière et d’esprit, d’eau et de pierres, de grenouilles et de philosophes, de panthères et de forçats, de M. Quinet et du ver qui lui a servi d’élément. »
  24. Ibid., p. 114.
  25. La phrase qui concerne M. Fauriel est bonne à citer, ne fût-ce que comme specimen du savoir grammatical de ces gens qui voudraient enlever l’enseignement à l’Université ; la voici : « Pour saint Césaire et les autres, il y aura moins encore et les conjectures et les soupçons d’un esprit dont la haine pour le clergé catholique semble être de la prétrophobie, suffira pour autoriser la calomnie. » (Le Monopole universistaire, pag. 40.)
  26. Ibid., pag. 445, 452.
  27. Ibid., pag. 157.
  28. Ibid., pag. 395, 398 et 440.
  29. Ibid., pag. 116.
  30. Le Monopole universitaire, pag. 231, 269 et 275.
  31. Ibid., pag. 19 et 20.
  32. Cette accusation est grave, et pourtant tout lecteur qui voudra vérifier quelques-unes des citations du Monopole universitaire reconnaîtra ces falsifications. En voici quelques exemples pris au hasard. Si M. Guizot écrit dans son Histoire de la Civilisation en Europe : « Malheureusement il est aisé de passer du besoin de la liberté à l’envie de la domination ; c’est ce qui est arrivé dans le sein de l’église : par le développement naturel de l’ambition, de l’orgueil humain, l’église a tenté d’établir non-seulement l’indépendance, etc., » on lui fait dire (en ayant l’air de le citer textuellement) : L’église catholique ou l’indépendance de la religion est un développement naturel de l’ambition, de l’orgueil humain. (Le Monopole universitaire, p. 87.) On fait moins de façons avec Voltaire. On forge entièrement (ibid., p. 117) un paragraphe qui commence ainsi : Fénelon n’est qu’un hypocrite, un ambitieux, un incrédule, et qu’on donne comme étant extrait textuellement du Siècle de Louis XIV, où on le chercherait vainement. À ce propos, on indique le chapitre XLIII de cet ouvrage, qui n’en contient que trente-neuf ; c’est un procédé fort commode pour se mettre à l’aise en citant. Pour mon compte, je serais désireux qu’on voulut bien m’indiquer dans mes écrits les endroits où j’ai pu dire que Pascal était d’une dégoûtante malpropreté, et que les papes, les évêques, les grands, ne sont également que des… vendeurs d’indulgences, entourés de bûchers, traîtres, assassins, rôtisseurs d’écrivains célèbres. Ces expressions, qu’on m’attribue dans le Monopole universitaire (p. 19 et 118), ne sont pas de moi. La falsification est-elle donc un péché véniel ?
  33. Consultez l’Univers du 21 novembre 1841.
  34. M. Lemoinne avait dit qu’après le sermon les prédicateurs allaient lui demander de les annoncer dans le Journal des Débats. (L’Univers du 22 décembre 1841)