Lettre du 4 juin 1669 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 543-545).
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94. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE
DE BUSSY RABUTIN.

À Paris, ce 4e juin 1669[1].

Pour vous dire le vrai, je ne me plaignois point de vous ; car nous nous étions rendu tous les devoirs de la proximité dans le mariage de ma fille ; mais je vous faisois une espèce de querelle d’Allemand pour avoir de vos lettres qui ont toujours le bonheur de me plaire. N’allez pas sur cela vous mettre à m’aimer éperdument comme vous m’en menacez : que voudriez-vous que je fisse de votre éperdument, sur le point d’être grand’mère ? Je pense qu’en cet état je m’accommoderois mieux de votre haine que de votre extrême tendresse. Vous êtes un homme bien excessif : n’est-ce pas une chose étrange, que vous ne puissiez trouver de milieu entre m’offenser outrageusement ou m’aimer plus que votre vie ? Des mouvements si impétueux sentent le fagot[2]. Je vous le dis franchement : vous trouver à mille lieues de l’indifférence est un état qui ne vous devroit pas brouiller avec moi, si j’étois une femme comme une autre ; mais je suis si unie, si tranquille et si reposée, que vos bouillonnements ne vous profitent pas comme ils feroient ailleurs.

Mme de Grignan vous écrit pour Monsieur son époux. Il jure qu’il ne vous écrira point sottement, comme tous les maris ont accoutumé de faire à tous les parents de leur épousée. Il veut que ce soit vous qui lui fassiez un compliment sur l’inconcevable bonheur qu’il a eu de posséder Mlle de Sévigné : il prétend que pour un tel sujet il n’y a point de règle générale. Comme il dit tout cela fort plaisamment, et d’un bon ton, et qu’il vous aime et vous estime avant ce jour, je vous prie, Comte, de lui écrire une lettre badine, comme vous savez si bien faire. Vous me ferez plaisir, à moi que vous aimez, et à lui qui, entre nous, est le plus souhaitable mari, et le plus divin pour la société qui soit au monde. Je ne sais pas ce que j’aurois fait d’un jobelin[3] qui eût sorti de l’académie, qui ne sauroit ni la langue ni le pays, qu’il faudroit produire et expliquer partout, et qui ne feroit pas une sottise qui ne nous fît rougir.

J’ai vu Madame votre femme, qui vous a fait un beau petit Rabutin ; j’ai trouvé ma nièce jolie et spirituelle, je voudrois bien que vous l’eussiez amenée. Adieu, Comte[4].


  1. Lettre 94. — i. Cette lettre est datée du 7e juin dans le manuscrit de Langheac ; mais c’est une erreur : elle a été écrite au plus tard le même jour que le billet qui suit de Mme de Grignan : voyez la date de la réponse (no 96).
  2. Pour la locution sentir le fagot, voyez les lettres 96 et 97.
  3. Terme populaire qui signifie sot, niais. Au lieu des mots : « un jobelin qui eût sorti de l’académie, » on lit dans le manuscrit de Langheac : « Un nigaud qui seroit sorti de l’académie, » et à la fin de la phrase, « qui ne nous fît rougir » est remplacé par « où l’on ne prît intérêt. »
  4. Cette fin est tirée du manuscrit de Langheac ; elle manque dans la copie de Bussy. — Louise de Rouville, seconde femme de Bussy, était accouchée au mois de mai à Paris, où elle était venue solliciter pour son mari. Ce petit Rabutin, le second fils de Bussy, était Michel-Celse-Roger de Rabutin, comte de Bussy, qui devint en 1724 évêque de Luçon, membre de l’Académie française en 1732, et mourut en 1736. — Mme de Montmorency, dans une lettre du 1er juin, fait aussi compliment à Bussy de sa fille. Il en eut cinq de ses deux femmes ; nous ne savons quelle était celle qui avait accompagné Mme de Bussy à Paris. Voyez la Généalogie, p. 342 et 343.