Lettre du 2 février 1676 (Sévigné)


499. — DE CHARLES DE SÉVIGNÉ, SOUS LA DICTÉE DE MADAME DE SÉVIGNÉ, PUIS EN SON PROPRE NOM, À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 2e février.
de madame de sévigné, dictant à son fils.

Ma chère fille, nous avons lu vos deux dernières lettres avec un plaisir et une joie qu’on ne peut avoir qu’en 1676les lisant. Nous craignons celles où vous allez faire de grands cris sur le mal que j’ai eu : premièrement, parce que vous vous en prendrez à moi, et cela n’est point juste ; tout le monde, en ce pays, a eu des rhumatismes, ou des fluxions sur la poitrine : choisissez. Il y a six semaines que la Marbeuf en est périlleusement malade : ainsi il falloit bien payer le tribut d’une façon ou d’une autre ; et pour vos inquiétudes et vos frayeurs, elles commencent justement dans le temps qu’il n’y a plus de sujet d’en avoir, parce que je suis présentement hors de toute fièvre et des douleurs du rhumatisme ; ce qui me reste est d’avoir les pieds et les mains enflés ; en sorte que je ne saurois me guérir en marchant de tous les maux que je me suis faits dans le lit ; mais cela s’appelle des incommodités, et point du tout des périls[1]. Ainsi, ma chère enfant, mettez-vous l’esprit en repos : nous ne songeons qu’à reprendre des forces, et à nous en aller à Paris, où je vous donnerai de mes nouvelles. Je ne vous saurois écrire aujourd’hui : j’ai la main droite encore fort enflée ; pour la gauche, elle ne l’est plus du tout ; elle est toute désenflée et toute ridée ; ç’a été une joie extraordinaire de la voir en cet état. Je vous assure qu’un rhumatisme est une des belles pièces qu’on puisse avoir : j’ai un grand respect pour lui ; il a son commencement, son augmentation, son période et sa fin ; heureusement c’est dans ce dernier terme que nous sommes.

Pour Mme de Vins et son beau-frère, je crois vous les avoir découverts par un côté qui vous doit contenter, puisqu’il me contente. Ils n’ont point voulu paroître tels qu’ils ont été : ils ont leurs raisons, et il faut laisser la 1676liberté à nos amis de nous servir à leur mode. Il me paroît qu’ils ont observé beaucoup de régime et[2] de ménagement du côté de Provence- : il faut sur cela suivre leurs pensées et ce qui leur convient[3], d’autant plus agréablement, qu’ils ont bien voulu me laisser voir d’ici le dessous des cartes, qui est enchanté pour vous. Ils me viennent d’écrire tous deux sur ma maladie ; voyez s’il y a rien de si obligeant : voilà les lettres. Ainsi, ma fille, gardez-moi donc bien tous mes petits secrets, et gardons-nous bien de nous plaindre des gens dont nous devons nous louer.

Je comprends le bruit et l’embarras que vous avez dans votre rond[4]. Mandez-moi si le bonhomme de Sannes[5] joue toujours au piquet, et s’il croit être en vie. Voici le temps qu’il faut se divertir malgré qu’on en ait ; si vous en étiez aussi aise que votre fille l’est de danser, je ne vous plaindrois pas : jamais je n’ai vu une petite fille si dansante naturellement. Au reste, je suis entièrement de votre avis sur les Essais de morale ; je gronde votre frère : le voilà qui va vous parler.

de charles de sévigné.

Et moi je vous dis que le premier tome des Essais de morale vous paroitroit tout comme à moi, si la Marans et l’abbé Têtu ne vous avoient accoutumée aux choses fines et distillées. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les 1676galimatias vous paroissent clairs et aisés : de tout ce qui a parlé de l’homme et de l’intérieur de l’homme, je n’ai rien vu de moins agréable ; ce ne sont point là ces portraits où tout le monde se reconnoit. Pascal, la Logique de Port-Royal[6], et Plutarque, et Montaigne, parlent bien autrement : celui-ci parle parce qu’il veut parler, et souvent il n’a pas grand’chose à dire. Je vous soutiens que ces deux premiers actes de l’opéra sont jolis, et au-dessus de la portée ordinaire de Quinault : j’en ai fait tomber d’accord ma mère ; mais elle veut vous en parler elle-même. Dites-nous ce que vous y trouvez de si mauvais, et nous vous y répondrons[7], au moins sur ces premiers actes ; car pour l’assemblée des Fleuves[8], je vous l’abandonne.

Ma très-belle et très-aimable petite sœur, ma mère vous embrasse avec sa main ridée ; et pour moi je vous embrasserois aussi, si j’osois étant brouillé avec vous comme je le suis.


  1. LETTRE 499. — Périls, et neuf lignes plus haut périlleusement, est le texte de 1734 ; dans l’édition de 1754, il y dangers et dangereusement.
  2. De régime et manque dans l’édition de 1734.
  3. « Suivre leurs vues et leurs pensées. » (Édition de 1754.)
  4. C’est un cabinet appelé le rond, parce qu’il est pratiqué dans une ancienne tour du palais des comtes de Provence, où étoit le logement de M. de Grignan à Aix. (Note de Perrin, 1754.) — Ce palais a été abattu au commencement de la Révolution. (Note de l’édition de 1818.)
  5. Conseiller au parlement d’Aix. Voyez la lettre du 8 mars suivant.
  6. Elle parut en 1662 ; l’achevé d’imprimer est du 6 juillet.
  7. « Dites-nous ce que vous y trouverez de si mauvais, et nous vous répondrons. » (Édition de 1734.)
  8. Dans le IVe acte d’Atys le lieu de la scène est le palais du fleuve Sangar, et les personnages de la scène v de cet acte sont une troupe de dieux de fleuves, de ruisseaux et de divinités de fontaines, qui dansent et chantent ensemble.