Lettre du 24 novembre 1675 (Sévigné)





471. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 24e novembre.

Si on pouvoit avoir un peu de patience, on épargneroit bien du chagrin. Le temps en ôte autant qu’il en donne ; vous savez que nous le trouvons un vrai brouillon, mettant, remettant, rangeant, dérangeant, imprimant, effaçant, approchant, éloignant, et rendant toutes choses bonnes et mauvaises, et quasi toujours 1675méconnoissables. Il n’y a que notre amitié que le temps respecte et respectera toujours. Mais où suis-je, ma fille ? voici un étrange égarement ; car je veux dire simplement que la poste me retient vos lettres un ordinaire, parce qu’elle arrive trop tard à Paris, et qu’elle me les rend au double le courrier d’après : c’est donc pour cela que je me suis extravaguée, comme vous voyez. Qu’importe ? En vérité, il faut un peu, entre bons amis, laisser trotter les plumes comme elles veulent : la mienne a.toujours la bride sur le cou.

On eût été bien étonné chez M. de Pompone que cet hôtel de ville[1], qui vous paroît une caverne de larrons, vous eût servie à votre gré. Je crois qu’il vaut mieux, pour entretenir la paix, que cela soit ainsi. La question est de savoir si vous ne vous divertissez point mieux d’une guerre où vous avez toujours tout l’avantage. Je sais du moins comme vous êtes pour la paix générale ; je n’écrirai rien à Paris de cette humeur guerrière ; car M. de Pompone, qui est amico di pace e di riposo[2], vous gronderoit. D’Hacqueville me mande qu’on ne peut pas être mieux que nous sommes dans cette maison : si vous en êtes contente, écrivez à M. de Pompone et à Mme de Vins ; quand on a eu dessein de faire plaisir à quelqu’un, on est aise de savoir qu’on y a réussi.

Le petit Marsan[3] a fait, en son espèce, la même faute que Lauzun, c’est-à-dire de différer, et de donner de l’air à une trop bonne affaire. Cette maréchale d’Aumont[4] lui 1675donnoit cinq cent mille écus ; mais M. le Tellier ne le veut pas, et le Roi l’a défendu. On me mande pourtant que la maréchale a parlé à Sa Majesté, et qu’elle n’a point paru folle, et que M. de Marsan a dit au Roi : « Sire, comme j’ai vu que mes services ne méritoient aucune récompense auprès de vous, j’avois tâché de me mettre en état de vous les rendre à l’avenir, sans vous importuner de ma misérable fortune. »

La Reine perdit l’autre jour la messe et vingt mille écus avant midi. Le Roi lui dit : « Madame, supputons un peu combien c’est par an. » Et M. de Montausier lui dit le lendemain : « Eh bien, Madame, perdrez-vous encore aujourd’hui la messe pour l’hoca[5] ? » Elle se mit 1675en colère. Ce sont des gens qui reviennent de Versailles, et qui recueillent toutes ces ravauderies pour me les mander. Je ne sais rien du tout du présent allégorique de Quanto à M. de Marsillac.

J’ai trouvé votre parodie très-plaisante et très-juste ; je la chante admirablement, mais personne ne m’écoute : il y a quelque chose de fou à chanter toute seule dans un bois. Je suis persuadée du vœu de l’Évêque[6] dans la bataille : e fece voto, e fic liberato[7] ; mais voici la suite : passato il pericolo, schernito il santo[8]. Je crois qu’il est fort occupé de la teinture de son chapeau. Dieu merci, il n’aura pas le nôtre[9] ; il est bien cloué sur une meilleure tête que la sienne. Je ne sais pas trop bien ce que nous en pouvons faire ; mais je suis ravie qu’il nous soit demeuré. M. de Cossé hait le pape, et moi je l’aime.

Vous me parlez bien plaisamment de nos misères ; nous ne sommes plus si roués : un en huit jours, seulement pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paroît maintenant un rafraîchissement : j’ai une tout autre idée de la justice depuis que je suis en ce pays ; vos galériens me paroissent une société d’honnêtes gens, qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce. Nous vous en avons bien envoyé par centaines ; ceux qui sont demeurés sont plus malheureux que ceux-là. Je vous parlois des états, dans la crainte qu’on ne les supprimât pour nous punir : mais nous les avons encore, 1675et vous voyez même que nous donnons trois millions, comme si nous ne donnions rien du tout ; nous nous mettons au-dessus de la petite circonstance de ne les pouvoir payer nous la traitons de bagatelle. Vous me demandez si tout de bon nous sommes ruinés ; oui et non si nous voulions ne point partir d’ici, nous y vivons pour rien, parce que rien ne se vend ; mais il est vrai que pour de l’argent, il n’y en a plus dans cette province.



  1. LETTRE 471. — Perrin, dans son édition de 1754, la seule qui donne cette lettre et la suivante, a ajouté entre parenthèses « d’Aix. »
  2. « Ami de la paix et du repos. » — Di riposo e di pace est le commencement d’un vers du Pastor fido (acte II, scène v).
  3. Voyez tome III, p. 393, note 17.
  4. Catherine Scarron de Vaures, veuve, depuis 1669, du maréchal Antoine d’Aumont, connu sous le nom de marquis de Villequier, de qui elle eut deux fils et deux filles. Son fils aîné, Louis-Marie-Victor, duc d’Aumont, avait épousé en premières noces Madeleine Fare le Tellier, fille du chancelier, qui était morte en 1668. Il restait de ce mariage deux filles, qui devinrent par la suite la marquise de Beringhen et la marquise de Créquy, et un fils, le marquis de Villequier. C’est dans l’intérêt de ses petits-enfants que le Tellier s’opposait au mariage de leur aïeule paternelle. La maréchale d’Aumont avait soixante-cinq ans lorsqu’elle voulut épouser le comte de Marsan. Saint-Simon (tome VI, p. 430) dit que ce que Marsan « tira de la maréchale d’Aumont est incroyable. Elle voulut l’épouser, et lui donner tout son bien en le dénaturant. Son fils la fit mettre dans un couvent, par ordre du Roi, et bien garder. De rage, elle enterra beaucoup d’argent qu’elle avoit en lieu où elle dit qu’on ne le trouveroit pas, et en effet, quelques recherches que le duc d’Aumont ait pu faire, il ne l’a jamais pu trouver. » La maréchale d’Aumont mourut en novembre 1694, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans ; elle était, quoique d’une branche différente, de la même famille que le poëte Scarron. Quant au comte de Marsan, il épousa sept ans après la fille unique du maréchal d’Albret, veuve de son cousin germain Charles-Amanieu d’Albret. C’est ce Charles-Amanieu d’Albret (et non pas le maréchal, comme il a été dit par erreur au tome I, p. 536, note 3) qui mourut le dernier de sa maison (voyez la lettre du 9 août 1678).
  5. L’hoca. C’est ainsi que nous avons donné ce mot jusqu’à présent, d’après notre manuscrit et les éditions de 1726. On lit ici dans le texte de Perrin, le seul que nous ayons pour cette lettre : « le hoca. » — Voyez tome II, p. 528, note 23, et ci-dessus, tome IV, p. 168, note 11.
  6. L’évêque de Marseille. Voyez la lettre du 30 octobre précédent.
  7. Et il fit un vœu, et il fut sauvé.
  8. Le péril passé, on se moque du saint.
  9. C’est-à-dire celui de M. le cardinal de Retz. Voyez (ci-dessus) la lettre du 9 octobre (à Mme de Grignan, p. 166). (Note de Perrin.)