Lettre du 27 novembre 1675 (Sévigné)





472. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 27e novembre.

Il faut s’y accoutumer, ma fille : je reçois vos deux paquets à la fois ; la saison a dérangé un de nos jours de poste, et c’est le plus grand mal qu’elle me puisse faire ; je me moque du froid, de la neige, de la gelée et de ses autres désagréments. M. de Coulanges est à Paris ; j’en ai reçu une grande lettre très-gaillarde : il veut aussi vous écrire ; ses plumes me paroissent bien taillées, il ne demande qu’à les exercer. Nous nous disons les uns aux autres : où est mon fils ? il y a longtemps qu’il est parti de l’armée : il n’est point à Paris ; où pourroit-il être ? Pour moi, je n’en suis point en peine, et je suis assurée qu’il chante vêpres auprès de sa jolie abbesse[1] : vous savez que c’est toujours son chemin de passer chez elle. Je vous envoie ce troisième petit tome des Essais de morale, dont je vous ai parlé[2] : lisez-le, 1675ma fille, sans préjudice de Josèphe, que je souhaite que vous acheviez, et mandez-moi si vous ne trouvez pas ce petit livre digne du premier, que vous avez approuvé. Mlle de Méri est revenue de la Trousse ; je m’en réjouis pour vous : elle est fort embarrassée pour une maison : ceci est un peu vous parler des vaisseaux et des galères ; mais vous savez que je cause.

N’ayez pas peur que je mande à Paris ce que vous m’avez écrit touchant vos affaires de Provence. Comme je suis assurée que la moindre plaisanterie fâcheroit M. de Pompone, je me garderois bien d’en écrire un seul mot, ni même à d’Hacqueville, qui a les mêmes sentiments. C’est samedi, jour de saint André, que l’on fera votre consul ; je me souviens de cette fête, et j’admire que vous ayez réussi à y faire ce que vous voulez, pêle-mêle avec ceux qui m’en paroissent les patrons. C’est que vous êtes fort aimés : nous sommes étonnés de voir qu’en quelque lieu du monde on puisse aimer un gouverneur. Nos députés, qui étoient courus si extravagamment porter la nouvelle du don, ont eu la satisfaction que notre présent a été reçu sans chagrin[3] ; et contre l’espérance de toute la province, ils reviennent sans rapporter aucune grâce. Je suis accablée des lettres des états : chacun se presse de m’instruire ; ce commerce de traverse me fatigue un peu. On tâche d’y réformer les libéralités et les pensions, et l’on reprend de vieux règlements qui couperoient tout par la moitié ; mais je 1675parie qu’il n’en sera rien, et que comme cela tombe sur nos amis les gouverneurs, lieutenants généraux, commissaires du Roi, premiers présidents et autres, on n’aura ni la hardiesse, ni la générosité de rien retrancher.

Mme de Quintin[4] est à Dinan : son style est enflé comme sa personne ; ceux qui sont destinés à faire des harangues puisent là toutes leurs grandes périodes : c’est une chose bien dangereuse qu’une provinciale de qualité, et qui a pris, à ce qu’elle croit, l’air de la cour. Il y a ici une petite Mme de N***, qui n’y entend pas tant de finesse : elle est belle et jeune ; elle est de la maison de M***, et n’a point été changée en nourrice. Voilà ce qui s’appelle bien précisément des nouvelles de Bretagne.

Nous travaillons à finir une sotte affaire avec un président[5], pour recevoir le reste du payement d’une terre : c’est ce qui nous arrête présentement.

Le mariage du joli prince n’est pas tout à fait rompu ; mais on dit que tous les trésors dont on a parlé seront réduits à cent mille écus : ah ! pour cent mille écus, je ne voudrois pas coucher avec cette sorcière[6]. Je suis persuadée, ma fille, que vous passerez le mois de décembre à Grignan ; vous coupez toujours tout ce que vous pouvez sur le séjour d’Aix. Vous vous moquez de la Durance ; pour moi, je ne reviens point de l’étonnement de sa furie et de sa violence. Je n’oublierai jamais les chartreux de Bompas[7], bon repas ; car vous souvient-il quelle bonne chère nous y fîmes ? Ah, mon enfant ! j’étois avec vous ; ce souvenir m’est tendre ; je vous épargne toutes mes pensées et tous mes sentiments sur ce sujet : vous avez une humeur et un courage qui ne s’accommodent point de tout ce qui me nourrit. Je m’amuse les soirs à lire l’Histoire de la prison et de la liberté le Monsieur le Prince[8] : on y parle sans cesse de notre cardinal. Il me semble que je n’ai que dix-huit ans : je me souviens de tout ; cela divertit fort. Je suis plus charmée de la grosseur des caractères que de la bonté du style : c’est la seule chose que je consulte pour mes livres du soir. Adieu, ma très-chère enfant ; vous êtes ma véritable tendresse, et tout ce qui me plaît le plus au monde : il ne me faut qu’un doigt pour compter ce qui est sur ce ton-là.



  1. LETTRE 472. — Voyez les lettres du 1er et du 4 décembre suivants, p. 254 et 258.
  2. Voyez ci-dessus, p. 231, notes 13 et 14.
  3. La Gazette du 23 novembre annonce que les députés des états de Bretagne eurent audience du Roi, le 21, à Saint-Germain en Laye, et que l’évêque de Saint-Malo « ayant par un discours fort éloquent demandé pardon à Sa Majesté de tous les désordres qui s’étoient passés dans cette province, Elle reçut ces marques de la soumission et de la fidélité de ces états, avec toute la bonté qu’ils s’étoient promis de sa clémence. » —Voyez ci-dessus, p. 238, note 14.
  4. Suzanne de Montgommery, qui avait épousé Henri Goyon de la Moussaie, comte de Quintin et neveu de Turenne. Le père du comte de Quintin avait été gouverneur de Rennes. Voyez tome II, p. 289 et suivante. — « Elle avoit été fort jolie, parfaitement bien faite, fort du monde, veuve de bonne heure sans enfants, riche de ses reprises et de trente mille livres de rente que M. le maréchal de Lorges lui faisoit sa vie durant pour partie de l’acquisition de Quintin qu’il avoit faite de son mari. » Voyez encore sur son esprit, sur la cour qu’elle s’était faite « où on étoit en respect comme à la véritable », sur ses soupirants, sur son mariage « assez ridicule, » en 1698, avec Mortagne, « qui depuis vingt ans en étoit amoureux, » Saint-Simon, tome II, p. 86 et suivantes ; il nous apprend, tome X, p. 69, qu’elle mourut fort décrépite en 1712, et que sa maison et sa considération étaient usées depuis longtemps.
  5. Mme de Sévigné exerçant les droits cédés de sa fille et se portant fort de son fils, mineur émancipé, avait vendu, par contrat passé devant Gabillon, notaire à Paris, le 18 avril 1671, moyennant quarante mille livres, la terre seigneuriale de la Baudière, située dans la paroisse Saint-Didier, diocèse de Rennes, à Jean Dubois Geslain, vicomte de Mesneuf, président à mortier au parlement de Bretagne ; mais comme on n’avait pas justifié, en passant l’acte, du droit de haute justice, le président avait conservé une somme de cinq à six mille francs sur son prix jusqu’à la remise qui lui serait faite du titre qui établissait ce droit. — « En décembre 1834, nous avons pris connaissance (est-il dit dans une note manuscrite de M. Monmerqué) de la minute du contrat de vente signé par Marie de Rabutin Chantal, dans l’étude de M. Huillier, notaire, successeur médiat de Gabillon. » — Voyez la lettre de l’abbé de Coulanges, du 15 août 1674, tome III, p. 411 et suivante, note 6.
  6. Voyez p. 246, la note 4 de la lettre précédente.
  7. Maison de chartreux, située dans le Comtat, au bord de la Durance, et précisément au passage de cette rivière pour entrer en Provence. (Note de Perrin.)
  8. Histoire de la prison et de la liberté de Monsieur le Prince, par Claude Joly, Paris, 1651, A. Courbé, 227 pages. — Claude Joly, « qui s’est fait connaître par divers ouvrages pleins de savoir et de mérite, » était l’oncle de Guy Joly, l’auteur des Mémoires. Voyez Madame de Longueville, par M. Cousin, tome I, p. 274.