Lettre du 1er décembre 1675 (Sévigné)





473. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 1er décembre.

Voilà qui est réglé, ma très-chère : je reçois deux de vos lettres à la fois, et il y a un ordinaire où je n’en ai point de vous : il faut savoir aussi la mine que je lui fais, et comme je le traite en comparaison de l’autre. Je suis comme vous, ma fille : je donnerois de l’argent pour avoir la parfaite tranquillité du Coadjuteur sur les réponses, et pouvoir les garder dans ma poche deux mois, trois mois, sans m’en inquiéter ; mais nous sommes si sottes, que nous avons ces réponses sur le cœur ; il y en a beaucoup que je fais pour les avoir faites ; enfin c’est un don de Dieu que cette noble indifférence. Mme de Langeron[1] disoit sur les visites, et je l’applique à tout : « Ce que je fais me fatigue, et ce que je ne fais pas m’inquiète. » Je trouve cela très-bien dit, et je le sens. Je fais donc à peu près ce que je dois, et jamais que des réponses : j’en suis encore là. Je vous donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c’est-à-dire, la fleur de mon esprit, de ma tête, de mes yeux, de ma plume, de mon écritoire ; et puis le reste va comme il peut. Je me divertis autant à causer avec vous, que je laboure avec les autres. Surtout je suis assommée des grandes nouvelles de l’Europe. Tenez, en voilà de traverse que m’envoie Mme de Lavardin[2].

Je voudrois que le Coadjuteur eût montré cette lettre que j’ai de vous[3] à Mme de Fontevrault ; vous n’en savez pas le prix : vous écrivez comme un ange ; je lis vos lettres avec admiration ; cela marche, vous arrivez. Vous souvient-il, ma fille, de ce menuet que vous dansiez, si bien, où vous arriviez si heureusement, et de ces autres créatures qui n’arrivoient que le lendemain ? Nous appelions ce que vous faisiez et feu Madame, gagner pays. Vos lettres sont tout de même.

Pour votre pauvre petit frater, je ne sais où il s’est fourré ; il y a trois semaines qu’il ne m’a écrit : il ne m’avoit point parlé de cette promenade sur la Meuse ; tout le monde le croit ici : il est vrai que sa fortune est triste. Je ne vois point comme toute cette charge se pourra emmancher, à moins que Lauzun[4] ne prenne le guidon en payement, et quelque supplément que nous tâcherons de trouver ; car d’acheter l’enseigne à pur et à plein, et que le guidon nous demeure sur les bras, ce. n’est pas une chose possible. Vous raisonnez fort juste 1675sur tout cela, nous sommes dans vos sentiments, et nous nous consolons de monter sous les pieds de deux hommes[5], pourvu que le guidon nous serve de premier échelon.

J’achèverai ici l’année très-paisiblement. Il y a des temps où les lieux sont assez indifférents. On n’est point trop fâchée d’être tristement plantée ici. Mme de la Fayette vous rend vos honnêtetés. Sa santé n’est pas très-bonne ; mais celle de Monsieur de Limoges[6] est encore pire : il a remis au Roi tous ses bénéfices ; je crois que son fils, c’est-à-dire l’abbé de la Fayette, en aura une abbaye[7].

Voilà la pauvre Gascogne bien mal menée, aussi bien que nous[8]. On nous envoie encore six mille hommes pour l’hiver : si les provinces ne faisoient rien de mal à propos, on seroit assez embarrassé de toutes ces troupes.

Je ne crois point que la paix soit si proche : vous souvient-il de tous les raisonnements qu’on faisoit sur la guerre, et comme il devoit y avoir bien des gens tués ? C’est une prophétie qu’on peut toujours faire sùrement, 1675aussi bien que celle que vos lettres ne m’ennuieront certainement point[9], quelque longues qu’elles soient : ah ! vous pouvez l’espérer sans chimère ; c’est ma délicieuse lecture.

Rippert vous porte un troisième petit tome des Essais de morale, qui me paroît digne de vous. Je n’ai jamais vu une force et une énergie comme il y en a dans le style de ces gens-là. Nous savons tous les mots dont ils se servent ; mais jamais, ce me semble, nous ne les avons vus si bien placés ni si bien enchâssés. Le matin, je lis l’Histoire de France[10] ; l’après-dînée, un petit livre dans les bois, comme ces Essais, la Vie de saint Thomas le Cantorbéry[11], que je trouve admirable, ou les Iconoclastes[12] ; et le soir, tout ce qu’il y a de plus grosse impression : je n’ai point d’autre règle. Ne lisez-vous pas toujours Josèphe ? Prenez courage, mon enfant, et finissez miraculeusement cette histoire. Si vous prenez les Croisades, vous y verrez deux de vos grands-pères[13] et 1675pas un de la grande maison de V*** ; mais je suis assurée qu’à certains endroits vous jetterez le livre par la place, et maudirez le jésuite[14] ; et cependant l’histoire est admirable.,

La bonne Troclie fait très-bien son devoir ; mais je n’ai guère d’obligation de ce que l’on fait pour vous. La princesse et moi, nous ravaudions l’autre jour dans des paperasses de feu Mme de la Trémouille[15] : il y a mille vers ; nous trouvâmes des infinités de portraits, entre autres celui que Mme de la Fayette fit de moi sous le nom d’un inconnu[16] : il vaut mieux que moi ; mais ceux qui m’eussent aimée, il y a seize ans, l’auroient pu trouver ressemblant. Que puis-je répondre, ma très-chère, aux aimables tendresses que vous me dites, sinon que je suis tout entière à vous, et que votre amitié est la chose du monde qui me touche le plus ?



  1. LETTRE 473. — Voyez tome III, p. 402, note 8.
  2. Cette phrase ne se trouve que dans l’édition de 1734 ; Perrin l’a omise dans celle de 1754. A-t-il supprimé, dans les deux, le morceau que ces mots semblent promettre, ou bien Mme de Sévigné avait-elle envoyé à sa fille la lettre même de Mme de Lavardin ?
  3. Le Coadjuteur l’avait communiquée à Mme de Sévigné, ainsi qu’on l’a vu à la fin de la lettre du 20 novembre précédent, p. 244. — L’édition de 1754 a ici un tout autre texte : « Je comprends que le Coadjuteur ait montré à Mme de Fontevrault cette lettre qu’il a reçue de vous ; vous n’en savez, etc. »
  4. Voyez la lettre du 30 octobre précédent, p. 208.— Il paraît que d’abord on avait appelé proprement guidon, le drapeau ou étendard, l’officier qui le portait, et la compagnie même, dans la gendarmerie ou grosse cavalerie ; cornette, dans la cavalerie légère et enseigne dans l’infanterie ; mais ces termes, surtout le dernier, étaient loin d’avoir gardé un sens aussi exact et aussi restreint ; ainsi le titre d’enseigne s’employait aussi pour les gardes du corps et les mousquetaires.
  5. Le marquis de la Trousse et le marquis de la Fare l’un étoit capitaine-lieutenant, et l’autre sous-lieutenant des gendarmes-Dauphin. (Note de Perrin.)
  6. François de la Fayette, abbé de Dalon, évêque de Limoges de 1628 à 1676, et premier aumônier de la reine Anne d’Autriche. Il était oncle de l’amie de Louis XIII et du mari de Mme de la Fayette.
  7. Louis, fils aîné de Mme de la Fayette, eut en effet l’abbaye de Dalon, que l’évêque de Limoges, son grand-oncle, résigna en sa faveur. Voyez la lettre du 15 décembre suivant, p. 282.
  8. Voyez ci-dessus, p. 225, note 18.— « Le parlement de Bourdeaux a été transféré à Condom par une déclaration du Roi, et les priviléges des bourgeois de Bourdeaux ont été révoqués. » (Gazette du 7 décembre.) — Dans la phrase suivante, au lieu des mots : « pour l’hiver, on lit dans l’édition de 1754 : « pour passer l’hiver. »
  9. « Aussi bien que celle que vous faisiez, que vos lettres ne m’ennuieroient point, quelque longues qu’elles soient. » (Édition de 1734.)
  10. Il avait paru de 1650 à 1675 des Histoires de France des sieurs du Verdier, de Ceriziers, de Michel de Marolles (1663), etc. Mézeray avait publié les trois volumes in-folio de la sienne en 1643, 1646 et 1651.
  11. La Vie de saint Thomas archevêque de Cantorbéry et martyr, tirée des quatre auteurs contemporains qui l’ont écrite, et des historiens d’Angleterre qui en ont parlé, des lettres du saint, du pape Alexandre III et de plusieurs grands personnages du même temps, et des Annales du cardinal Baronius. À Paris, chez Pierre le Petit, 1674, in-4. — La dédicace est signée Beaulieu, pseudonyme sous lequel se cache Camboust de Pontchâteau. L’achevé d’imprimer est du 20 avril 1674. Sur l’exemplaire de la Bibliothèque impériale, on a changé à la main 20 en 30.
  12. L’Histoire des Iconoclastes, par le P. Maimbourg. L’achevé d’imprimer est du 10 décembre 1675.
  13. Voyez ci-dessus les notes 6 et 7 de la page 215. — Ce qui vient après « et pas un de la grande maison de V*** » ne se lit que dans l’édition de 1754 ; de même qu’à la ligne suivante les mots : « par la place. »
  14. Le P. Maimbourg.
  15. Marie de la Tour, sœur du grand Turenne, était la seconde fille de Henri de la Tour, duc de Bouillon, prince de Sedan, vicomte de Turenne, maréchal de France, et d’Elisabeth de Nassau, sa seconde femme. Elle épousa, le 19 janvier 1619, son cousin germain, le duc de la Trémouille, de qui elle eut cinq enfants, parmi lesquels le prince de Tarente ; elle mourut le 24 mai 1665. M. Cousin (Madame de Sablé, p. 74) l’appelle « l’aimable duchesse de la Trémouille, célèbre par ses goûts élégants, et qui a laissé le plus charmant recueil des devises de toutes les grandes dames de son temps. » On trouve le portrait de la duchesse de la Trémouille dans le Recueil de portraits publié à la suite des Mémoires de Mademoiselle (1735). Ce portrait a été fait par elle-même. « Pour qui sait lire, dit M. Paulin Paris au tome I, p. 185, de Tallemant des Réaux, il en résulte qu’elle était laide, intéressée, et avant tout ambitieuse, comme il convenait à une Bouillon. » Sur ses intrigues politiques, voyez Walckenaer, tome V, p. 311 et suivantes.
  16. Voyez la Notice, p. 321 et suivantes.
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