Lettre de Tolstoï à Korolenko

et Wladimirov
Traduction par Bienstock et Skarvan.
Mercure de France (p. 12-13).
LETTRE DE TOLSTOÏ A KOROLENKO


Mai 1910, Iasnaia Poliana. ------


Cher Wladimir Galaktionvitch. On vient de me lire votre article sur la peine de mort, et, pendant cette lecture, j’ai fait tous mes efforts, et inutilement, pour retenir mes larmes et mes sanglots. Les mots me manquent pour vous exprimer ma reconnaissance et mon affection pour cet article remarquable par la forme, la pensée et surtout par le sentiment. Il faut le faire réimprimer et le répandre par millions d’exemplaires. Aucun discours à la Douma, aucun traité, aucun drame, aucun roman n’aura la millième partie de cette influence salutaire que doit produire votre article.

Votre article doit avoir une telle influence parce qu’il éveille un si vif sentiment de compassion envers tous ceux qui ont vécu et vivent ces horreurs de la folie humaine que, malgré soi, on leur pardonne leurs crimes, quels qu’ils soient, et qu’il devient impossible de ne pas pardonner aux auteurs de toutes ces monstruosités, quoi qu’on en pense.

En même temps, votre article éveille un sentiment de doute envers cette aveugle confiance en soi-même de ces hommes qui commettent ces actes cruels, envers leur efficacité, puisqu’il est évident, comme vous le démontrez si bien, que toutes ces œuvres cruelles et stupides produisent un effet contraire à leur but.

Outre ces sentiments, votre article ne peut manquer d’en faire naître un autre, que j’éprouve grandement : le sentiment de la pitié non seulement pour ceux qui sont tués, mais encore pour tous ces hommes simples, trompés et dépravés : gardiens, geôliers, bourreaux, soldats, qui commettent toutes ces atrocités sans comprendre ce qu’ils font.

Enfin, un pareil article est une cause de joie en ce qu’il unit les hommes non dépravés en un idéal commun de bien et de vérité qui, en dépit de ses ennemis, brille d’un éclat de plus en plus grand.

l. tolstoï.