Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Si je pouvois m’acquitter de toutes les obligations… »)

Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Si je pouvois m’acquitter de toutes les obligations… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 57-61).


XVIII.

LETTRE AU MÊME.
(1668.)

Monsieur,

Si je pouvois m’acquitter de toutes les obligations que je vous ai, par des remercîments, je vous rendrois mille grâces très-humbles ; mais, comme la moindre des peines que vous avez prises pour moi, vaut mieux que tous les compliments du monde, je vous laisserai vous payer vous-même du plaisir que sent un honnête homme d’en faire aux autres. Peut-être direz-vous que je suis un ingrat : si cela est, au moins, ce n’est pas d’une façon ordinaire ; et, connoissant la délicatesse de votre goût, je crois vous plaire mieux par une ingratitude recherchée, que par une reconnoissance trop commune. Si, par malheur, ce procédé ne vous plaisoit pas, justifiez-moi vous-même ; et, par ce que vous avez fait pour moi, croyez que je sens tout ce que je dois sentir pour vous. Quelque succès que puissent avoir vos soins, je vous serai toujours obligé ; et les bonnes intentions de ceux qui veulent me rendre service, ont toujours quelque chose de fort doux et de fort agréable pour moi, quand même elles ne réussiroient pas.

Pour les papiers dont vous me parlez, vous en êtes le maître : rien n’est mieux à nous que ce que nous donne notre industrie. L’adresse que vous avez eue à faire votre larcin, méritoit d’être mieux récompensée, en vous faisant rencontrer quelque chose de plus rare. Vous ne pouviez pas me dire plus ingénieusement, qu’Émilie[1] n’est pas fort au goût des dames de Paris. À vous dire vrai, elle est un peu hollandoise ; son embonpoint me fait assez juger à moi-même qu’elle boit de la bière ; et sa dévotion, qu’elle porte sa Bible sous son bras tous les dimanches.

Je vous prie de ne point donner de copie à personne des petits ouvrages que je vous envoie, hormis celle de la Lettre que M. de Turenne vous a demandée, pour trouver moyen de me servir, et que vous auriez bien fait de lui avoir déjà donnée. J’ai ajouté quelque chose à la Dissertation sur l’Alexandre de M. Racine, qui me l’a fait paroître plus raisonnable que vous ne l’avez vue. Si M. le comte de Saint-Albans a envie de voir ce qui est entre vos mains, vous pouvez le lui montrer, car je n’ai pensée au monde dont je ne le fisse confident.

J’aurois bien de la joie que le mariage du fils du marquis de Cœuvres se fît avec la fille de M. de Lionne le Ministre, ayant toujours été serviteur de MM. d’Estrées et de M. de Lionne, autant qu’on sauroit l’être. Mais, quand je songe que j’ai vu marier M. le marquis de Cœuvres ; que j’ai vu son fils à la bavette, venir donner le bonjour à M. de Laon[2], qu’il appeloit son tonton, je fais une fâcheuse réflexion sur mon âge ; et levant les yeux au ciel, avec un petit mouvement des épaules, je chante moins agréablement que Noblet :

Mais, hélas ! quand l’âge nous glace,
Nos beaux jours ne reviennent jamais.

Le bruit court ici comme à Paris, que la paix de Portugal est faite[3] ; mais la nouvelle en vient de Madrid. L’ambassadeur de Portugal[4], avec qui je joue à l’ombre tous les jours, n’en a aucune nouvelle de Lisbonne. Il se plaint, dans la créance qu’on donne à cette nouvelle-là, que le Portugal soit compté pour rien ; et voici son raisonnement : On croit, dit-il, la paix faite, parce qu’on sait que l’Espagne nous offre tout ; mais qui sait si nous voulons recevoir tout ? Ce qui vient des Castillans m’est suspect. Je ne croirai rien, que je ne sois informé par les avis de Lisbonne. Il y a dépêché un exprès pour cela, et pour les affaires qu’il a en ce pays-ci. L’électeur de Cologne est à Amsterdam incognito, et le Prince de Toscane y arrive dans quelques jours. Le Prince de Strasbourg (François Égon de Furstemberg) est à la Haye, prêchant que la paix se fera, et peu de gens le veulent croire. On est persuadé qu’avant que les Espagnols se soient bien résolus de traiter, on aura mis en campagne. Ne leur enviez pas l’honneur de perdre avec patience ; ils laissent gagner tout ce qu’on veut, car, par la longue habitude qu’ils ont avec les malheurs, ils se donnent peu d’action pour les éviter.

Voilà tout ce que vous aurez de moi. Ce que vous me demandez, par honnêteté, pour me témoigner que vous vous souvenez de mes bagatelles de la Haye, est en si méchant ordre et si mal écrit, que vous ne pourriez pas seulement le lire ; outre que je sais assez bien vivre pour vous exempter de l’ennui que vous en auriez. Dans la vérité, il y a bien quelques endroits qui me plaisent assez ; mais il y en a beaucoup à retrancher. Si vous voulez des observations que j’ai faites sur quelques histoires latines, je vous les enverrai.

Je vous prie de faire bien mes remercîments à M. ***. Quelque estime que vous ayez pour lui, si vous le connoissiez autant que moi, vous l’estimeriez encore davantage. Adieu, Monsieur ; je suis né si reconnoissant, que, par dessein ou par étude, je ne saurois devenir ingrat ; et, quelque résolution que j’aie eue au commencement de ma lettre, je ne puis la finir sans vous assurer qu’il me souviendra toute ma vie des obligations que je vous ai. Je souhaite que ce soit longtemps ;

Mais, hélas ! quand l’âge nous glace,
Nos beaux jours ne reviennent jamais.

Si vous ne vous piquiez plus d’avoir des bras à casser, des jambes à rompre pour la campagne, que d’écrire, je vous dirois que votre lettre est aussi délicatement écrite qu’elle sauroit l’être.

  1. Ceci se rapporte évidemment à une relation de Saint-Évremond en Hollande.
  2. Ensuite cardinal d’Estrées.
  3. Elle fut signée le 25 de février 1668.
  4. Dom Francisco de Mélos dont il a été déjà parlé.