Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Ne croyez pas, Monsieur, que j’aime trop les Pays étrangers… »)

Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Ne croyez pas, Monsieur, que j’aime trop les Pays étrangers… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 51-56).


XVII.

LETTRE AU COMTE DE LIONNE[1].
(1667.)

(Le comte de Lionne ayant marqué à Saint-Évremond, que le marquis de Lionne, son oncle, secrétaire d’État pour les affaires étrangères, souhaitoit qu’on lui envoyât une lettre qui pût être montrée au roi, et qu’il s’engageoit à l’appuyer ; Saint-Évremond écrivit la lettre suivante au comte.)

Ne croyez pas, Monsieur, que j’aime trop les Pays étrangers, quand vous me voyez employer si peu de soin et d’industrie, pour mon retour dans le nôtre. Ce n’est point une véritable nonchalance ; ce n’est point un grand attachement aux lieux où je suis, ni une aversion pour ceux où vous êtes. La vérité est que je n’ai pas voulu demander au Roi le moindre soulagement, sans avoir souffert ce que j’ai dû souffrir, pour avoir eté si malheureux que de lui déplaire. Après tant d’années de disgrâces et de maladies, je crois pouvoir exposer la manière dont j’ai failli, ou, si je l’ose dire, me justifier de l’apparence d’une faute.

Comme le blâme de ceux qui nous sont opposés, fait la louange la plus délicate qu’on nous donne, j’avois cru travailler ingenieusement à la gloire du génie qui règne, en établissant la honte de celui qui a gouverné auparavant. Ce n’est pas que Monsieur le Cardinal n’ait eu des talents recommandables ; mais ces qualités, qui auroient eu de l’approbation parmi les hommes, considérées purement en elles-mêmes, sont devenues méprisables, par l’opposition de celles du Roi. D’où il arrive que des actions assez belles sont obscurcies par de plus éclatantes ; que le moindre mérite auprès du plus grand, passe pour défaut ; d’où il arrive que la gloire du Prince ruine la réputation du Ministre ; et trouver mauvais qu’on méprise ce qu’a fait son Éminence, est en quelque sorte avoir du chagrin qu’on admire ce que fait Sa Majesté.

Que si l’on voyoit en usage les mêmes maximes qui etoient suivies, il paroîtroit qu’on veut exiger des approbations en leur faveur ; et nous donnerions les nôtres aussitôt, par une respectueuse obéissance. Mais, puisqu’on s’en éloigne à dessein, jusqu’à prendre les voies les plus opposées, il y a quelque délicatesse à n’approuver pas ce qu’on évite, et quelque prudence à rejeter ce qu’un Roi si sage ne veut pas faire.

Ne m’alléguez point que c’est un crime d’attaquer la réputation d’un mort : autrement, celui qui la ruine, seroit le premier et plus grand criminel lui-même. Quand il humilie l’orgueil des Espagnols et la fierté des Allemands ; quand il abaisse Rome et s’assujettit à l’Église ; quand il maintient l’Empire contre la puissance du Turc, au même temps que le Roi d’Espagne abandonne l’Empereur, et laisse les États de sa Maison exposés à l’invasion des Infidèles ; quand il fait la guerre avec tant de conduite et de valeur, et la paix avec tant de hauteur et de sagesse ; que fait-il, sinon condamner par ses actions, ce que j’ai blâmé par le discours, et en donner à toute la terre une plus forte et plus expresse censure ?

N’en doutez point, Monsieur, c’est du Roi que Monsieur le Cardinal a reçu l’injure que l’on m’attribue. Les belles et admirables qualités de Sa Majesté, ses actions, son gouvernement, ses conseils, m’ont donné les petites idées que j’ai de son Eminence : et dans la condition où je suis, j’ai à demander pardon d’une chose dont il m’est impossible de me repentir. Mais, quel sujet de plainte à Monsieur le Cardinal, qui ne lui soit commun avec tous nos Rois ? Leurs règnes n’ont-ils pas le même sort que son ministère ? Leurs faits ne sont-ils pas anéantis comme les siens, leur réputation effacée comme la sienne ?

Autrefois, nous pensions assez faire de nous soutenir contre une nation ennemie : toute l’Europe, si on le peut dire, toute l’Europe aujourd’hui confédérée, ne se trouve pas capable de nous résister. Autrefois, nous tenions les paix glorieuses, qui nous apportoient la restitution de quelque place : aujourd’hui, les Espagnols cherchent leur salut dans la cession de leurs provinces ; et, si la justice ne régloit toujours nos prétentions, il s’agiroit moins de ce qu’ils nous cèdent, que de ce qui leur reste. Autrefois, nos alliés murmuroient d’avoir été mal soutenus dans la guerre, ou abandonnés dans la paix : de notre temps, ceux qu’on a vus tomber par leur faute, ont été relevés par notre secours ; et l’influence de notre pouvoir a formé toute la grandeur des autres. S’attacher à nous, c’est une élévation certaine ; s’en séparer, une chute comme assurée.

Tant que le Roi agira comme il agit, il m’autorise à parler comme je parle : si on veut que je me démente, qu’il se relâche, qu’il abandonne ses alliés, qu’il laisse rétablir ses ennemis ; alors je deviendrai favorable à Monsieur le Cardinal, et ferai valoir les mêmes choses que j’ai décriées. Mais, aujourd’hui que les peuples attachés à notre amitié regardent avec joie le gouvernement que nous voyons, et que les nations opposées à nos intérêts regrettent avec douleur le ministère que nous avons vu, toutes mes réflexions me confirment en ce que j’ai dit ; et mon esprit, ferme dans ses premiers sentiments, ne se peut tourner à d’autres pensées.

Si une tendresse du Roi, conservée à la mémoire d’une personne qui lui fut chère ; si la constance de son affection pour un mort, lui ont fait trouver mauvais ce qui m’a paru si fort à son avantage, je le supplie de considérer que mes intentions ont été trompées. Je n’ai pas cru blesser la délicatesse de son amitié, et je pensois avoir des sentiments exquis sur l’intérêt de sa gloire. En toutes choses, les méprises sont excusables ; mais l’erreur qui vient d’un principe si noble et si beau, ne laisse aucun droit à la justice. Ne pensez pas néanmoins que je veuille faire ici des lecons, au lieu de très-humbles prières ; et instruire Sa Majesté de ce qu’Elle doit, au lieu de me soumettre à ce qu’Elle veut. J’attends, avec une parfaite résignation, qu’il lui plaise ordonner de ma destinée ; et je me prépare à la reconnoissance de la grâce, ou à la patience du châtiment.

Si Elle a la bonté de finir mes maux, Elle joindra la dépendance d’une créature à l’obéissance d’un sujet, et adoucira la contrainte qui lie, par l’affection qui attache. Mais je consulte peu mes sentimens, quand je parle de la sorte. L’obligation dans laquelle je suis né, me tient lieu de tous les attachements du monde : le devoir a les mêmes charmes pour moi, que les grâces pourroient avoir pour les autres. Presqu’en tous les hommes, la sujétion n’a qu’une docilité apparente : tandis qu’elle affecte un air soumis, elle excite un murmure intérieur ; et sous des dehors humiliés, on tâche à défendre un reste de liberté, par des résistances secrètes. Ce n’est pas en moi la même chose. La nature ne garde rien pour elle en secret, quand il faut obéir : les ordres du roi ne trouvent aucun sentiment dans mon âme, qui ne les prévienne par inclination, ou ne s’y soumette sans contrainte, par devoir. Quelque rigueur que j’éprouve, je cherche la consolation de mes maux dans le bonheur de celui qui les fait naître. J’adoucis la dureté de ma condition par la félicité de la sienne ; et rien ne sauroit me rendre malheureux, puisqu’il ne sauroit arriver aucun changement dans la prospérité de ses affaires[2].

  1. Premier écuyer de la grande écurie du roi.
  2. Ni cette lettre, ni les sollicitations de Monsieur le marquis de Lionne, n’eurent aucun effet sur l’esprit du roi, comme on l’a vu dans l’Introduction.