Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« Ayez la bonté de m’excuser… »)


LV. Lettre à la duchesse Mazarin, 1692.


LETTRE À MADAME LA DUCHESSE MAZARIN.
(1692.)

Ayez la bonté de m’excuser, Madame, si je ne donne pas tout à fait dans la généreuse franchise de vos sentiments, opposée à la circonspection naturelle des gens de mon pays, qui sont ennemis des vérités nettes et hardiment déclarées. Voici mes raisons contre une pleine ouverture de vos intentions.

Je suis persuadé que toutes vos connoissances (car les amis ne se sont pas encore manifestés), que toutes vos connoissances, dis-je, ne demandent pas mieux que d’avoir un prétexte de crier contre votre humeur et votre conduite, quelqu’agréable que soit l’une, quelque honnête que soit l’autre. Ne leur fournissez jamais aucun moyen de s’élever contre vous : tenez-les attachés, malgré eux, du moins à la bienséance de l’amitié, qu’ils doivent avoir pour vous, avec plus de chaleur qu’ils n’en ont. Demandez toujours de l’argent. S’il n’en vient point, c’est vous qui aurez sujet de vous plaindre ; s’il en vient, je vous réponds de dix ou douze exclusions de voyage, meilleures l’une que l’autre. Enfin, ne donnez à personne ni sujet, ni prétexte de vous quitter, et croyez qu’une déclaration trop libre de vos intentions vous nuiroit beaucoup là, et ne vous serviroit pas ici. Je vous ai ouï dire, Madame, que Mme la Comtesse1 ne se laissoit jamais entamer. Ne vous laissez jamais découvrir. Si vous voulez procéder avec moins de précaution, le Normand quitte la sienne, prêt à entrer dans vos sentiments.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. La comtesse de Soissons, sœur de la duchesse.