Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin. Jugement sur quelques auteurs françois


LIV. À Mme la duchesse Mazarin. Jugement sur quelques auteurs françois, 1692.


JUGEMENT SUR QUELQUES AUTEURS FRANÇOIS. —
À MADAME LA DUCHESSE MAZARIN.
(1692.)

Voici, Madame, le Jugement que vous m’avez demandé sur quelques-uns de nos auteurs.

Malherbe a toujours passé pour le plus excellent de nos poëtes ; mais plus par le tour et par l’expression, que par l’invention et par les pensées.

On ne sauroit disputer à Voiture le premier rang, en toute matière ingénieuse et galante : c’est assez à Sarazin d’avoir le second, pour être égal au plus estimé des anciens en ce genre-là.

Benserade a un caractère si particulier, une manière de dire les choses si agréable, qu’il fait souffrir les pointes et les allusions aux plus délicats.

Dans la tragédie, Corneille ne souffre point d’égal : Racine, de supérieur ; la diversité des caractères permettant la concurrence, si elle ne peut établir l’égalité. Corneille se fait admirer par l’expression d’une grandeur d’âme héroïque, par la force des passions, par la sublimité du discours : Racine trouve son mérite en des sentiments plus naturels, en des pensées plus nettes, dans une diction plus pure et plus facile. Le premier, enlève l’âme ; l’autre, gagne l’esprit : celui-ci, ne donne rien à censurer au lecteur, celui-là ne laisse pas le spectateur en état d’examiner. Dans la conduite de l’ouvrage, Racine, plus circonspect, ou se défiant de lui-même, s’attache aux Grecs, qu’il possède parfaitement : Corneille, profitant des lumières que le temps apporte, trouve des beautés qu’Aristote ne connoissoit pas.

Molière a pris les anciens pour modèle : inimitable à ceux qu’il a imites, s’ils vivoient encore.

Il n’y a point d’auteur qui fasse plus d’honneur à notre siècle que Despréaux. En faire un éloge plus étendu, ce seroit entreprendre sur ses ouvrages, qui le font eux-mêmes.

La Fontaine embellit les Fables des anciens ; les anciens auroient gâté les Contes de la Fontaine.

Perrault a mieux trouvé les défauts des anciens, qu’il n’a prouvé l’avantage des modernes. À tout prendre, son livre1 me semble très-bon, curieux, utile, capable de nous guérir de beaucoup d’erreurs. J’aurais souhaité que le chevalier eût fait moins de contes, que le président eût un peu plus étendu ses raisons, l’abbé resserré les siennes2.

Vous voulez, Madame, que je parle de moi, et je vous parlerai de vous. Si quelqu’un de ces messieurs avoit été en ma place, pour vous voir tous les jours, et recevoir les lumières que vous inspirez, il auroit passé les anciens et les modernes. J’en ai profité si peu que je ne mérite aucun rang parmi ces illustres.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Le Parallèle des anciens et des modernes, publié d’abord en 1686, 1 vol. in-12, puis étendu, plus tard, en 4 vol., Paris, 1688-96.

2. Le livre de Perrault est en forme de dialogue. Le chevalier, le président et l’abbé en sont les interlocuteurs.

Un critique spirituel, enlevé aux lettres par une mort prématurée, M. Rigaud, nous a laissé une histoire savante, judicieuse, et pleine d’intérêt, de cette fameuse querelle, du mérite comparé des anciens et des modernes, qui a tant animé les esprits, vers la fin du dix-septième siècle. Voy. le 1er vol des Œuvres de M. Rigaud.