Lettre de Saint-Évremond à l’abbé de Chaulieu (Œuvres de Saint-Évremont)


LXII. Réponse de Saint-Évremond à l’abbé de Chaulieu, 1694.


RÉPONSE DE SAINT-ÉVREMOND À L’ABBÉ DE CHAULIEU.

Je n’ai point, comme censeur,
Examiné votre ouvrage ;
Mais, comme bon connoisseur.
Je lui donne l’avantage
Sur les plus galants écrits
Qui nous viennent de Paris :
Disons qu’on ait vus en France.
Et Voiture et Sarasin
Vous cèdent, dans l’excellence
Du goût délicat et fin.
Nous ajouterons qu’Hortense,
Notre Sapho Mazarin,
Vous donne la préférence
Sur tout Grec et tout Latin.

Mme Mazarin ne fait que dire ce que j’ai pensé ; car vous mettre au-dessus de Voiture et de Sarasin, dans les choses galantes et ingénieuses, c’est vous mettre au-dessus de tous les Anciens. Il n’y a point de comparaison qui ne vous désoblige : il n’y en a point d’avantageuse que je puisse raisonnablement prétendre. Celle d’Ovide ne me convient point. Ovide étoit le plus spirituel homme de son temps et le plus malheureux : je ne lui ressemble par mon esprit, ni par mon malheur. Il fut relégué chez des barbares, où il faisoit de beaux vers ; mais si tristes et si douloureux, qu’ils ne donnent pas moins de mépris pour sa faiblesse, que de compassion pour son infortune. Dans le pays où je suis, je vois Mme Mazarin tous les jours ; je vis parmi des gens sociables qui ont beaucoup de mérite et beaucoup d’esprit. Je fais d’assez méchants vers, mais si enjoués qu’ils font envier mon humeur, quand ils font mépriser ma poésie. J’ai trop peu d’argent, mais j’aime à vivre dans un pays où il y en a : d’ailleurs il manque avec la vie, et la considération d’un plus grand mal, est une espèce de remède contre un moindre. Voilà bien des avantages que j’ai sur Ovide. Il est vrai qu’il fut plus heureux à Rome avec Julie, que je ne l’ai été à Londres avec Hortense : mais les faveurs de Julie furent cause de sa misère ; et les rigueurs d’Hortense n’incommodent pas un homme aussi âgé que je le suis.

Je ne demande autre grâce pour moi,
Que la rigueur qu’on aura pour les autres,

et j’ai sujet d’être content. C’est à Mme Mazarin à finir ma lettre, quand je vous aurai dit qu’il ne manque rien ici que Mme de Bouillon et vous, Monsieur, que je voudrois bien voir, avec du vin de Champagne, avant que de mourir.

Apostille de madame Mazarin.

« Je ne fais point de vers ; mais je m’y connois assez pour pouvoir dire sûrement, Monsieur, que les vôtres sont les plus agréables qu’on puisse voir. Au reste, on me compare à Sapho, mal à propos : je ne suis point née à Lesbos, je ne veux point mourir en Sicile. »